Colloque du Samedi 24 Mai 1997 au " Moulin à Paroles " Avignon

(textes mis sur site le 26/11/2000)

 


" La chair est écriture, et l'écriture n'est jamais lue :
elle est toujours encore à lire, à étudier, à chercher, à inventer
"

Hélène Cixous (La venue à l'écriture)


"Argument"

" Introduction " par Simone Molina

Joëlle Fatticcioni : " L'écriture de sable des indiens Navajos "
" Par ces traces de sable posé, apprises et répétées maintes fois au cours d'innombrables générations, c'est toute l'essence de la nation du Dineh qui se transmet à travers les âges.
Ecritures éphémères et pourtant toujours vivantes.
Ecriture, promesse d'une inscription, ou bien, -et aussi- écriture, promesse d'une transmission ? C'est peut-être parce qu'il y a promesse de transmission que la trace de sable suffit; Témoignage d'un solide ancrage identitaire."

Régine Tetrel "Loeuvre comme objet totémique"et les animateurs de l'atelier " Papiers de Soi ":
" D'un côté, il y a l'oeuvre, telle qu'elle est donnée à lire à l'autre, le texte est clos, nu, sans protection. De l'autre il y a l'avant-texte, avec ses ratures, ses erreurs, ses hésitations, ses rajouts. C' est le brouillon..
Doit-on respecter ce qui, dans l'oeuvre, doit rester caché, puisque de l'ordre de l'intime, et non donné à voir par son auteur ? L'herméneutique doit-elle affronter la génétique littéraire? Ces réflexions d'un ordre général s'appliquent-elles aux textes écrits dans notre atelier d'écriture " Papier de Soi ", par des écrivants en expression de souffrance? "

Francine Barois : " Brouillon "

Martine Delille: " Les yeux sur le brouillon "

Marie-Françoise Metras dira comment elle a écrit un texte intitulé
" Après la nuit, je reverrai le jour ", avec l'aide de Serge Roux, animateur de l'atelier d'écriture " Voyage en Lecture ".
Ecrit à partir de ses " carnets de thérapie ", thérapie commencée pour échapper à l'alcoolisme, ce texte témoigne " de son désir d'aider les personnes alcooliques et de celui du plaisir d'écrire : Apprendre, partager, créer, sont les trois mots qui rendent compte du travail d'écriture avec Serge Roux ".

Vincent Mazeran et Silvana O lindoWeber:
" Le corps lésé, comme écriture d'une parole imprésentable "
" D'un corps à corps initial avec la mort psychique, la langue originaire garde des traces incorporées. Dès lors, chaque deuil, chaque peur, court le risque de s'y frayer un rappel mortifère, à moins que la stratégie du moindre mal ne vienne établir la maladie, l'acte répétitif, la fuite en avant, comme mesure de sauvegarde paradoxale"

André Bolsinger:
" Le Witz comme modèle d'écriture narrative "
" Le mot d'esprit (Witz) se présente comme une petite histoire, un récit miniaturisé et exemplaire, peut-être un prototype pour toute forme d'écriture narrative : Récit de cure ou récit autobiographique. "

Simone Molina :
" L'écriture, promesse d'une inscription "


 

ARGUMENT DU COLLOQUE

L'ECRITURE, PROMESSE D'UNE INSCRIPTION ?

L'origine étymologique du mot " Ecriture " (XIème s) renvoie à la matérialité originelle de la plupart des écritures : gravées sur pierre ou incisées. Le mot se rapporte au geste lui-même qui consiste à tracer des caractères. Vers 1250, il signifie " Inscrire d'une manière durable ".
Quant au mot " Inscrire ", il n'apparaît qu'au XIIIème siècle avec un sens précis de " noter des noms sur un registre ",plus particulièrement en terme juridique. En géométrie il signifie, au XVIIème siècle: " Tracer une figure à l'intérieur d'une autre figure ".
On voit là combien l'inscription renvoie au premier chef à la nomination, et à la transmission .
D'où notre question : Quel est le statut de l'écriture au regard de l'inscription d'un sujet dans le langage ?

Les théories courantes sur l'écriture partent d'un double postulat :
1 )Le langage est un système d'expression comme un autre
(gestes ou usage des tambours, par ex)
2)L'écriture n'est pas, en principe, liée au langage.
Contestant ces théories qui ne font de l'écriture " qu'une représentation visuelle et durable du langage ", le psychanalyste Moustapha Safouan, écrit dans son ouvrage " l'inconscient et son scribe " : " L'écriture n'est jamais qu'écriture d'une parole ".

Il apparaît donc que, pour la psychanalyse, les paroles sont à lire, tout autant que les écrits sont à entendre. Entre visible et audible, entre la voix qui fait entendre l'écrit, et l'écriture qui est nécessaire à un repérage des homophonies dans le texte lu, la lettre permet une transmission qui conserve sa part d'énigme. Au delà des sens multiples d'un texte, il s'agit aussi d'interroger la logique qui préside à la production de ce texte.
Car le langage est sens et non-sens tout à la fois. C'est ce à quoi s'est attelé Freud lorsqu'il entreprend l'étude du rêve dont il dit, dans son ouvrage " L'interprétation des rêves " que le rêve est à considérer comme un rébus. Le rêve est cette écriture qui vient d'ailleurs, de cette " Autre scène "

De même qu'il existe un " ombilic du rêve ", ou qu'une psychanalyse ne se réduit pas au " roman familial ", un texte littéraire ne se réduit pas à l'univers de la signification.
Il est un lieu, autre que celui où se déroule la vie du " scribe ", faite des relations qu'il entretient avec ses semblables. II est un lieu, pour l'auteur, ,et pour le lecteur. Il a partie liée avec le temps et avec la perte.

Simone Molina



INTRODUCTION


CHAPITRE 1 : " DE LA TRACE A LA LETTRE "


" Chapitre premier " avons-nous écrit, tant il nous est apparu , lors de la préparation de ces journées, que la métaphore de la création littéraire liée à " l'objet livre " lui-même, pouvait être porteuse d'énigme , et que le premier pas, désigné " Chapitre premier ",
ne pouvait être que promesse à inscrire un autre chapitre .
Aujourd'hui donc, Chapitre un : De la trace à la lettre .

Lors du colloque de Juin 1996 intitulé " Pluralité des langages et singularité de
la parole " , Le Point de Capiton avait mis en travail cette question de " l'écriture " par l'évocation de la pratique des ateliers d'écriture . Nous poursuivrons cette recherche aujourd'hui, puisque deux interventions seront consacrées à diverses expériences d'ateliers d'écriture . La troisième intervention prévue pour la fin d'après-midi ne pourra avoir lieu, Madeleine Laik nous ayant averti de son impossibilité de se rendre à Avignon pour
des raisons familiales.

Puis nous aborderons le champ de la psychanalyse, cet après-midi .
Avec Vincent Mazeran et Silvana O.Weber, Psychanalystes à Montpellier , nous reprendrons le thème freudien de " la trace " à partir d'une réflexion sur les
" sujets somatisants ", laquelle s'appuie sur la théorisation du " Sujet-Limite " . Quel est le statut de la trace dans ces pathologies ?
" La chair est l'écriture, et l'écriture n'est jamais lue : elle est toujours encore à lire,
à étudier, à chercher, à inventer " écrit Hélène Cixous dans " La venue à l'écriture ".
Freud , dans un texte de 1925 intitulé " Note sur le bloc-note magique ", rapporte
la mémoire inconsciente à l'inscription de traces durables que leur effacement de surface
ne fait pas pour autant disparaître .

Mais qu'en est-il de cette théorisation du " Sujet-Limite ", (dont je voudrai dire ici qu'elle fait l'objet d'un séminaire que j'anime à Montfavet dans le Service du Dr Pandelon)

Quant à l'écriture littéraire , elle sera abordée par André Bolzinger, Psychanalyste à Grenoble, sous ses aspects de " trouvailles " à propos du " mot d'esprit " qui fait jouer cette opposition du sens et du non-sens , opposition inhérente au langage ?

René Pandelon, dans un récent séminaire à l'Hôpital de Montfavet, évoquait les liens entre le mot d'esprit et l'humour . " De la mort, je crois, on ne peut s'en sortir qu'en poussant un éclat de rire ", écrit Hélène Cixous . Ecrire permettrait-il de s'assurer d'un dégagement de la pulsion de mort, ou bien plutôt de s'inscrire du côté du vivant alors que la pulsion de mort est à l'oeuvre ?

En l'absence de M. Laik , j'interviendrai également cette après-midi pour aborder cette question : " Le langage ne serait pas le langage s'il n'impliquait pas la possibilité de l'écriture ".
Au delà des sens multiples d'un texte , il s'agit aussi d'interroger la logique qui préside à la production de ce texte. Car le langage est sens et non-sens tout à la fois . C'est ce à quoi s'est attelé Freud lorsqu'il entreprend l'étude du rêve dont il dit, dans son ouvrage " L'interprétation des rêves " que le rêve est à considérer comme un rébus .Le rêve est cette écriture qui vient d'ailleurs, de cette " Autre scène ".

Mais avant de passer la parole à J. Fatticcionni je voudrai dire quelque mots sur la transmission :

" Plutôt que de transmettre ce qu'on invente, il s'agit de transmettre le pouvoir d'inventer ", écrit le psychanalyste Jean David Nasio dans " L'inconscient à venir ". Transmettre le pouvoir d'inventer, est-ce que cela passe aussi par le fait de se risquer à une parole publique, par le fait de s'exposer ? Est-ce que cela implique, pour les personnes qui sont en charge du Point de Capiton de " permettre les conditions d'une parole singulière dans le collectif " ?

Qu'est-ce qu'écrire pour un psychanalyste ? Qu'est-ce qu'il s'agit d'inscrire par et dans le lien social lorsque l'on porte témoignage d'une pratique clinique, d'une réflexion théorique, d'un embarras à transmettre ?

Il m'est donc apparu dans un après-coup, alors que je rédigeais ce travail de présentation pour cette journée, que ce sous-titre " L'écriture, promesse d'une inscription " porte également témoignage de la dynamique même de cette association de " recherches en psychanalyse et dans les disciplines affines ", appelée Point de Capiton, qui vous accueille aujourd'hui.

En effet, depuis la création du Point de Capiton en 1989, ses membres s'attachent à maintenir vivace cet espace comme lieu d'expression d'un désir de savoir.
Pour ce faire: permettre la rencontre de personnes qui, psychanalystes ou non, chacune avec son trajet personnel, apporte une parole subjective. Parler en son nom et s'y risquer, c' est ce qui est proposé aujourd'hui à chaque intervenant et chaque discutant, mais aussi, lors des débats, à ceux et celles qui voudront bien prendre la parole.
Par ailleurs, il nous importe de prendre acte, par ses effets dans le lien social, de ce qui se découvre dans une psychanalyse, à savoir l'émergence d'une parole qui, en faisant coupure avec des répétitions mortifères permet, pour le sujet qui s'y risque, l'invention , qui est toujours invention d'un style.
La levée de certaines inhibitions qui invalidaient le sujet dans son rapport aux autres, témoigne parfois de ce passage effectué dans la cure. Passage du symptôme à la reconnaissance de son désir par le sujet.
Qu'un intervenant prenne la parole en public sur une question qui le préoccupe et lui tient à coeur implique qu'il s'est confronté lui-même à son désir de savoir quelque chose sur cette question qui le taraude.
Mais cela signifie aussi qu'il en attend des échos comme relance à son questionnement . D'où, lors de nos rencontres publiques, 1'importance des débats et de leur densité, non seulement pour les personnes venues écouter , mais aussi pour ceux et celles qui mettent leur discours au risque de notre écoute.


* * * * *


Un des paradoxes de l'écriture est d'avoir été depuis toujours, et dès l'origine , l'apanage du pouvoir , laïque ou religieux, avec le scribe comme instrument . Qu' en est-il des sociétés dites " sans écritures ", sociétés de tradition orale , et quelles sont les conséquences de la mise en contact de ces deux formes de société :celle de l'écrit et celle du verbe ? Joëlle Fatticcioni, Psychologue, nous permettra sans doute de travailler cette question. Elle va tout de suite nous parler de " l'écriture avec le sable " des Indiens Navajos.

S.Molina


LES PEINTURES DE SABLE DES INDIENS NAVAHOS

JOËLLE FATTICCIONI


Quelques repères historiques
Selon les archéologues, des êtres humains vivraient sur le continent américain depuis environ 40 à 50 000 ans.
Selon les uns, ces hommes seraient originaires du continent américain, selon d'autres, ils descendraient de peuples sibériens et mongoloïdes. Selon cette seconde hypothèse, ces peuples auraient migré de la Sibérie via le détroit de Béring, alors asséché par plusieurs glaciations successives, jusqu'en Alaska, puis se seraient répartis sur tout le territoire Américain.
Bien sûr cette migration se serait déroulée sur plusieurs millénaires et les groupes bien que de souches communes et ayant conservés des caractéristiques biologiques et culturelles similaires (mode de vie collective : propriété collective de la terre et des ressources) se seraient peu à peu distingués les uns des autres.
Les Athapascans repérés sur la côte arctique de l'Amérique du Nord se seraient dispersés à la fois vers le Nord Est Canadien, vers la baie d'Hudson et le long de la côte Ouest des Etats-Unis.
Ils se seraient installés pour certains, le long du Rio Colorado, à l'embouchure du Rio Grande, du côté du nouveau Mexique actuel.
Les Apaches, les Navahos, les Lipans seraient issus de ce peuple Athapascan et s'en seraient séparés autour de 900 à 1300 de notre calendrier (Cf. Linguiste Harry Hoïjer = Glottochronologie).
Ceux qui seront nommés " Navaho " se seraient donc installés vers 1500 tout près des Pueblos Hopis et Zunis.
Les Hopis seraient des descendants des Anazasis, on les appelle aussi Fabricants de Paniers car ils excellaient en l'art de la vannerie. Ils seraient dans la région des " four corners " depuis plus de 2000 ans et auraient pratiqué la culture de la courge, du maïs, des haricots, auraient vécus dans des pit-house (maisons à demi-enterrées)
(Céram p.157).
Autour de 500 après J.C. la poterie serait apparue, de plus en plus finement décorée.
Dans les années 700, les premiers pueblos auraient été construits, et n'auraient cessé de se développer jusqu'à une période de très grande sécheresse (1276 -1299 dendrochronologie) qui aurait contraint Hopis et Zunis à partir en nombre.
Quelques pueblos cependant survécurent, ce sont eux, qui accueillirent ceux qui deviendront " Navaho " et très peu de temps après, 1540, les premiers Espagnols en quête de richesses et de nouvelles populations à évangéliser.
Les Navahos, ou le dinèh, le peuple, a appris de ses voisins Hopis plusieurs savoir-faire : poterie, vannerie, tissage, culture agraire et surtout, a fait sien et reformulé à sa manière les mythes Hopis.
De 1540 à 1692, la présence Espagnole est relativement timide et ce malgré la fondation de Santa Fé (1609) qui venait répondre à celles de Jamstown (1607) et de Québec (1608).
Les populations Indiennes et Espagnoles ont donc vécues bon an mal an côte à côte, ce siècle et demi ponctué de " guerres ", d'esclavagisme, de massacres d'indiens et de quelques prêtres, mais d'échanges aussi. Ainsi, les Navahos devinrent pasteurs (moutons, chevaux).
Quelques pueblos sont plus ou moins christianisés et soutiennent les espagnols en guerre contres les Navahos, d'autres groupes, comme celui de Jemez leur envoient leurs filles pour les protéger des Espagnols, et quand en 1692 un certain Pedro de Vargas vient porter un coup définitif dans la conquête de la région, ce sont les Navahos qui recueillent leurs voisins Hopis échappés de la tuerie de Vargas.
La paix avec les Espagnols est précaire, avec les Utes et les Comanches aussi.
Quelques clans Navahos s'éloignent vers le canon de Chelly pour se mettre à l'abri.
Là, ils découvrent des restes de constructions, probablement celle des Anazasis abandonnées 4 siècles plus tôt, ainsi que les parcelles de terres jadis cultivées.
Le dinèh s'y installe, s'y constitue, se construit, s'organise, prospère.
Les Espagnols sont finalement peu envahissants.
Un peu plus tard, un peu plus vers l'est, cependant, la frontière que constituait le Mississippi entre Terres Indiennes et Etats Unis (13 - constitution 1787) est violée par les prospecteurs d'or. Nous sommes en 1849, ils sont nombreux, suivis par l'armée, soutenus par le Gouvernement des Etats Unis.
(en 1848, par le traité de Guadalupe Hidalgo, le Nouveau Mexique est un état des Etats Unis).
C'est le début des guerres Indiennes de l'Ouest. Les Navahos se battent, négocient, sont vaincus et déportés en 1863 à Bosque Redondo à 500 kms de chez eux, c'est la longue marche - beaucoup vont mourir, de froid, de faim, de maltraitement.
Blessé, meurtri, diminué, le dinéh est finalement autorisé en 1868, à se réinstaller sur le territoire des Four Corners, les "4 coins" terre sacrée du Dinéh, terre qui constitue maintenant encore son territoire.
Le bureau des affaires Indiennes impose une organisation et un cadre politique étranger aux Navahos, contraint la scolarisation des enfants en internat dés 1884. Les enfants sont littéralement kidnappés et enfermés dans les internats où ils changent de nom, et n'ont plus le droit de pratiquer leur langue. Ils reçoivent en outre un enseignement religieux chrétien (mormon, presbytérien, catholique).
Même si la nation du Dinéh a su se faire entendre et ainsi pu modifier ces contraintes; il n'en reste pas moins que plusieurs générations d'enfants n'ont pas grandi au milieu de leur famille.
20 % des enfants Navahos parlent actuellement le Navaho.

Le Mythe
Un thème, quand on parle de jazz, c'est un air de musique que l'on aime fredonner.
Le thème en jazz est harmonisé aux accords.
L'improvisation se joue sur les gammes des accords en harmonie.
Ce que l'on appelle la grille, ou le standard, c'est cette suite d'accords qui reste identique chaque fois que le thème est joué.
Et bien, pour le mythe, il me semble que c'est un peu la même chose, il y a un thème, et des règles strictes qui permettent à chacun de le raconter à sa manière en étant toujours dans l'harmonie de ce récit.
Il y eut, le 1° monde celui des insectes fornicateurs. Ils étaient, libellules, fourmis, hannetons, scarabées, escargot, criquets migrateurs.
Ils vivaient sur l'Ile, au centre du 1° monde, baignant dans une teinte rouge. Le jour blanc se levait à l'Est, il devenait bleu au Sud et virait au jaune le soir à l'Ouest. Il y avait quatre créatures divines chacune installée en son point cardinal : monstre de l'eau - héron blanc - grenouille - tonnerre de la montagne blanche.
Tout allait bien jusqu'au moment où les divinités s'aperçurent du comportement délictueux du peuple des insectes : ils forniquaient sans vergogne vivaient dans la luxure et refusaient de les écouter. Ils furent donc chassés. Les insectes s'envolèrent et cherchèrent désespérément une issue dans le ciel. Enfin au 4ème jour, un trou à l'Est leur permit d'atteindre le 2° monde, le monde bleu.
Celui des hirondelles trompées.
Le peuple des hirondelles accueillit celui des insectes avec beaucoup de bonté dans ses maisons qui n'avaient d'entrée que par le toit. Leur amitié dura 23 jours. En effet, le 24 ème jour, le chef hirondelle s'aperçut qu'un insecte avait séduit sa compagne.
Furieux, il somma le peuple des insectes de partir. C'est le vent qui lui indiqua le chemin à prendre : aller vers le Sud, trouver une fente dans le ciel.
Ils accédèrent ainsi au 3ème monde. Il était jaune. C'était celui des sauterelles bafouées.
L'histoire se répète, le peuple des insectes se tient encore bien mal. Il est chassé. Le vent rouge, cette fois le sauve en lui indiquant le passage dans le ciel qui l'amène dans le 4° monde, noir ourlé de blanc ; c'est le monde du peuple sacré.
Ce monde était noir, sans soleil ni lune ni étoile. 4 points blanc très lointains étaient les 4 pics enneigés que les Criquets envoyés en reconnaissance n'avaient pu atteindre. Par contre, ils rencontrèrent en chemin, des hommes, les Kisanis, en train de travailler aux champs. Le peuple des insectes fut émerveillé de voir ces champs de maïs, de courges, de haricots si bien cultivés tout prés des villages. Les hommes Kisanis, invitèrent le peuple des insectes à partager leur vie. Après 2 saisons paisibles, le tonnerre gronda à l'Est et 4 personnages divins, blanc, bleu, jaune et noir vinrent proposer au peuple des insectes de devenir des êtres à leur image, avec des jambes, des pieds, des bras, des mains. Les 4 personnages divins, repartirent en promettant de revenir bientôt. Les insectes étaient fort sales.
Il fallait qu'ils se lavent avant leur retour - 12 jours plus tard, Corps noir et Corps bleu revinrent, et étendirent une 1ère peau de daim sur le sol.
Corps blanc y déposa 2 épis de maïs l'un blanc, l'autre jaune, leurs pointes tournées vers l'Est, ils y glissèrent dessous 2 plumes d'aigles de couleurs correspondantes. Une 2ème peau de daim fut disposée sur l'ensemble.
Le peuple mirage, êtres surnaturels, venus pendant ces préparatifs, se mit à déambuler autour des peaux, alors que Vent blanc de l'Est et Vent jaune de l'Ouest soufflaient entre les 2 peaux. A la fin de la 4 ème déambulation, alors que les plumes d'aigle frémissaient, la 2ème peau fut retirée. Apparurent au lieu de l'épi blanc, 1° Homme, de l'épi jaune, 1° Femme. Il leur fut ordonné de vivre comme mari et femme. Ils eurent 2 jumeaux hermaphrodites, puis un garçon et une fille, tous devinrent adultes très rapidement. A leur tour ils eurent des jumeaux.
Les êtres surnaturels conduisirent 1° Homme, 1° Femme et leurs enfants dans leurs demeures sacrées à l'Est ; ils y restèrent 4 jours. A leur retour, leurs enfants devenus adultes, épousèrent les hommes et les femmes du peuple Mirage, les enfants de cette nouvelle union devenus aussitôt adultes épousèrent les hommes et les femmes du peuple Kisanis et du peuple des Insectes (devenus humains).
Le peuple sacré venait de naître. Il vécut bien sous l'autorité de 2 chefs : 1° homme et le chef des Kisanis. Cependant, une querelle entre 1° Homme et 1° Femme sépara les hommes des femmes durant 4 ans. Certaines eurent des relations sexuelles avec d'autres créatures, puis tout rentra dans l'ordre, la vie reprenait son cours.
Mais un jour accoururent de l'Est, le daim, l'antilope, le dindon, l'aigle, l'écureuil, le colibri, la chauve-souris, .. pendant 3 jours les animaux arrivèrent et envahirent littéralement le peuple sacré. Ce sont les criquets qui donnèrent l'alarme : un flot puissant arrivait et menaçait de les engloutir. Panique. Un vieillard et un beau jeune homme sortirent de la foule et allèrent sur le sommet de la colline. Le vieillard y répandit la terre des montagnes sacrées dans laquelle son fils planta 32 roseaux qui poussèrent aussitôt et formèrent une seule tige, percée d'une entrée à sa base à l'Est.
Etres sacrés, hommes, femmes, enfants, animaux, tous s'y précipitèrent. La tige se mit à grandir, pour atteindre la voûte céleste. Mais il fallait percer ce ciel. Faucon noir, loup, coyote, lynx, s'y essayèrent en vain. Criquet y parvint. Il déboucha sur une île déjà occupée. Les occupants lui proposèrent une épreuve qui lui permettrait s'il la réussissait d'occuper l'île avec ses compagnons. L'épreuve : se transpercer le coeur avec une flèche de vent noir. Le criquet s'y soumit, il survécut. Le peuple sacré était sauvé, blaireau agrandit le passage, (il lui en reste les pattes noires) et tout le monde put enfin accéder au 5ème monde.
Le monde de la surface, le nôtre.
Sur l'île, le peuple sacré issu des insectes, dressa des abris de branchages. Celui des Kisanis, fatigué de ces insectes/humains mal dégrossis, partit vers l'Est.
Corps noir et Corps bleu avaient apporté de la terre et des roches avec lesquelles ils édifièrent les quatre montages sacrées :
- à l'Est, le Mont Blanca
- au Sud, le Mont Taylor
- à l'Ouest, les Pics San Francisco
- au Nord, le Mont Espérus
sur chacun ils installèrent des êtres sacrés.
Le garçon et la fille de cristal à l'Est
Le garçon à la Turquoise et la fille au grain de maïs au Sud
Le garçon maïs blanc, la fille maïs jaune à l'Ouest
Le garçon pollen et la fille sauterelle au Nord.

Puis 1° Homme et 1° Femme fabriquèrent le soleil : un disque de pierre blanche, des rayons de pluie rouge, des éclairs de serpent - et la lune : de cristal, coquilles blanches, feuilles striées d'eau limpide. Beau jeune homme est chargé de déplacer le soleil, vieil homme la lune et pour l'aider dans sa tâche, 1° Homme inventa les étoiles.
Mais voilà que les femmes fécondées dans le 4ème monde mirent au monde des monstres effrayants, menaçants. Le peuple sacré dût fuir, vers l'Est, il s'éparpilla.
Les êtres divins, Corps bleu, Corps noir créèrent comme ils l'avaient fait pour 1° Homme et 1° Femme, 2 femmes. L'une fut nommée Femme changeante, l'autre Femme coquille blanche.
Femme changeante, la terre, fut fécondée par le soleil, Femme coquille blanche par l'eau d'une cascade. Elles accouchèrent ensemble de 2 garçons que l'on appelle Héros jumeaux.
Ils vainquirent les êtres surnaturels qui les avaient éprouvés, retrouvèrent grâce à Femme araignée leur père Soleil, qui voulut bien les reconnaître comme fils.
Avec les merveilleuses armes offertes par leur père Soleil, les Héros jumeaux se mirent en demeure de détruire tous les monstres qui avaient tant effrayé le Peuple Sacré. Ce qu'ils firent. Puis se demandant s'il restait encore des ennemis des hommes, Vent leur dit qu'en effet, il restait la vieillesse, le froid, la faim, etc... Les Héros jumeaux décidèrent de les rencontrer pour pouvoir aviser mais chacun démontra la nécessité de son existence : la vieillesse, parce qu'il faut laisser la place aux jeunes, la faim, parce qu'il faut la connaître pour respecter la nourriture, le froid parce qu'il est bienfaiteur en regard de la chaleur qui dessèche tout, ils en restèrent donc là.
Femme changeante, la terre, construisit une maison pour Soleil à l'Ouest. Elle s'installa également à l'Ouest avec les Héros Jumeaux. Puis Dieu qui parle et Dieu des maisons (ailleurs appelés Corps noir et Corps bleu, blanc, jaune) créèrent comme ils l'avaient déjà fait un garçon et une fille, ils furent confiés à Femme coquillage blanc, puis un autre garçon et une autre fille furent créés.
Les premiers et les seconds engendrèrent le peuple de la surface terrestre. C'était le clan de la maison des sombres falaises (ou maison des tours).
Pendant 13 ans ce clan vécut dans l'espoir et l'interrogation d'une rencontre hypothétique avec d'autres clans ; le vent une nuit leur indiqua des feux dans le lointain, il rencontra un autre clan en 21, ans un 3ème puis un 4ème clan vinrent se joindre à la première communauté - 4 clans celui des sombres falaises, celui de l'Eau amère, celui du Peuple de la boue et enfin le clan Celui qui vous encercle. Le peuple Navaho était né. Il s'enrichit d'autres clans, de solitaires, aussi, Utes, Apache, Zunis et aussi de Kisanis.
Le Dinéh, le peuple, chez lui, en Dinéhtah était installé entre ses 4 montagnes sacrées.


Voici très résumé, un récit de ce mythe. De lui découlent toutes les cérémonies, appelées voies au cours desquelles sont utilisées les peintures de sable, que l'on dit en Navaho iikaah, littéralement traduit par = "L'endroit où les êtres sacrés vont et viennent".
Si le mythe fondateur peut être raconté au gré du locuteur, ou son récit quelque peu influencé par des rencontres avec d'autres peuples, d'autres religions, les mythes qui le constituent eux, sont récités au mot prés, à l'occasion de l'exécution des voies :
Chaque voie est récitée et pratiquée telle qu'elle a été enseignée aux Navahos par un être sacré du 4ème monde, dont l'histoire est racontée dans le mythe fondateur.
Par exemple, la Kinaalda, ou voie de la menstruation, qui est célébrée au moment des 1ères menstrues de chaque jeune fille Navaho, a d'abord été utilisée pour Fleur de pêcher, personnage du 4ème monde, pour accompagner sa métamorphose en Femme qui change. Ensuite Femme qui change l'a enseignée au Dinéh.
De plus, le hataalii sait bien que le pouvoir restaurateur d'une voie est efficient seulement si ses rituels sont strictement et rigoureusement répétés tels qu'ils lui ont été enseignés.
Les voies de guérison se déroulent toutes selon le même schéma, dans un lieu spécifique : un hogan sacré (4 côtés hogan mâle - 7 côtés hogan femelle). Les parents du patient, toute sa famille, ses clans d'origines sont invités à participer à la voie.
Un feu est allumé au début de la cérémonie et sera entretenu jusqu'à son terme.
Il y a d'abord les rites de Bénédiction et purification. Le Hataalii (one who sings. Hoijer) lance sur les poutres du hogan des pincées de maïs blanc (homme) ou jaune (femme).
Le patient et tous ceux qui le souhaitent, sont invités à se purifier par des vomissements provoqués par des infusions de plantes émétiques et par un bain de vapeur dans la hutte à sudation.
Le patient est vigoureusement massé (en particulier la partie de son corps malade) avec les batons de prières, il est enveloppé dans un tissu de yucca tressé, symbolisant l'entrave, que des hommes masqués viendront trancher avec des couteaux de silex - symbolisant la délivrance.
Viennent ensuite les demandes aux êtres sacrés formulées selon les rituels propre à chaque voie.
Le patient est installé sur la peinture de sable. Le hataalii pose ses mains humides sur les figures sacrées représentées en sable puis sur le patient, il s'accompagne de chants et de prières que le patient doit répéter.
Ce déroulement se renouvelle plusieurs jours et nuits avec différentes peintures, différents chants, différents rites.
Au dernier matin, le chant de l'Aube clôture la voie, il se chante tourné vers l'Est.
Tout au long de la cérémonie, la plus proche famille du patient, loge et nourrit tout le groupe présent. C'est d'ailleurs un parent qui a demandé la 1ère consultation, à une femme qui écoute pour une cérémonie de tremblement des mains ou bien de contemplation des étoiles, afin qu'elle établisse un diagnostic, indique les voies de guérisons adéquates et permette à la famille de faire appel aux hataalii qui les pratiquent.
Une voie est donc faite :
- d'actes (courir 3 fois par jour pour la voie de la menstruation par exemple)
- d'ingestion d'infusions de plantes
- de récits
- de chants
- de peintures de sable.
Elle peut durer 2, 3, 5 ou 9 nuits.
La voie de la nuit par exemple dure 9 nuits et nécessite une centaine de peintures.
Ces écritures éphémères, les Navahos, les utilisent dans un double dialogue, une double transmission. Pour l'une, il s'agit d'une adresse faite au êtres sacrés. Pour l'autre, il s'agit d'un dialogue intergénérationnel. Pour la première donc, il y a transmission dans le sens d'une demande, adressée aux êtres sacrés de venir rétablir l'harmonie naturelle rompue, ou bien de venir accompagner les passages importants qui jalonnent l'existence.
La peinture de sable qui, je vous le rappelle se traduit par : "l'endroit où les êtres sacrés vont et viennent" est le lieu de transmission. Elle est le langage très codé que les êtres sacrés entendent, celui que le hataalii sait écrire. Elle s'efface, comme le son des paroles prononcées s'évanouit.
Elle est le lieu de rencontre, le lien fondamental entre l'histoire du peuple Navaho et le peuple actuel.
Elle est ce qui rappelle à chaque participant à la voie dans son échange actuel avec le 4ème monde, la manière dont la mémoire de l'histoire des Navaho s'est inscrite et continue d'inscrire son sceau, son identité au peuple.
Dialogue entre le peuple sacré du 4ème monde et les Navahos du 5ème monde, elles sont aussi objets de dialogue entre les générations dans la transmission des savoirs.
Comment devient-on hataalii ? Il y a plusieurs manières d'en décider. J'ai choisi de vous lire un extrait de l'interview d'un hataalii, membre du conseil consultatif des hataalii de la nation Navaho, -Sam Begay connaît la "voie de l'ennemie" (celle qui a permis a beaucoup de soldats Navaho de surmonter leurs difficultés au retour de la guerre du Vietnam) et la "voie de l'eau" - (noyade). Cet interview a eu lieu en Août 95 à Indian Well.
" En fait, je voulais être un ivrogne, je rêvais d'une maison dont les murs seraient faits de bouteilles de bière, de la bière partout et toutes sortes d'autres boissons aussi. C'était mon rêve !
Non devenir hataalii n'est pas une décision de l'esprit, c'est une réponse à un appel, un peu comme dit la Bible, "la vocation", l'appel, une voix. Cette voix, je l'ai entendue et j'y ai répondu.
J'avais l'habitude tous les matins de courir dans la nature. Un matin -c'était dans la montagne, l'hiver- j'ai entendu ce que vous appelez une "voix". Je l'ai entendue deux fois. Et pour moi, ce fut un tournant. J'avais suivi deux années de catéchisme et j'étais déterminé à devenir chrétien. Mais cet appel a radicalement changé ma vie. Avant, je ne croyais pas à ce que disaient les hataalii, les gens de mon peuple, je leur déclarais "vous vous trompez". Mais tout a changé quand les êtres sacrés m'ont appelé.
Il faut une vie, une vie entière pour devenir hataalii, pour que la sanctification ait lieu. Je n'ai pas choisi, non, non ! Tout cela est venu à moi naturellement. Il n'y a pas non plus de hiérarchie dans les cérémonies, pas de chants plus importants que d'autres. Ce qui importe c'est la manière dont vous croyez. Comment vous croyez. Par exemple, en ce moment, je voudrais apprendre "la voie de la nuit", mais quelque chose, une voix me dit : "attends, attends, pas tout de suite" et je dois tenir compte de cette voix. Car au fond, une seule chose importe vraiment : nous sommes les enfants de la terre et nous sommes les enfants du Ciel aussi. Nous devons apprendre à vivre en harmonie. Tout se résume à ça".
Et, plus loin il continue : "... c'est le malade qui fixe le prix. Une fois j'ai dû faire une voie complète pour vingt dollars, vingt dollars seulement. J'ai accepté. Mon grand-père, de qui j'ai appris, m'a toujours dit : "c'est au patient de déterminer ce qu'il peut payer, pas à toi".
Ce que dit Sam Begay, c'est que la manière dont il a été amené à devenir hataalii n'appartient qu'à lui seul, dans sa relation, au peuple sacré. Il souligne son respect rigoureux des paroles de celui qui l'a enseigné, en l'occurrence, son grand-père.
Il semble d'ailleurs que la transmission se fait beaucoup plus souvent d'une génération vers la 2ème génération après elle : ce sont plus souvent les grands-parents qui enseignent à leurs petits enfants que les parents à leurs enfants. Ce peut être aussi un oncle, une tante (une femme peut devenir hataalii mais il lui est fortement recommandé de ne pas prendre son mari pour maître même si celui-ci est très réputé). L'apprentissage est long, beaucoup de textes non écrits à apprendre par coeur, beaucoup de mélopées aussi, de plantes à connaître pour lesquelles il faut à la fois savoir où les trouver (ce qui suppose de longues marches dans la nature) quand les cueillir, comment les utiliser, quand et à qui les administrer au cours de quelle voie.

Autant de moments de vie partagés où l'apprenti s'imprègne des faits et gestes, des paroles de son maître, de son attitude générale dans la vie, notamment en ce qui concerne la notion de respect : respect de l'ordre naturel en général, ou autrement dit, des plantes, animaux, humains, terre et ciel tous reliés entre eux et qui forment un tout harmonieux.
Cette manière d'appréhender le monde est partagé par l'ensemble du peuple (pas seulement par les hataalii) et encore aujourd'hui, certains Navahos jettent des pincées de pollen de maïs sur le passage d'un animal qu'ils viennent manifestement de déranger. Une manière pour les Navahos de demander des excuses à l'animal.
C'est au creux de ces moments que se nichent tous les héritages insus, non dits mais reconnus, Sam Begay en témoigne.
Et puis bien sûr, il y a l'apprentissage de la technique et des figures des peintures de sables. La maîtrise du geste doit être parfaite, les couleurs et les proportions strictement respectées.
Maîtriser une centaine de ces tableaux pour mener à bien une voie de guérison comme celle de la nuit, nécessite des années de travail de réflexion et d'échange, d'humilité aussi. Il y faut du temps. Là plus qu'ailleurs peut-être, l'importance de la notion de la durée dans le temps est prise en compte, à l'échelle de l'individu mais aussi à celle de son peuple, dans son passé, son présent, son futur.
L'apprenti s'imprègne de ses savoirs jusqu'à ne plus pouvoir exister en dehors d'eux.
Je cite encore Sam Begay.
"Pour avoir une bonne santé, il faut faire preuve de sagesse, avoir une bonne compréhension des choses, il faut savoir. La santé c'est dans la tête, votre tête. Je conduis des cérémonies pour beaucoup de gens, mais je dois continuer à penser à eux après. Je dois les garder dans mes prières et vivre ma vie en conformité avec ce que je prêche.
.... c'est à cette seule condition, ma bonne conduite, que ces gens peuvent avoir une bonne santé. Mais à l'inverse ma réussite dépend d'eux. Eux aussi ont un rôle à jouer. J'ai une responsabilité à leur égard, mais elle ne doit pas faire oublier que les gens sont d'abord responsables d'eux-mêmes, sinon rien ne peut avoir lieu. C'est à chacun individuellement, de se prendre en charge -Tenez, moi-même, je n'attrape jamais froid. Car quand la forêt commence à rafraîchir et que tombe la première neige je pars le matin avec mon sac de pollen et, devant les premières traces de neige au sol, je demande aux êtres sacrés de me reconnaître. Je prends un peu de cette neige et je l'appose sur la plante de mes pieds, sur les genoux, sur mes mains, mon plexus, mon dos, mes épaules, et j'en mets aussi dans ma bouche. Je n'ai jamais de rhume. Celui qui attrape froid n'est peut-être pas en harmonie avec cette nature...".


J'écrivais, écritures éphémères, promesse d'une transmission, c'est peut-être parce qu'il y a promesse de transmission que la trace de sable suffit.
Sans doute l'éphémère de la trace - la peinture de sable- est-elle le signe de l'acceptation d'une perte renouvelable et toujours renouvelée. Mais perte qui n'est acceptée finalement que parce qu'existe un dépositaire (le Hataali) de ce savoir transmis et à transmettre qui vient autrement annuler la perte.
Alors l'écriture peut ne pas être et le sable s'effacer ; une autre mémoire est à l'oeuvre.
Que sont les écrits d'un peuple qui n'existe plus ? Que signifient-ils et pour qui ? Ne peut-on se demander s'ils ne deviennent pas le miroir de celui qui les déchiffre, les reflets d'un présent en quête de lui-même ?
L'éphémère de la peinture de sable et sa transmission offrent à ce présent ce que donc, aussi, il lui faut : une histoire.
Vous avez sans doute noté ces termes prononcés par Sam Begay : " Sanctification, prêcher, bible, vocation, voix entendues, bonne conduite ".
Une langue est vivante parce qu'elle est utilisée dans tous les instants de la vie, elle évolue avec l'évolution des modes de vie, elle impose en retour, une manière de penser le monde et agit en conséquence sur l'évolution de ces modes de vie, c'est un mouvement constant.
Si le langage de Sam Begay est pénétré de ces vocables chrétiens, pour autant la peinture de sable ses rituels et ses mythes associés n'en sont pas dérangés, ils continuent d'occuper pleinement leurs places.
Bien plus peut-être, cette vivacité signifie-t-elle que les emprunts linguistiques de Sam Begay, Hataali, ne sont pas des emprunts à la mystique chrétienne.
Enfin pas encore, doit-on ajouter.
Ils posent aussi la question de la traduction de la langue, l'inexistence d'équivalents linguistiques et conceptuels.
Rappelons-nous Iikaah : " l'endroit où les êtres sacrés vont et viennent ", que nous réduisons à peinture de sable.
Alors chez les Navahos, il me semble qu'encore la trace de sable suffit :
Elle suffit malgré l'installation des Espagnols dès 1540 au Nouveau Mexique.
Elle suffit malgré les guerres indiennes des années 1850 - 1868, les massacres et la déportation.
Elle suffit malgré l'absence au sein du peuple, d'un grand nombre d'enfants kidnappés dès 1890 pour être enfermés en internat ; cette pratique a perduré jusque dans les années 1950/60.
Elle suffit malgré la volonté du gouvernement des Etats Unis en 1953/54 de faire voter la loi de termination qui devait annuler tous les traités signés avec les Nations Indiennes, ce qui a eu pour effet de les faire réagir violemment. Elles se sont mises alors à revendiquer avec plus d'acuité et les moyens ad hoc, le respect total de ces traités.
Elle suffit malgré la stérilisation, à leur insu, de femmes indiennes jeunes jusque dans les années 75.
Elle suffit, malgré la grande misère qui règne actuellement encore dans les réserves indiennes, y compris la réserve Navaho, traînant son cortège de maladies, d'alcoolisme, de délinquance.
Elle suffit pour l'instant, bien qu'il n'y ait plus que 20 % des enfants qui parlent couramment le Navaho.
Elle suffit donc cette écriture éphémère à perpétuer la transmission et témoigne pour ce peuple d'un solide ancrage identitaire.


Pour finir...

Alors que l'écriture est retour sur soi, et concerne de si prés l'être qui écrit, qui s'écrit, les peintures de sable concernent, elles, à l'occasion de chaque voie (cérémonie) le groupe qui se remémore son origine, se rappelle une partie du mythe qui le fonde, se souvient de ce qui l'a conduit là où il se trouve.

....et si l'écrit qui reste est finalement, proposée à tous, la voie qui, toute éphémère, va permettre à l'un, accompagné par tous, de se retrouver.


BIBLIOGRAPHIE
Pour la partie historique ainsi que pour celle qui concerne le mythe , je me suis particulièrement référée aux deux premiers ouvrages cités ci-dessous .
(1991(-CERAM C.W (1972) Le premier américain .La découverte archéologique de l'Amérique du Nord . FAYARD .
-RIEUREYROUT J.L. (1991) .Histoire des Navajos .Une saga indienne,1540-1990 .Albin MICHEL.
-GOODY Jack .(1994) Entre l'oralité et l'écriture . PUF .Coll.Ethnologie .
-GRAUGNARD ,J.F., PATROULLEAU ,E., EIMEO A RAA ,S.(1977) Nations indiennes , Nations souveraines . F.MASPERO.
-GROSSMAN,S.,BAROU , J.P. (1996) .Peintures de sable des indiens Navajos. La voie de la Beauté. ACTES SUD.
-KROEBER ,Théodora .(1968) .Ishi .Testament du dernier indien sauvage de l'Amérique du Nord. PLON ,Terre humaine .
-DELANOE ,N. , ROSTOWSKI , J. (1996) Les indiens dans l'histoire américaine . ARMAND-COLLIN ,Coll.U.
-Terre indienne , un peuple écrasé, une culture retrouvée . AUTREMENT, Série Monde . Mai 1991.


ROMANS

-Tony HILLERMAN
Coyote attend.( 1991), Les clowns sacrés.(1994), La voie du fantôme .(1987), Femme qui écoute .(1998), Le vent sombre .(1982), Là où dansent les morts, etc.... Edition RIVAGE ,Coll. Thriller .
Du même auteur : Le garçon qui inventa la libellule .(Mythe Zunis) . Edition RIVAGE .

- Scott MOMADAY
La maison de l'aube . (1993), Le chemin de la montagne de pluie .(1995),
L'enfant des temps oubliés .(1997) Ed. Du ROCHER . Coll. Nuage Rouge .

-Louis OWEN
Le chant du loup. (1996) . Ed. Albin MICHEL.


L'ŒUVRE COMME OBJET TOTEMIQUE

Docteur Régine TETREL
Atelier " Papiers de Soi "
CHS Montfavet 4


Le Prétexte de mon propos m'est venu de la lecture d'un article paru dans le Monde littéraire du 14-02-97, où un généticien littéraire (Pierre-Marc De Biasi) répondait à un herméneute Laurent Jenny qui avait écrit un article accusant sa confrérie le 20-12-96, dans le même journal.

Il semble donc qu'une guerre soit déclarée entre les chercheurs en génétique littéraire, et les critiques littéraires.

Les premiers s'acharnent sur les parties cachées de l'œuvre, les seconds sur l'œuvre publiée.

Alors, je me suis demandé de quel côté, ombre ou lumière (soleil) se trouvait le repas totémique, et où était notre place à nous, soignants, face aux écrivants de l'atelier, avons-nous droit, nous aussi, à ces agapes

De quel côté se situe notre fonction thérapeutique : dans la lettre ou dans le geste ?

Alors pour essayer de répondre à ces questions, je vous invite à partager ce repas.

EN HORS D'ŒUVRE

Je vais vous présenter les généticiens littéraires et leur travail.
La génétique littéraire, existe officiellement en France depuis 1950. Date de la création au CNRS de l'ITEM (Institut des Textes Et Manuscrits Modernes).

Mais la curiosité de la genèse d'une œuvre existait bien avant, dans les années 1920 par exemple, les textes de Zola ont été soumis à la question.
Leurs sujets d'étude, ce sont les brouillons, les avant. Textes des écrivains célèbres, décédés.

Il s'agit d'un travail laïque, scientifique, logique, profane, qui s'intéresse à la genèse du texte, d'une phrase, sans tenir compte du tout de son auteur ni du sens, c'est une archéologie de l'écriture, étudiant les ratures, les rajouts, les annotations en marge, les petits dessins, les gestes, ceci, dans le but aseptisé de répondre à trois ordres de questions dont les réponses prétendaient à une certaine généralité en matière de production textuelle.

Voici ces trois questions :

* Comment un projet mental devient-il texture verbale ?
* Comment une séquence de mots se transforme-t-elle en phrases puis en unité textuelle ?
* Comment une unité textuelle se transforme-t-elle à travers reformulations, paraphrases, ajouts, suppression, en une autre unité textuelle ?

" Ce triple questionnement, représente en réalité le principe de toute analyse linguistique de production textuelle. Seule la variation de réponses permettra d'accéder à la spécificité de chaque processus et de dégager des régularités. "
Pour être un bon écrivain, existe-t-il une logique scientifique à la création littéraire ?
Pourra-t-on jamais capter le processus de pensée des maîtres ?
Que fera-t-on de leurs doutes, de leurs hésitations, de leurs esthétismes perfectionnistes.

Cette dévoration de la partie cachée de l'œuvre, très obsessionnelle, semble relever d'une recherche de la Vérité absolue, c'est la négation de la part identitaire de l'écrivain qui, elle, relève de l'incertitude.
C'est une recherche forcenée de ce qui manque aux non-créateurs : l'avènement de l'imaginaire.
Seraient-ils tous des Jean-Baptiste Grenouille ? On peut voir ou imaginer quelque chose de morbide dans leur violence conceptuelle.
Pourtant, sans eux, nous ignorerions beaucoup de choses, et en particulier que les critiques peuvent se tromper dans leur analyse de certaines œuvres.

Par exemple, dans "A la recherche du temps perdu" Proust, dans son 15ème manuscrit (sa 15ème mouture) commençait ainsi :

" J'étais couché depuis une heure environ, le jour n'avait pas encore tracé cette ligne blanche… "
Mais ce que nous pouvons lire dans la 16ème version enfin publiée, cette phrase célèbre qu'on peut lire sur certains tee-shirts :
" Longtemps, je me suis couché de bonne heure ".

On a également découvert que la ponctuation des livres de Proust n'était pas celle de ses manuscrits qui en comportaient très peu.
Mais nous savons aussi que Proust ne voulait pas qu'on aille fouiller dans ses affaires.
Ont été étudiés ainsi les manuscrits brouillons de Stendahl, Kafka, Balzac, Ponge, Perec, Joyce… et Flaubert.

Ce dernier était un besogneux, il noircissait des milliers de pages avant d'achever un texte. Il pouvait passer cinq jours sur une page et pouvait rester vingt heures de suite à sa table de travail.
En 1984, Michel Butor disait de lui :
" Mais qu'a-t-il ainsi à griffonner, barbouiller, raturer, recopier toute la journée…

Alors les généticiens littéraires :
- charognards ou archéologues ?
- chirurgiens ou éventreurs de l'illusion maternelle ?
(c'est à dire de la toute puissance de la langue)

Ces enfants intrussifs ressembleraient-ils à ces "très primitifs" qui ne faisaient pas le lien entre l'acte sexuel et la "pro-création".
A ce stade de la magie maternelle, l'objet totémique ne peut être servi en repas, on ne se mange pas soi-même. Mélanie Klein ne disait-elle pas que le découpage était antérieur au totémisme.
Le hors d'œuvre est pétri de langue maternelle, les brouillons seraient-ils "confusions" avec la mère ?
Le désossement de cet objet totémique qu'est le livre renverrait-il à la puissance fécondante du St Esprit ?
Le païen engendrerait-il le sacré inéluctablement ?
Cette fonction logique d'aborder les brouillons apparaît intentionnelle, conceptuelle, elle distingue et nuit dans le champ du conscient, elle traduit la toute-puissance des idées.

Démystifiées les écritures vont-elles engendrer des "ROMANS-CLONES" ? à la fécondation désexualisée ? Sommes-nous en train de déterrer les morts, pour rendre plus vivante l'hypertrophie de l'instinct social groupal ? Quels géniteurs se cachent derrière les généticiens ?

Sans doute des "pro-ducteurs" et " re-pro-ducteurs ".

Les mères brouillons donneraient-elles des enfants parfaits ?


L'ŒUVRE = Plat de consistance

" Re-ssusciter " la partie du travail, c'est, éthymologiquement parlant, la remettre en mouvement pour cheminer jusqu'à l'œuvre finale qui va être le véritable objet totémique donné en pâture, en plein jour, à la confrérie sociale, c'est à dire à la horde des lecteurs.
Le texte est clos, immobile, gelé, stoppé, projeté symboliquement par des pages de garde.
Il est reconnu par son père et il porte un nom.
Nulle trace du temps chronologique de la gestation qui a permis sa naissance.

J. Pickler en 1899 cité par Freud dans Totem et Talon page 128 disait "La nomination du totem (la plus part du temps un animal) pour les sociétés primitives, avait besoin d'être fixée par une écriture pour faire état de permanence, c'est à dire, d'immortalité ".
Totem moderne, la parution du livre signe la fin de la répétition, la sortie du chaos.
" Elle est le résultat d'un deuil réussi, le lecteur, par identification à l'auteur, se sentira rétabli et enrichi .

Nous en avons fait l'expérience. Ce qui est donné à voir, masque bien le travail antérieur.
Les critiques littéraires, qu'ils soient Philosophes, Psychanalystes, Journalistes, Sociologues de formation, s'alimentent tous de l'être de l'autre.
Véritables carnivores, ils vont soit assassiner l'œuvre ou, au contraire la défier.
De toute façon, la seule manière de s'approprier l'œuvre, c'est d'en trouver le sens.
A la fois juges et interprètes, les huménentes s'intéressent aux théories de l'inspiration, ils se font un plaisir de dévorer l'œuvre pour se délecter de ses symboles.
Plutôt sur le mode hystérique, la distance qu'ils prennent avec l'œuvre est plus ou moins importante.

A l'époque, où je rédigeais des fiches de lecture pour les manuscrits d'Actes Sud, je distinguais trois notions :

le style, le fond, la forme.

Pour qu'un roman passe la barrière de la publication, il faut que ces trois critères réunis produisent un effet de surprise chez le plus grand nombre de lecteurs.
Cet effet " universel du manque originaire " explique la valeur des mythes.
Le livre totem porte en lui une fonction mythique où apparaît l'imaginaire créateur de symboles ; cette fonction plonge dans l'inconscient individuel.

Dans l'encyclopédie Larousse (page 363) Paul Ricoeur définit le mythe comme :
"un récit traditionnel qui rapporte des événements arrivés à l'origine des temps et qui est destiné à fonder l'action rituelle des hommes d'aujourd'hui et de manière générale à instituer toutes les formes d'action et de pensée par lesquelles l'homme se situe dans son monde.
Fixant les actions rituelles significatives il fait connaître, quand disparaît sa dimension étiologique, sa portée exploratoire et apparaît dans sa fonction symbolique c'est à dire dans le pourvu qu'il a de dévoiler le lion de l'homme à son sacré".
Pour retrouver le sens des mythes il faut remonter au delà de l'étape de leur fixation et de leur conceptualisation, qui sont déjà effet d'une réflexion rationalisante.
Il s'agit donc de retrouver l'expérience vive collective, tragique qui s'est donné son 1er langage : celui des symboles, de l'écriture délivrée de sa gangue mythologique, véritable message qui donne à penser, antérieur au livre et aux brouillons.


A l'âge de la science et de la technique, le mythe n'est plus dans le coup pour expliquer l'origine des choses.

On voudrait nous faire évoluer vers une démythologisation, mais cela ne saurait durer car nous portons tous en nous ses racines qui puisent leurs forces dans nos angoisses d'anéantissement.


Mais que les herméneutes se rassurent, ils risquent fort de gagner cette guerre, avec l'ère de l'informatique, les généticiens littéraires vont bientôt manquer de pré-textes.

Les écrivains sont de plus en plus nombreux à écrire directement sur ordinateur.

Ils peuvent ainsi tout à leur guise couper, effacer, corriger, reprendre, intercaler, sans laisser aucunes traces.

Le disque dur ne garde pas en mémoire les erreurs, les ratures ne sont pas possibles.

L'écran met l'écriture à distance du regard.

Le geste est le même quelque soit la lettre : on pointe du doigt, et ce geste est le même pour le point " final ".

Quand l'écrivain veut commencer à écrire, (peut-on parler encore d'écriture ?) il allume son écran, et un MENU apparaît … grâce à une carte mère sans laquelle il ne saurait y avoir inscription sur le " disque dur ".

A Montfavet, nous n'en sommes pas encore là !

Si l'Atelier possède un ordinateur c'est pour retranscrire les manuscrits " au propre " afin de " mâcher " le travail de l'imprimeur…

Je viens d'apprendre que les écrivains avaient maintenant à leur disposition, un nouveau logiciel, leur permettant de conserver la trace de leurs corrections… mais sans les ratures…
SALADE de mots sur papiers de soi(e)

Dans ces deux camps dont je viens de vous parler, de toute évidence, il ne s'agit pas de soignants. Les uns s'occupent de ressusciter des morts, les autres d'enterrer les vivants.
A. Artaud aurait sûrement, pour les 1er qu'ils jouent avec les excréments, les restes… c'est peut-être pour cela qu'à ma connaissance, ils ne se sont pas encore penchés sur ses " hors-d'œuvres "…. A l'Atelier qu'avons-nous à voir avec eux ?

Ce que nous avons de commun avec eux, c'est le mouvement ! " Ca bouge au-dessous des textes ".
Partir du geste, c'est la dynamique de la découverte, ce processus de " chercher-trouver " ou ne pas trouver d'ailleurs, anime soignants-soignés, tous impliqués dans le processus d'inspiration, d'écriture et de lecture.
Nous essayons, au travers des exercices classiques d'Atelier d'Ecriture (il n'y en a pas de spécifiques pour les malades mentaux) donc, nous essayons de trouver ou d'associer des mots qui provoqueraient chez certains, un " effet de surprise ". Pour que cela agisse, cela suppose la notion d'un manque antérieur et cela implique nécessairement la répétition, qui, comme une drogue, viendrait stimuler l'imaginaire.
Travailler sur l'écriture signifie la notion d'accès au symbolique, donc un travail sur le deuil.

Or, la plupart de nos patients n'ont pas accès à ce registre. Tout le rôle joué par l'écriture vient à la fois du cadre sécurisant, du groupe qui vient le renforcer, et du geste grave qui brode la page ce sont les motifs (ce qui est en œuvre dans la répétition brouillon), ils font d'un homme, un écrivain, et sont de l'ordre de l'inconscient.
Les pré-textes cachent toujours plus ou moins consciemment les motivations profondes. Il en est de même pour nous autres soignants dans notre choix de travailler dans cet atelier. Nous nous plaçons dans la position de ceux qui font écrire des personnes qui, seules, soit, n'auraient pas l'idée d'écrire, soit pas l'idée de faire lire ce qu'elles ont écrit.

Nous sommes, par nos désirs, des suppléants paternels, remplissant le cercle troué maternant du groupe, de la langue maternelle, pour que le sens donné à ces expressions écrites fassent lien social dans son émergence hors les murs.

Pour Lacan " La mère baigne dans le langage, et le père articule le langage ".

Fernando Pesoa disait : " J'ai écrit comme une mère berçant son enfant mort ".
Depuis cinq ans qu'existe notre Atelier d'Ecriture, à notre connaissance, deux de ses membres sont à ce jour décédés. Nous avons gardé leurs " brouillons " bien sûr. L'une d'eux, une jeune femme de 22 ans, avait écrit, 3 jours avant sa mort :

Quand la vie a fini de jouer
l'on voi pense au mystère
car il n'y a plus de viue sur terre
car je quitte la terre
y a t'il dieu le paradi
Tous ça ne ma pas étais dis
la vie les fleurs fleurs les champ de blé
mais ce ci va nous quitter
quelle plaisir de ne plus avoir
a regarder le feu la guerre
des enfants inocent qui quitte la terre,
qui vivent la misère par la faute
d'adultes qui vive de pense à l'intolérance en permanence


Si nous avions regardé ce texte de plus près, aurions-nous pu prévenir ce qui est arrivé ? Nous appartient-il de découvrir les motifs des pré-textes ?
Nos armoires commencent à renfermer une certaine quantité de manuscrits d'auteurs vivants, qu'en faisons-nous ? Loin de nous la moindre critique, la moindre interprétation, le moindre jugement, la moindre diffusion.

Notre objectif, c'est d'amener des personnes en souffrance à s'exprimer sans soucis d'orthographe ou de grammaire. Nous voulons laisser la libre pensée se frayer un chemin et ainsi délivrer un savoir méconnu, tout en partageant un vécu.

La dynamique du groupe fait qu'un jour, aux travers des consignes, émerge un projet de " mise en œuvre ". Les brouillons concernés sont alors assemblés, un choix de " qualité supposée " se fait de notre part ; nous essayons toujours de solliciter le désir et l'accord de leurs auteurs.

Parfois nous leur demandons de " re-travailler " leurs textes, pour reformuler une phrase, un mot, mais pour eux, c'est une démarche difficile.
Nous préférons donc souvent choisir les " 1ers jets " heureux. Les re-lier, leur donner un sens, tel est notre but.
Ensuite, pour la publication nous leur demandons, à eux ou à leurs tuteurs, une autorisation écrite, ainsi que la manière dont ils veulent signer. C'est le moment de la reconnaissance : Nom et Prénom
Prénom - Initiales ?

Pour l'instant, personne n'a voulu signer sous un pseudonyme, ou le nom d'un autre.

Pour le titre du recueil, bien souvent, dans le système officiel, c'est l'Editeur qui le détermine, si possible avec l'accord de l'auteur. Celui-ci est choisi en fonction d'intérêts économiques, il doit attirer l'acheteur, tout en restant singulier.

Nous avons donc, nous aussi, à jouer ce rôle puisque nous sommes à la fois co-auteurs et éditeurs des œuvres.
Nous pensons que pour ce que l'Ecriture ait une fonction de soins, il faut faire sortir les textes des murs pour qu'ils se mélangent à d'autres voix et qu'ils aient leur place dans nos bibliothèques, d'où l'attention que nous portons à leur présentation.
Ceci est nécessaire à l'effet thérapeutique d'ordre narcissique qui inclut le plaisir, la projection et l'effet de miroir. C'est ce plaisir qui permet le moment de la séparation.
Il arrive qu'en son absence, le patient refuse de lire, déchire sa feuille, ou la jette dans la poubelle. E. JABES ne disait-il pas : " La révolte c'est une page froissée dans la corbeille ? "
Par le geste, l'écriture est une technique nécessitant concentration, maîtrise des pulsions, et état de présence. C'est cette inscription dans un temps présent corporel qui permet le plaisir et met à distance la souffrance passée et le statut de " malade ".
Le geste peut ainsi, grâce au sens qu'on lui donne passer de la destruction à la construction puis de la construction à la sublimation.

Nous devons vous signaler que trois de nos participants ont pu, seuls, sans aucune aide de notre part, affirmer leur singularité sur un plan local ou national.

La première a exposé dans un lieu public de sa ville, ses poèmes. Elle a eu les honneurs de la presse. Actuellement elle suit, avec succès semble-t-il ses études.


La deuxième a publié son œuvre poétique à ses frais. Elle ne ressent plus la nécessité de venir à l'Atelier.

Le troisième a été lauréat d'un concours national d'écriture en Automne dernier. Il a pu aller passer trois jours à Paris, accompagné d'une IDE pour la remise des prix à la Bibliothèque Nationale.

- Que fais-tu?
- Je cherche à passer le fil dans l'aiguille, et à filer à l'anglaise, puisque c'est la langue universelle. Ainsi habillé à la mode, style bon chic bon genre avec un look très british, très cosy et bien cousu, un peu dandy avec un Q I plafonnant à 120, les cheveux au vent, le petit doigt en l'air et l'air un peu con, euh conforme au temps comme dirait le dicton. Je serais paré à affronter toutes intempéries, intempestif, pestiféré grandiloquent et moyennant et monnayant ma place parmi les grands, j'espère être bien vu et surtout bien à l'aise dans mes vêtements.
C'est à ce moment là qu'on entend un cri déchirant.
Laiguille est allée se planter sur son doigt et une gouttelette de sang est tombée sur ses pantalons.
Trépignant sur ses talons, au bord de la crise de mère de boeuf, le beauf à l'air d'un nabot descendant d'un escabeau, se sentant ridiculement petit dans ces vêtements trop voyants.
L'autre, l'oeil ricanant dans son dédoublement, essaie de le rassurer en lui taillant, à grands coups de ciseaux, un short ajusté à sont tempérament.

GUY GENNARDI


DESSERT

Contrairement à ces messieurs de la littérature, notre rôle modeste, non médiatisé, est continu. Nous accompagnons l'œuvre de sa génèse brouillon à sa naissance en plein jour.

Nous aimerions participer à lever le tabou de la représentation sociale et familiale de la folie.

Nous pensons que la tentative désespérée d'échapper à la souffrance autophage de la psychose, a droit à une inscription sociale qui ferait le lien entre l'être et le par-être.

Le terme, mot de la fin d'une grossesse, n'est-il pas aussi une naissance ? Re-naître - re-lier.
Termes sacrés de la trace du sujet qui se voudrait immortel, voici ce qu'à écrit un patient sur la trace :

J'ai laissé une trace de mois dans l'esprit de ceux que j'ai rencontrés, j'ai choqué les mémoires de ceux qui ont voulu m'oublier. j'ai gardé en moi une trace de toi quand je n'avais plus de toit. J'ai écrit à l'encre débile des mots qui s'effacent.

J'ai suivi des idées, des envies tortueuses qui ne m'ont pas mené(es), mais mes traces persistent pour qui voudrait me suivre vers des sentiers inconnus.

La trace n'est que l'expérience de qui la crée, comme un enfant qu'on n'aurait pas voulu.

Elle se déploie au monde pour qui sait la découvrir et la décrypter.

Parfois, les mots sont dans la bouche comme des bonbons…


P. S. : Je viens d'apprendre que le sujet de l'agrégation de Philosophie de cette année (qui a eu lieu le mois dernier) était : Vérité et Mythes.

BIBLIOGRAPHIE


- Totem et Tabou Freud
- Revues : Génésis 1-92 " ITEM "
Génésis 2-92 " Manuscrits Poétiques "
Génésis 5-94 " Hypertexte "
Génésis 6-94 " Enjeux critiques c/o J.M. Place
Edition du CNRS -
1) L'écriture et ses doubles - Génèse et variation Textuelles 1991
2) Carnets d'écrivains n° 1 1990
3) De la lettre au livre 1989
4) Le Manuscrit inachevé 1986
5) Génèse de Babel, Joyce et la création 1985
6) La génèse du texte

- Le Monde de l'Education, de la culture, de la formation -
" Cent fois sur le métier " Fabrice Hervieu Mars 1997
- Le Monde littéraire - 20 Décembre 1996
14 Février 1997
" Les désarrois de l'herméneute " page XII
- Art et Folie - Centre d'étude et d'expression 1994-1995
- Sublimation - Les sentiers de la création c/o TCHOU 1994
- René Pandelon - " Psychose et création plastique "
Doctorat en Psychopathologie Sept 1992 Aix-Marseille 1
- Cadoux bernard - Revue Entreprises n° 16 Octobre 1989
Psychologie Médicale 1991 23 Octobre
" Un petit commerce d'écriture " pages 1155-1162
- Derrida Jacques - " L'écriture et la différence " Edition Points
- Encyclopédie Larousse
- Michel de M'Uzan " de l'Art à la Mort " de Gallimard
Critique génétique cahier n° 1 c/o L'Hamattan 1991



BROUILLON

MAI 97 Francine BAROIS


Dans l'avant, je ne suis rien encore, réel-irréel conjugués.

Autour de la longue table de bois, des gens, puis, le "pendant" se matérialise, les mains se crispent dans l' appréhension / la préhension de l' outil stylo. Les regards changent, les yeux se fixent, s'éloignent, se ferment, pétillent, acceptent ou se refusent : dévirginateur de vierge feuille, le stylo hésite, caresse, violente, effleure ou bien assène.

Il peut être outrage ou réparation, lien ou séparation, le geste d'écrire devient écriture. le vide se fait plein qu'aèrent les déliés. Je nais, je suis, j'existe, raturés de soupirs, gribouillés d'émotions, je m'entre-parenthèse et m'espace afin que la douleur ou la joie puisse trouver sa place.

Les mots me subordonnent pour me coordonner, parfois je me sens pris en faute quand "saintaxe" me refuse la grâce, alors je me barre, je prends la fuite, je dérive vers la marge en re/créatifs gribouillages. Echappée de courte durée, le fléchage me ramène à la ligne inachevée.

D'autres fois je me noircis de mots jusqu'à l'ivresse, j'erre dans un dédale de crochets, de rajouts, je bégaie de pointillés, mes rires comme des virgules circulent, s'exclament et griffent le silence. J'astérixe mes frustrations et surligne mes sublimations.

Unique et multiple pourvoyeur de voyelles, j'hachure mes démons de coupables innocences , j'essuie sur le papier mon diarrhéique verbiage ou je couvre de croix mes deuils inassouvis.
J'exhume mes mots pour mes maux redoutant qu'on ne m'enterre sous une pile de feuilles.

Une pause, de cendre ou de tache de café, je réajuste mes circonflexes qui me laissent perplexe, j'allège du stylo, ne ressent plus rien, je suis là avorté, aux regards délivrés, infini, je suis là déchiré d'imperfection ou froissé de solitude, je me plisse d'amertume.

Je revêts maints costumes, éclairés parfois d'une écriture ampoulée qui me fait majuscule, je peux jaillir en jet, vif, rapide, sans possible retour, définitif, mais aussi rimer sans raison ma déprime déraison, ou encore versifier jusqu'à l'aversion, jusqu'à la version finale.

Certains jours je m'entiche d'acrostiches exilant la ponctuation, frénétique et volubile, je m'exclame dans la précipitation et reste soudain en suspension car l'indicible exil du ne vouloir pas être lu.

D'autres instants j'entre en guillemet, religieusement chaque mot est peuplé, repeuplé conjurant mon désert.

Je pointille de trémas mes cursives chaotiques, je me délivre gravement de mes aigus quand le point final me terrifie, alors je m'auréole de larmes, me lacère d'angoisse, me ponctue d'interrogations quand le recto se refuse au verso, épuisé, de guerre lasse je me rebiffe ou m'apostrophe puis somnole en chemise; surtout n'être pas lettres mortes, n'être pas l'oublié, je mature blotti dans mes ratures, en suspension de ce regard qui me recrée patiemment ou violemment, inlassablement. Ce regard qui me retrace


 

POUR L'APRES

LES YEUX SUR LE BROUILLON
Martine DELILLE

L'atelier d'écriture c'est le "Royaume du Brouillon". "Des morceaux choisis ont été tirés de ces Brouillons pour être édités.
Brouillons de culture, courts brouillons, Brouillons de 11 H, difficiles à digérer, des qui terminent en queue de poisson, ceux qui ont des senteurs de goûter "du quatre heures", des gratinés, des bains-marie, des "Aïgo-Boulido"...."Avé l'assent"!!
Certains sont clairs et limpides, d'autres plus épais, certains servis brûlants, d'autres glacés.
Il en est des doux, des épicés, des rustiques, des raffinés. Certains demandent une longue préparation, d'autres préparés au dernier moment.
Ils offrent une variété infinie de saveurs.
Faire un "bon brouillon" ne demande pas de qualités particulières mais s'élabore par besoin, nécessité, appétit gourmandise pour des gourmets de l'écriture.
Ingrédients et ustensiles confondus c'est dans la solitude de la feuille déjà blanchie, que vous prendrez le risque de "prendre un brouillon"

- Quand vous aurez bien saisi les consignes, plongez-les dans une marinade à base d'imagination.
- Durée de Macération : selon l'objet, l'exercice.
- Sélectionner, attendrir les pensées selon la saveur recherchée. Faire chauffer.
- Conseil Pratique : éviter de mettre à l'étouffée.
- Aux premiers frémissements, incorporez peu à peu votre julienne de mots.
- Vous obtiendrez rapidement des phrases en crépine.
- N'oubliez pas de bien les tourner, malgré votre attachement au fond.
- Mettre autant de rajouts en papillote que vous pensez nécessaire.
- Après avoir piler bon nombre de mots, faire un émincé d'aiguillettes en rature.
- Ou pocher des darnes de gribouillis selon arrivage.
- Corsez avec un "bouquet garni d'émotions" du jardin ... secret bien sûr !!
- Par intervalle, commencer la décoration de fantaisies en médaillon dans la marge ou les coins.
- Faire réduire ou allonger selon votre goût.
- Rectifier l'assaisonnement.
- Pincée de sel d'esprit en mots.
- deux, trois tours de Moulin à humour.
Ces notes peuvent en révéler, à elles seules, toute la personnalité.

Secret du Chef

Un "lapsus calami millésimé de dernière les fagots saura surprendre votre suprême.
Ces délicates associations savoureuses autant qu'inattendues, ces précieux brouillons finiront "consommés".
Consommés en "Rien que pour soi" ou ; en "Rien que pour soi" disant à une table d'hôtes.
- Pas de souci pour la quantité :
Tous ceux qui, convivialement partageront avec vous, auront leur quote-part.
- La qualité sera celle d'un produit du terroir, d'un produit maison.
- Les yeux sur le brouillon, servir en écumant ratures, gribouillis et autres mousses formés.
- Ou, dresser en tirant du liquide le texte bien ficelé.
- Eviter le hachis d'hésitations la saveur en serait altérée.
- Vous retrouverez sûrement pendant la dégustation, un arrière goût de "bouquet garni" et peut être vous serez surpris par un autre révélateur millésimé.
Tous ces petits "en cas" riches et bien pensés révèlent dans nos bouches un goût singulier d'universalité.
Surprendre, se surprendre et puis s'en séparer avec un "Revenez-y".
Nous en savourons à chaque occasion les rebondissements, sans cracher sur la soupe .
Profitons du plaisir qu'ils procurent au palais de l'esprit.
Amateurs, gastronomes.
Si vous désirez partager ce plaisir, une adresse, une bonne adresse, l'atelier "Papiers de soi" que vous trouverez dans le guide du ROUT'ART.


 

APRES LA NUIT, JE REVERRAI LE JOUR

Marie Françoise METRAS


Pourquoi j'ai écrit : "Après la nuit, je reverrai le jour"
Carnets de thérapie. Novembre 1986 - Juin 1991.

Le désir d'aider les alcooliques en même temps que celui de me faire plaisir.

Comment je l'ai écrit avec l'aide de Serge Roux, animateur d'atelier d'écriture. Un travail riche, dense et essentiel que je résumerai en trois mots : apprendre, partager et créer.


Je vais vous parler du livre que j'ai écrit avec l'aide de Serge ROUX, animateur d'atelier d'écriture et fondateur de l'association "Voyages en Lectures" dont il s'occupe activement. A propos de son titre "Après la nuit, je reverrai le jour." j'aimerais déjà dire que c'est Serge qui l'a trouvé. En lisant mes textes, il a sélectionné cette phrase et il a pensé qu'elle ferait un bon titre. J'ajouterai que tout au long de mon travail avec lui, il a vu ce que j'étais incapable de voir. J'en parlerai plus longuement tout à l'heure.

Ce livre, comme le sous-titre l'indique, est le récit de ma thérapie de 1986 à 1991.
J'ai éprouvé le désir de l'écrire car cette thérapie m'a sauvé la vie. Elle m'a sortie de l'alcoolisme où j'avais plongé ainsi que de la dépression qui y était liée. Je raconte au début du livre mon arrivée à l'IMERA (Institut Méditerranéen d'Etude et de Recherche en Alcoologie). J'étais alors un véritable zombie qui avalait 12 cachets par jour et j'étais la proie de terribles angoisses.

En écrivant ce livre, j'ai pensé que mon témoignage pourrait aider des alcooliques ainsi que des personnes qui ont à faire face à cette maladie dans leur famille, dans leur entourage. En effet, avant de connaître l'IMERA, j'avais été soignée pendant quelques années par des médecins pour qui je n'existais pas en tant qu'être humain, que j'appelle "les pourris" et auxquels je donne des noms tels que : le docteur Baveux, le docteur Goret ou le docteur Labouchère. Je leur ai échappé mais je voudrais surtout que ceux et celles qui se trouvent entre leurs mains puissent faire comme moi, en aient la force à temps.
C'est à partir de novembre 1986 que j'ai rencontré des thérapeutes différents et j'ai éprouvé plus tard le besoin de leur rendre hommage car ils m'ont sauvé la vie. Eux , je les nomme le docteur Thalamon, Aimand, Dautremer, Aymerikan, Fiorelle.
C'est le travail que j'ai fait avec ces thérapeutes et que je poursuis encore aujourd'hui que j'ai voulu montrer dans ce livre. Un travail de thérapie de groupe ainsi qu'un travail de thérapie individuelle. J'évoque en particulier plusieurs stages de thérapie "analytique et corporelle" auxquels j'ai participé.
Je voudrais ajouter un point important pour moi. Quand je suis arrivée à l'IMERA, ma fille, Delphine dans le livre, se trouvait loin de moi, un juge des enfants l'ayant confié â sa grand-mère paternelle. Je raconte comment les thérapeutes de l'IMERA m'ont aidée à me défendre, à la reprendre avec moi.
Enfin, je crois que j'ai aussi voulu m'aider en écrivant ce livre. Je me suis "fait plaisir". Au fil des pages, je raconte non seulement comment les thérapeutes m'ont aidé à découvrir le désir que j'avais d'écrire mais aussi comment j'ai pu le réaliser grâce à leur aide.

J'aimerais maintenant vous expliquer comment est née l'idée qui a engendré la structure du livre.

C'était en novembre 1994... Pendant toute ma thérapie, donc depuis 1986, j'avais pris des notes... J'avais même écrit auparavant un roman qui évoquait mon alcoolisme. Plus jeune, j'avais écrit des textes poétiques... J'avais même écrit le récit d'une thérapie de groupe sous la forme d'un conte intitulé "Le petit homme noir et le grand homme blanc" que j'avais envoyé à des éditeurs... J'évoque d'ailleurs ces épisodes tout au long du livre.
En novembre 1994, donc, j'avais confié à Serge ROUX une centaine de pages concernant "Les vertus thérapeutiques d'un stage analytique" qu'il m'avait rendue avec ses annotations. Je lui expliquai alors qu'on me reprochait d'écrire dans un style trop journalistique.

- Mais pourquoi, m'a-t-il répondu, n'en tirerais-tu pas profit ? Pourquoi l'histoire ne se déroulerait-elle pas dans un journal ?

L'idée m'est alors venue de mettre en scène une journaliste de la revue "Psycho". Au début du livre, une de ses amies qu'elle n'a plus vue depuis vingt ans lui téléphone. Elles se rencontrent et à partir de là, elles décident que les carnets de thérapie de Clarice Mayor, c'est ainsi que se nomme l'héroïne, seront publiés dans la revue "Psycho". On passe de suite aux carnets de thérapie de Clarice et, de temps à autre, la journaliste et Clarice se rencontrent pour préparer ensemble la publication de ces carnets. On suit donc, parallèlement à la thérapie de Clarice, l'évolution de la relation entre ces deux femmes. La fin du livre, on apprend que la journaliste va suivre un stage de yoga avec Clarice.

J'aimerais parler maintenant de ce que j'ai voulu montrer dans le livre, de ce que j'ai essayé de faire passer au lecteur : mon évolution grâce à la thérapie et aux thérapeutes qui m'ont aidée.

En relisant mes textes, je me suis rendue compte qu'on pouvait établir- un parallèle entre mon évolution vers la guérison et mon chemin vers la poésie. Je m'explique. Au début du livre, les textes sont plutôt lourds et moroses. Ce sont des descriptions crues, les faits tels que je les ai vécus.
Progressivement, les textes deviennent plus légers, plus gais, plus poétiques. Serge Roux m'a beaucoup aidé car, de la même façon que les thérapeutes m'avaient redonné goût à la vie en me montrant mes aspects positifs, il m'a constamment montré les aspects positifs de ce que j'écrivais. Il m'a encouragé en soulignant les textes qu'il jugeait bons. Il m'a même conseillé d'accrocher les meilleurs textes dans mon bureau et de les lire chaque jour.

La thérapie et l'atelier d'écriture m'ont aidé à découvrir que j'aimais écrire des poèmes en prose dont certains, selon Serge, pourraient être chantés. J'ai choisi de vous en lire un parce qu'il représente ce que j'imagine de la première année de ma vie, une période que j'ai longtemps évoquée en analyse et sur laquelle j'ai longuement écrit.

LA GUERRE

On me l'a racontée
la guerre.
Les allemands chez nous
dans la grande bastide
où nous vivions alors
me prennent dans leurs bras.
Ils pensent à leurs femmes
et surtout aux enfants
qu'ils ont laissés là-bas
tout en se promenant
en costumes de guerre.


Je l'ai imaginée
la guerre
et mon père sur moi
à travers la campagne
par son ombre vivante
des obus me protège

pendant que je m'amuse
des cailloux à la main
à imiter les bombes
à jouer à la guerre.

je l'ai rêvée
la guerre
et je vois mon grand-père
de son fauteuil roulant
il appelle à l'aide
car il veut empêcher
qu'un enfant - c'est le sien -
tombe dans le fossé
et souffre de la guerre.

Ainsi pendant la guerre
alors que je venais de naître
des hommes autour de moi
j'ai fait tourner la tête
cherchant à les séduire
en ignorant la guerre.

J'aimerais enfin vous parler de la création. Comment j'ai écrit le livre.

Il y avait d'abord une matière à travailler : les notes prises pendant ces années là. les poèmes écrits chez moi ou en atelier d'écriture, le conte : "Le petit homme noir et le grand homme blanc".
Des idées me sont souvent venues pendant la nuit. Je me réveillais et j'éprouvais le besoin d'écrire.
Une nuit, des sifflements me réveillent. Quelques êtres bizarres entonnent un chant de guerre. Je me confie à ces petits bonshommes venus d'ailleurs qui me racontent l'histoire de la guerre et j'écris.
Une autre nuit, je me réveille en pensant intensément aux thérapeutes Dautremer et Aymerikan. Je me lève et j'écris un poème "Le petit homme noir et le grand homme blanc", poème qui constituera le départ d'un livre auquel je donnerai le même titre.
Pour créer le coté romanesque du livre, je me suis beaucoup inspirée de ma propre vie.
Au début du livre, Clarice téléphone à une amie journaliste qu'elle n'a pas vue depuis longtemps car elle aimerait que celle-ci parle dans sa revue "Psycho" d'un concert qui va avoir lieu au profit de l'association humanitaire dont elle fait partie.
Cette association que Clarice évoque souvent devant son amie journaliste, les amis qu'elle y rencontre, les enfants d'une pouponnière dont parle Clarice, tout cela, il m'a été facile de le créer car je l'ai puisé dans ma vie.
Je raconte une anecdote qui m'est effectivement arrivée au retour d'un voyage en Inde, il y a vingt ans. J'avais ramené de là-bas une bouteille emplie d'eau "sainte" du Gange, une eau brunâtre que je voulais faire analyser. A mon retour, recevant chez moi quelques amis, je leur avais servi par erreur un pastis arrosé de ce liquide. Un breuvage dont je n'entendis jamais dire qu'il les ait incommodés...


J'aimerais vous parler plus en détail du travail que j'ai fait avec Serge. De l'aide qu'il m'a apportée dans ce qu'il appelle "les tâtonnements de l'écriture".
Tout d'abord il m'a conseillé des lectures qui m'ont aidé à transformer mon style. A un moment, par exemple, mon style était trop ampoulé, il m'a conseillé de lire la trilogie d'Agata Kristof dont le style est très dépouillé. Il m'a demandé d'écrire des Tropismes, en lisant le livre de Nathalie Sarraute. D'écrire un monologue intérieur après avoir 1u celui de Molly Bloom dans Ulysse de Joyce ainsi que "Le bavard" de Louis René Deforets. Quand j'ai voulu décrire des corps enchevêtrés sur une plage, il m'a conseillé de lire un passage des "Corps conducteurs" de Claude Simon où l'on voit des mannequins en cire qui s'imbriquent les uns dans les autres dans une vitrine.
Suivant les conseils de Serge, j'ai aussi lu " Je suis moi oubliée". Il s'agit d'un journal à 7 voix écrit par 7 femmes avec l'aide d'un écrivain et j'ai cherché à voir comment ce dernier les avait aidées.
Pour évoquer des travaux de groupe, je devais décrire une danseuse en train de danser et un peintre en train de peindre.
Serge m'a alors conseillé de voir une danse, d'écrire en observant des tableaux dans un musée. C'est ce que j'ai fait, je suis même allée assister à un cours de peinture aux Beaux-arts. J'y ai pris des notes. A partir de là, mes textes ont complètement changé.
J'ai aussi découvert que j'écrivais mieux quand j'écrivais en écoutant de la musique. L'écriture devient rythmée. Un rythme que je crée, qui donne vie au texte.
J'aimerais parler encore plus dans le détail du travail que j'ai fait avec Serge.
Je parlerai d'abord de l'écriture proprement dite. Serge me montrait quand la ponctuation était inexacte. Quand j'employais un mot inexact, il me demandait de rechercher le mot approprié. Il me corrigeait certaines erreurs grammaticales, ou même orthographiques, il me demandait d'ôter un mot superflu, parfois d'en ajouter un. Il m'a appris à éliminer les redondances, à ne pas utiliser trop d'adverbes à employer le temps qui convient, à corriger l'écriture du langage parlé. Il m'a aidée à présenter le texte convenablement, à respecter la graduation narrative .
J'avais écrit cette phrase.
J'arrive à Gohelis, Une grande bâtisse pas loin de la mer au milieu d'une forêt de pins.
Je l'ai ainsi transformée :
J'arrive à Gohelis. Au milieu d'une forêt de pins, une grande bâtisse pas loin de la mer apparaît.

Serge m'a aidé à corriger des phrases trop lourdes, à les découper. On ne doit pas dire trop de choses dans la même phrase.
Il m'a expliqué que le changement de la personne qui agit implique un changement de paragraphe.
Il m'a conseillé de lire mes textes à voix haute, ce qui m'a beaucoup aidé.
Il me demandait de corriger les mots impropres.
J'avais écrit : Leurs visages avaient compris que. Il m'a dit : Comment des visages peuvent-ils comprendre ?
Quand une phrase ne convenait pas, Serge me demandait de la tourner dans plusieurs sens afin de trouver le bon sens. C'est une excellente gymnastique pour celui qui écrit...
Serge me disait parfois que le texte n'était pas crédible pas vraisemblable, ou pas compréhensible, je devais le transformer.
Il me montrait parfois que j'en disais trop "Il faut laisser deviner au lecteur" me disait-il," il faut suggérer." ou bien "Il y a trop de commentaires, pas assez de descriptions". J'enlevais alors des phrases de mon texte, j'écrivais des anamnèses pour le rendre plus vivant.
Il m'arrivait aussi de n'en dire pas assez, Serge me demandait alors de creuser, d'approfondir. Il me donnait souvent une matière à réflexion à la fin d'un chapitre. C'est ainsi qu'il m'a demandé d'écrire des réflexions sur le pouvoir, sur la vieillesse.
Parfois un lien manquait entre deux textes, ou même entre deux phrases.
Serge me demandait de le chercher. Il m'a fait remarquer que je parlais du livre de Pierre Rey qui raconte son analyse avec Lacan comme si le lecteur l'avait lu, ce qui n'est pas souvent le cas. "Il ne faut pas oublier la pédagogie du lecteur, me disait-il, faire son apprentissage".

Quand le texte était décousu, Serge me demandait de le reprendre en suivant le fil de ma pensée.
Certaines scènes n'étaient pas décrites d'une façon claire. Serge me demandait de les revivre dans ma tête, de respecter la chronologie des faits. J'avais écrit était tombée sur son oreille qu'elle avait blessée. Plus loin qu'Elhorry avait cassé la main d'Aymeikan en la serrant très fort. Serge m'a demandé de me poser des questions sur le corps humain, en l'occurrence l'oreille et la main. J'ai consulté des dictionnaires, des encyclopédies avant de réécrire ces textes.

J'avais écrit . Une autre femme me porte sur le dos.
Qu'est-ce que cela veut dire ? m'a demandé Serge.

Après que j'ai écrit, "je suis très myope", Serge m'a conseillé de prendre un miroir, de m'y regarder, et d'écrire en même temps en prenant une certaine distance. Cela m'a aidé à écrire le rapport que j'ai à mon corps. C'est après l'avoir entendu me parler de l'exercice pongien qui consiste à prendre un objet, à le regarder comme si on ne l'avait jamais vu, à le décrire sans jamais le nommer d'une façon matérielle tout d'abord puis en laissant venir les métaphores, les associations d'idées. C'est après cela donc que m'est venue l'idée de décrire des livres, d'en parler.


Parfois, un personnage était trop éloigné. Par exemple, lorsque je parle de ma fille, j'évoque " sa passion de la vie". En écrivant ainsi, je montre une enfant de rêve, ce qui a paru étrange au lecteur, Serge en l'occurrence. J'ai donc transformé le texte en faisant parler ma fille.
J'aimerais vous lire deux notes d'encouragement écrites par Serge après qu'il ait lu certains textes.

- Très bien écrit. L'on a une envie frénétique de lire la suite.

Et la 2° qu'il a écrite après avoir lu le texte sur la mort de mon père.

- D'une manière très distillée tu réussis à distiller ce passage au néant de ton père. C'est un très beau chapitre façonné par le travail du deuil. Un grand moment d'écriture et donc de vie. J'aime la déclivité des autres enterrements avant le dernier, le plus important.

Je terminerai en disant le plaisir que j'ai eu à travailler avec Serge Roux dont j'ai apprécié les grandes qualités en même temps que la compétence et l'amour de l'écriture qu'il m'a fait partager et que je continue de partager avec lui puisque j'écris actuellement des textes sur la psychanalyse avec son aide.


Je conclurai en citant une phrase du psychothérapeute Marc Oberlé :

"On ne peut enlever la boisson à un alcoolique sans lui donner auparavant, AUTREMENT, les bienfaits de la drogue. Ce cap franchi, un long combat pour la vie commencera. Avec sa quête universelle : l'ivresse du plaisir de vivre."


Cette dernière phrase de son livre :"Le plaisir et l'ivresse" me fait songer au pouvoir bénéfique de l'art quand il se substitue à la drogue.

"D'un corps à corps initial de la mort physique, la langue originaire garde des traces incorporées. Dés lors, chaque deuil chaque peur, court le risque de s'y frayer un rappel mortifère, à moins que la stratégie du moindre mal ne vienne établir la maladie, l'acte répétitif, la fuite en avant, comme mesure de sauvegarde paradoxale".


 

LE CORPS LESE COMME ECRITURE
D'UNE PAROLE IM- PRESENTABLE

Vincent MAZERAN
SILVANA OLINDO-WEBER

Au moment où la recherche en psycho-somatique s'oriente de plus en plus vers l'hypothèse d'un dysfonctionnement archaïque dès les premières acquisitions chez le tout jeune enfant, nous sommes réconfortés de trouver sur les positions théoriques que nous défendons depuis une dizaine d'années - notamment celle d'une névrose traumatique originaire - des auteurs qui jusque là défendaient les thèses de l' IPSO et faisaient du trouble psychosomatique une carence structurale que l'on pouvait apparenter à la psychose.

Des auteurs comme Joyce McDougall, Sami Ali et bien d'autres encore, y compris dans la Revue Française de Psychosomatique (P.U.F), ne soutiennent plus la version d'une pensée opératoire structurellement déterminée et muette, mais semblent s'orienter vers une option défensive, pouvant même inclure pour certains une dynamique signifiante.

C'est dans ce cadre que nous allons reprendre un certain nombre de concepts, déjà exposés depuis quelques années, et montrer à partir d'un cas clinique comment le corps peut devenir surface d'écriture à une époque de la vie où le langage articulé n'est pas encore constitué, et où la réaction du corps en tant que lésion apparaît comme venant signifier que le sujet, même s'il n'est pas encore représenté par le discours habituel, est déjà présent dans les manifestations signifiantes du corps.

I. ASPECTS CLINIQUES (S.0.W)

La somatisation est parfois considérée comme une écriture ; sans lettre bien sûr, mais plutôt à la lettre, c'est-à-dire une manifestation objective sans déplacement métaphorique. Pour illustrer le thème de l'inscription d'un symptôme dans le corps, je vais vous exposer un cas clinique organisé autour du concept de répétition.
Pourquoi cet axe là plutôt qu'un autre ?
Et bien, si le trauma fait trace dans le tissu psychosomatique, la répétition est l'indice de l'activité de cette trace. Elle se présente comme l'effet d'un effacement mal effectué à l'origine ; comme si, à partir d'une rature instable au niveau du Réel il fallait récidiver, d'un signe répétitif, un premier acte mal effacé.
Depuis un certain nombre d'années nous mettons en critique le supposé mutisme de la répétition. Il nous apparaît, tous les jours, dans notre pratique, que la répétition n'est pas si muette qu'on le dit, encore que, elle ne "cause" pas comme un retour de refoulé hystérique.
Pour rendre plus évident le "discours" de la répétition, j'ai utilisé une méthode qui ne vaut d'ailleurs que dans la mesure où elle aide à objectiver quelque chose d'une impression de déjà vu ou déjà entendu ; cette méthode est développée dans notre livre : "Pour une théorie du Sujet-Limite". J'en résume l'objectif : en prenant comme domaine d'analyse l'ensemble du matériel onirique, il s'agit de réussir à dégager, pour chaque cas particulier, un langage du trauma. On fera dés lors travailler la répétition en mettant en perspective les différentes occurrences, les variations de rythme et les connexions avec des éléments actuels. Cette méthode suppose donc, en même temps que l'écoute flottante, une écoute vigilante aux répétitions, de façon à éviter d'interpréter l'accélération d'un rythme répétitif comme une résistance à la prise de conscience devant la demande ou le désir d'un objet, alors qu'il s'agit d'un moment de défense du sujet contre un déchaînement de la pulsion de mort.
En tant que signature de trauma et de la pulsion de mort, la répétition donne un aperçu indirect du rapport du sujet avec la jouissance, au-delà du principe de plaisir. Dans cette perspective, la mise à l'épreuve de la réalité, toujours impliquée dans un acte répétitif, est rendue nécessaire au titre d'un étayage contre des processus déstructurants.
Par ailleurs, il est essentiel de souligner la fonction différentielle d'un cycle répétitif, et là je cite Lacan ; dans son séminaire sur l'identification il dit :
"C'est parce que quelque chose à l'origine s'est passé, qui est tout le système du trauma, à savoir qu'une fois il s'est produit quelque chose qui a pris la forme A, que dans la répétition, aussi engagée soit-elle dans l'individualité animale, le comportement répétitif n'est là que pour faire resurgir ce signe A." "Quelle que soit la fonction intéressée dans ce cycle, aussi charnelle qu'on le suppose, ce qu'elle veut dire, en tant qu'automatisme de répétition, c' est qu'elle est là pour faire surgir la fonction différentielle du signifiant. "
Je vais donc tenter d'illustrer avec le cas de M.N le rapport de la somatisation répétitive avec un ordre de signifiant, notamment dans sa fonction différentielle, en posant la problématique suivante :
La répétition ne fait-elle qu'accumuler un signe différentiel au voisinage d'un point de fixation ? Ou bien réussit-elle, malgré ses retours en arrière, à relancer la chaîne associative du discours subjectif ?
En d'autres termes : lorsqu'on se trouve confrontés à des effets de répétition, dans les somatisations, doit-on les interpréter comme des moments quantitatifs, sans rapport avec l'imaginaire ? Ou bien la répétition va-t-elle faire entrer le somatique dans une fiction redevable de l'inconscient ? Fiction qui non seulement pourrait se construire à posteriori mais aussi précéder et causer le symptôme.

M.N
Installé depuis peu dans la région, il vient me voir en présentant comme urgent un problème relationnel avec un supérieur hiérarchique.
En fait, il n'est pas très convaincu de l'efficacité d'un travail analytique, mais il a déjà tout essayé y compris et surtout la prière et c'est sa dernière démarche.
C'est un bel homme d'une quarantaine d'années, de type latin très marqué, il exerce dans le secteur tertiaire à un poste de responsabilité.
Il apparaît dés la première séance que les difficultés relationnelles masquent un état d'angoisse mal élaboré centré sur son état de santé. Il souffre d'une spondylarthrite ankylosante et s'attend à une récidive imminente. Pourquoi une telle attente ?
Des douleurs diffuses semblent lui annoncer une poussée inflammatoire et il ajoute qu'en plus, il vient de déménager; cet argument ne me paraissant pas aussi logique qu'à lui, il va développer son schéma psychosomatique dans un modèle quasi automatique :
Depuis qu'il travaille dans le secteur tertiaire, chaque fois qu'il a une promotion suivie d'une mutation et d'un déménagement, il lui arrive une catastrophe :
- à 30 ans, alors qu'il se promenait à vélo, une voiture le heurte ; trauma crânien, coma.
- à 32 ans, uvéite suivie d'une paralysie des membres inférieurs durant quelque mois. On diagnostique sa polyarthrite, avec présence de l'antigène H.L.A. B27.
- à 34 ans chute à vélo : fractures multiples des bras et jambes.
- à 37 ans nouvelle poussée inflammatoire à la suite d'une uvéite, nouvelle période de quelques mois de paralysie des membres inférieurs.

Donc, chaque fois, il avait obtenu une promotion et déménagé peu de temps avant la catastrophe. C'est dire s'il est dans la terreur d'une rechute depuis son dernier déménagement qui l'a amené dans la région trois mois avant notre rencontre. En fin de compte, c'est ça qui le met en état d'urgence.

De son anamnèse, il m'annonce qu'il n'y a rien à attendre. Il est orphelin de père depuis l'âge de 5 ans, tout a disparu de sa mémoire "comme derrière un rideau de fer", après 5 ans, tout s'est arrêté de vivre.
"Que pourrais-je transmettre ? dit N. "mon père ne m'a rien transmis" et en effet, il se vit, comme un émigré permanent, un "homme de couleur" "noir", si phobique de son teint mat qu'il fuit le soleil. Un homme sans racines, sans histoire, sans traditions. Et de cela il en veut à son père, un italien, qui ne s'est pas "naturalisé" français avant sa mort à 52 ans.
En effet, ce n'est pas la tristesse qui l'emporte mais la rancune d'avoir été abandonné aux mains d'une mère qui se morfondait dans le ressassement de leur malchance et de leur décadence.
Mr N. dit "ma mère s'est arrêtée de vivre quand mon père est mort." On pointe là un deuil pathologique chez la mère.
Malgré ce refus d'historicité, j'apprendrai quand même qu'il a souffert, étant enfant, d'un eczéma géant si douloureux qu'il faudra l'envelopper de gaze ; ce sera d'ailleurs le seul souvenir qui lui reviendra de son père, car c'est lui qui faisait les enveloppements de gaze.
Il se souviendra également qu'au cours de sa première année il a été hospitalisé pour une rupture stomacale, en raison d'un gavage alimentaire. Il tient cette information de sa mère.

Dés la première rencontre je lui ai dit qu'il me semblait évident qu'il avait besoin de se construire un père. Mais cette construction m'apparaissait d'autant plus difficile qu'il avait non seulement subi une privation réelle, mais aussi qu'il ne montrait aucune disposition à répondre par un recours à l'imaginaire. En effet, il est arrivé à cette première séance dépouillé d'histoire, mais aussi sans émotion, très opposant, bardé d'un fonctionnalisme au ras de l'événement, et de plus avec une difficulté d'expression orale qui lui posait problème en toutes circonstances. Enfin tout ce qui argumente une mauvaise indication de travail analytique et je l'aurais sans doute refusé s'il n'avait apporté un rêve.
Il accepte donc de rêver et il produira environ 150 rêves en deux ans de travail. ce sont des petits rêves brefs, d'une ou deux scènes tout au plus et sans aucune association spontanée.
Son premier rêve est antérieur à notre rencontre. C'est un rêve qui l'intrigue beaucoup, un rêve énigme qui le dérange mais dont il ne peut rien dire.

Rêve 1 : Un homme de couleur sort d'un bocal de verre où il était planté en terre à côté d'une plante verte. On voit plusieurs racines en surface.
Il est très perturbé par ce rêve, mais aucune association ne suit cette perturbation.

Au premier contact on serait tenté de repérer un fonctionnement opératoire mais, il y a une telle pauvreté associative, une telle réticence, qu'on peut aussi voir ce minimalisme comme une réplique transférentielle de son expérience de privation: car, par ailleurs, M.N est très intensément impliqué dans une pratique religieuse fervente, très au-delà des simples rituels : c' est un pragmatique-mystique; formule complexe dont les aspects contradictoires lui posent problèmes.

Pour essayer de théoriser quelque chose de ce cas, je me suis donc appuyée sur les quelques 150 rêves que M.N a apportés. Il faut signaler cependant que le climat transférentiel s'est modifié peu à peu, jusqu'à s'étayer sur une confiance excessive.


LES REVES

Ce qui frappe d'abord, dans cet ensemble onirique, c'est la prédominance massive de la kinesthésie, 2/3 des verbes expriment un déplacement corporel : courir, dépasser, rattraper, s'approcher, marcher, passer, avancer, descendre, faire demi-tour, dévaler, traverser un espace etc.
A ces verbes il faut ajouter toute une liste de sports : natation, rafting, surf, basket, foot, escrime, course à pied et surtout lé répétition de courses en vélo, VTT et moto. On peut également inscrire au chapitre du déplacement la répétition de citations corporelles : bras, pieds, jambes, chevilles.
Cette motilité n'est pas sans problème puisqu'on trouve aussi, régulièrement, des blocages de déplacement : tomber, être bloqué, bousculé, arrêté, des murs, des barrages, des entraves, se traîner à genoux, des blessures aux membres etc... c'est donc une dynamique conflictuelle.

On peut penser que ces rêves tendent à liquider les traumas les plus tardifs, c'est-à-dire la paralysie de ces dernières années. Mais, d'un autre côté, il faut souligner que le père de M.N était un sportif professionnel. Il n'est donc pas impossible que, sous la couverture des traumas tardifs, il puisse se jouer quelque chose de plus ancien et de relationnel.

Il faudra attendre quelques mois avant de voir apparaître dans les rêves des traces plus nettement archaïques chaque fois que des moments clé dans le transfert manifestent plus nettement l'emprise de certains signifiants. Par exemple, lors d'une séance, il réalise qu'il répète à tout venant "je suis fatigué" exactement comme le répétait sans cesse sa mère, alors qu'en réalité il ne se sent pas si fatigué que cela, il fait le rêve 29 à la suite de la séance :

Rêve : Ma mère sur une planche à voile. On doit partir. Elle ne m'attend pas. Elle ne peut plus faire demi-tour. Je suis sur une planche et ne peux pas la rejoindre. Les courants sont contraires. Pour tout commentaire il dit " je suis tellement en attente d'elle" découvrant ainsi son manque avec nostalgie. Et il pleure pour la première fois.
On voit qu'en laissant s'éloigner la mère, il opère une défusion, une coupure et, bien qu'il n'abandonne pas sa position en miroir, il cesse quand même d'être elle
( il se dissocie du "je suis fatiguée" ) pour sentir qu'il ne l'a pas. Ce qu'on peut considérer comme une désidentification ( un remaniement identificatoire ) .
- Notons que l'élément tiers séparateur s'imaginarise sous la formule d'une planche à voile. On y reviendra. Suivent 3 rêves d'angoisse puis, au rêve 33, apparaît enfin une figure masculine :
- un homme atteint d'une maladie articulaire et homosexuel est là. C'est tout .
Enfin au rêve 34, pour la première fois, apparaît nommément, le père :

Rêve 34
Je vois mon père, il est médecin, en costume de travail avec une épingle à cravate. Je me dis que je n'ai pas cette épingle.
La plupart des rêves qui suivent vont mettre en scène l'impuissance et l'échec. Et ainsi, passent 6 mois de grande angoisse.
Il semble que N ne puisse s'approcher de son père qu'en position de castration soumise.
Le rêve 63 donne peut-être la clé de l'angoisse qui s'exprime depuis le rêve de la planche à voile.

Rêve 63
Il y a plein de sable, c'est le désert. Dans un pot, un arbre planté en terre. Beaucoup de terre dans le pot. Je regarde et je fais la différence avec la terre qui est dans mon ventre gonflé. Quand j'appuie il se dégonfle.
Nous remarquons que ce rêve reprend le thème du rêve inaugural et énigmatique pour M.N : le rêve de l'homme noir planté dans un bocal avec une plante verte ; mais le rêveur est ici figuré avec sa différence et sa similitude.
Ce ventre gonflé de terre m'évoque évidemment le ventre du nourrisson hospitalisé et la terre apparaît alors comme signe d'un trait unaire entre l'homme en pot et le petit enfant - donc l'homme est dans la terre, la terre est dans l'enfant - donc l'homme est aussi dans l'enfant. Comment ne pas voir là une incorporation (identification archaïque) à un père enterré trop tôt ? Mais, bien sûr une telle identification n'a pas pu se construire au sommet de la première hospitalisation.

Compte-tenu de l'inorganisation de l'appareil psychique d'un nourrisson, tout ce qui a pu s'inscrire alors c'est l'investissement d'une limite moi/non-moi et l'on voit avec ce rêve combien cette limite est encore soumise à une dynamique de réversibilité, ce qui correspond cliniquement à une surcharge par le trauma de ce premier moment de coupure.


On va risquer une hypothèse : on va supposer que les traces insensées de la douleur corporelle du nourrisson se sont connectées au sens de la douleur maternelle à la mort du père et probablement en rapport avec le jour de l'enterrement.
Ce n'est là, bien sûr, qu'une hypothèse. Mais, les rêves insistent :

Rêve 64
Dans le couloir il y a par terre la montre gousset de mon père. Je dérange un voleur dans l'appartement. J'ai peur d'aller au fond de l'appartement pour vérifier s'il est là.

La terre, le temps, le temps volé, le fond, le petit ventre "gousset", la peur ; tout cela fait rappel.
Dans le rêve suivant on trouve encore une plante exotique, dans un pot, qui ne pourra pas grandir à cause de petites bêtes à l'intérieur du pot. Cette période de doute et d'angoisse s'achèvera sur deux rêves :

Rêve 81
C'est une bagarre de rue. Mon groupe a le dessous. Quelqu'un dit d'appeler Adam. C'est un père très costaud. Il vient. Soudain je me retrouve à flanc de colline. Il y a d'énormes champignons. Je les coupe avec un bâton, ils se désintègrent. J'arrache ce qui recouvre la colline, je dépèce la terre. Alors une bouche qui est à même la terre me dit : "laisse ça tranquille et pars !".

Comment ne pas penser à une voix d'outre-tombe ?
De même que dans le rêve du ventre gonflé il y a mise en scène du rapport dedans/dehors avec ici une image de peau, encore vulnérable, puisque on peut le dépecer mais qui existe quand même comme métaphore d'une limite territoriale.
On repère également le moment du "partir" : séparation, mise à distance, là c'est la voix du père qui ordonne la séparation. C'est presque une mise en scène textuelle de la fonction séparatrice de la parole du père en tant que médiateur symbolique .

Nous sommes au mois de décembre ; c'est l'anniversaire de la mort de son père. Il peut désormais l'évoquer sans rancune, peu de temps après il fait un autre rêve de séparation avec la mère:

Rêve 91
Je suis en séance avec vous. Ma mère arrive avec d'autres membres de la famille.
On continue le travail, vous leur expliquez leur rôle, mais je veux continuer seul. Je leur demande de partir.
Ici, le départ de la mère est exprimé comme une volonté et non plus subi passivement. La dyade sur fond océanique s'est élargie à plusieurs personnages avec une médiation. C'est une perte acceptée.

On peut discerner que l'identification féminine: PASSIVE EN FAIT, servait à masquer l'incorporation mortifère avec le père enterré et protégeait, au prix de l'échec et de l'impuissance, d'un effroi bien plus archaïque que l'enjeu de la castration oedipienne.
C'est sans doute parce que le père, même mort et enterré, est finalement intégré en tant que père protecteur, que le danger de l'identification mortifère va s'affaiblir. Dés lors, la position féminine passive disparaît dans les rêves suivants qui prennent une tonalité oedipienne. En même temps on constate, en cette dernière période d'environ 6 mois, un remaniement du rapport conflictuel de la mobilité : les obstacles au mouvement qui, au début étaient de l'ordre de 50% passent à 15% (soit de 22 blocages pour 54 déplacements réussis, à 7 blocages pour 51 réussis) .
Le père-guide va apparaître dans plusieurs rêves et bientôt on voit s'ébaucher une identification oedipienne classique :
Rêve 120
Un comte enlève une mère devant son fils (c'est un fils) . Il viole la femme. Le fils s'active pour faire cesser le viol. Le comte s'énerve. Le fils part et revient derrière le rideau. Il porte sa tête dans sa main droite. (C'est un gag de diversion pour faire peur au comte)

Rêve 139
J'ai une épée et des armes blanches. Je suis fier de le savoir. On voit l'évolution depuis le rêve "Je n'ai pas l'épingle à cravate" .

Le cas de M.N montre bien la coexistence de deux dynamiques psychiques et la difficulté de situer les différents niveaux de défense.

Par exemple, lorsque N a été renversé par une voiture et , gisant à terre, avant de sombrer dans le coma, il a pensé en voyant s'agiter des gens autour de lui : "je voudrais leur dire que je ne suis pas mort et je ne peux pas".
Sur quel plan temporel se trouve-t-il ? L'actuel où se fait sentir un besoin d'être avec ces vivants qui l'entourent ? Niveau objectal, niveau de la relation ; ou bien ce, "je ne suis pas mort" ne vient-il pas prendre force de dénégation sur un "je suis mort?" L'important alors serait le "ne pas" non pas tant comme ouverture au refoulement que comme élément différentiel qui tient à l'écart l'innommable ?
Cet innommable on le voit pourtant se nommer par la répétition du trait de cadavre entre père et fils. On peut d'ailleurs se demander quelle part du cadavre vient paradoxalement hanter ce "je ne suis pas" qui permet encore d'exister dans la détresse du nourrisson enterré dans son propre ventre ?
Sans doute la polyarthrite est une maladie d'hérédité biologique, mais il y faut aussi un facteur d'environnement qui joue un rôle déclenchant, et il reste encore à se demander si les récurrences somatiques, les poussées évolutives, sont sans rapport avec le conflit psychique. Il nous semble évident qu'elles ne le sont pas. La récurrence somatique a partie liée avec la répétition, ce qui pose la question du rapport causal entre la pulsion de mort, l'érotisation défensive du trauma et la somatisation en tant que symptôme psychosomatique.
Pour reprendre le fil conducteur de ce cas, il faut dégager 3 temps :
1° temps : on a posé une hypothèse quasiment mythique mais néanmoins suffisamment logique, à savoir que la première rupture signifiante, disons la coupure originaire, s'est inscrite dans la douleur du ventre dilaté ; douleur agglutinée sans doute à un changement brutal des repères et des rythmes en raison de l'hospitalisation. Posons cela comme une trace originaire sans représentation ; une sorte d'algorithme : douleur + changement global = A - c'est-à-dire un signifiant originaire indice de la défense du sujet.
2° temps : à 5 ans, la mort du père et la douleur de la mère viendront s'inscrire sur cette 1° trace, déjà frayée, de douleur/rupture.
- puis, un temps de latence assez long et plus tard un 3° temps, une chute, visage à terre, qui enclenche la série des répétitions et met à jour l'effet du signifiant différentiel originaire.
Dans les deux derniers temps on constate que la terre qui traduit la limite dedans/dehors symbolise tout autant la limite logique que la frontière imaginaire.
Ainsi, s'il s'agit bien d'un signifiant comme nous l'indique la répétition, par contre le trait n'est pas dénué de figuration, c'est donc un signifiant peu différencié du champ perceptif dont il surgi, pratiquement, une icône, venant réaffirmer la limite moi/non-moi lorsque, en période critique, le différentiel du sujet est attaqué par les surcharges traumatiques .
Quant aux répétitions plus tardives, (déclenchées par une chute, une douleur et une hospitalisation) elles sont prises dans la dynamique défensive du trauma,
mais sur un mode secondaire plus élaboré, cependant on voit bien que la logique initiale du schéma le plus archaïque y est reprise comme un code de base dans une nouvelle distribution.

Comment comprendre qu'un élément perceptif se retrouve véhiculé dans une forme minimale et puisse embrayer sur des élaborations secondaires, elles-mêmes construites comme des fictions sur le trauma ?

Revenons à la clinique :
Lors de la première hospitalisation, l'appareil psychique n'était pas en mesure de traiter le trauma par refoulement de représentations de la situation vécue ; par contre lorsque l'enfant à 5 ans, il y a matière à refoulement au sens du refoulement secondaire ; pourtant nous avons constaté que les deux situations sont représentées par le signifié "terre". Il faut donc en conclure qu'un signifiant originaire en instance de signification s'est glissé dans une signification ultérieure et lui a infligé sa dynamique répétitive.
C'est en somme une coaptation, de forme holophrastique, où se ramassent en un seul signifiant deux moments traumatiques, le premier massivement perceptif, le second massivement sémantique. Le trop dit de la langue adulte maternelle, lors de la mort du père, vient recouvrer avec un trait formel le trop ressenti du nourrisson en douleur.
On pourrait dire qu'il y a là un après-coup sémiotique sur la 1° trace frayée par la douleur du trauma. C'est après-coup sémiotique constitue la modalité discursive de la répétition : c'est la promotion d'un signe en fonction signifiante et la répétition du signe pour commémorer le coup de force du sujet qui a réussi à se placer quand même à ce point qui marque sa disparition. Or, s'il y a constitution d'une holophrase, en raison de la surcharge affective d'un percept ou du champ perceptif, on voit que la répétition fait circuler, sans la gélifier, la chaîne des représentations jusqu'à des élaborations secondaires.

Il est certain que la douleur de la mère et son érotisation d'un lien endeuillé avec le père mort, ont surdéterminé un sens à la passivité douloureuse de Monsieur N ; la mère et le père enterrés forment un ensemble indissociable. Ce qui laisse perdurer une image composite archaïque, peu différenciée, du couple parental.
Mais déjà, avant la mort du père, que faut-il penser d'une mère qui porte son enfant à un point de rupture stomacale par gavage alimentaire ? Le moins que l'on puisse dire c'est qu'elle ne comprenait pas le langage du nourrisson. Sans doute essayait-elle de le calmer en le nourrissant ce qui laisse entendre, compte-tenu du résultat, que son rôle de pare-excitation s'est trouvé mis en échec.
La mère s'est enterrée imaginairement avec son mari et n'a cessé de projeter sur son enfant son lien idéalisé avec un mort. On comprend que la série des identifications imaginaires va buter pour M.N sur une configuration paradoxale où il doit faire le mort s'il veut vivre dans le désir de sa mère.
C'est d'ailleurs ce qu'il réussit fort bien sur le plan affectif jusqu'à ce qu'il tombe amoureux d'une femme qui lui demande d'être père à son tour. Mais, un père vivant. Et là c'est la débâcle que même Dieu le père ne réussit plus à contenir et qui l'amènera à tenter ce travail d'analyse comme "la dernière solution" .
De 37 à 45 ans monsieur N n'a pas fait de rechute ; ce qui n'a rien d'exceptionnel, mais pour lui, une telle accalmie a rompu la chaîne causale : mutation/catastrophe. Il échappe à son destin et redevient acteur de sa vie.
Il s'est d'ailleurs à nouveau trouvé confronté à la même situation : promotion-mutation-déménagement . Durant quelques mois il a pu continuer à venir. Son angoisse avait repris le dessus, cependant il n'a produit qu'une somatisation bénigne: dans la semaine qui a suivi son installation à un poste de direction, une éruption bulleuse aux deux mains lui a mis tous les doigts en sang, l'empêchant ainsi de serrer les mains de ses nouveaux partenaires. La réaction n'a duré qu'une semaine. Puis le travail de soutien a fait diminuer l'angoisse. Une rechute n'est cependant pas à écarter, il n'est pas stabilisé sur ses dernières positions.

II. APPROCHE THEORIQUE. (V. M.)

Le concept de somatisation, ou de psychosomatique, met d'emblée l'accent sur les possibilités du corps, dans certaines conditions, de prendre le relais de la parole du sujet quand celle-ci vient de lui faire défaut.
Nous savons déjà que le symptôme lésionnel, quel qu'il soit, vient témoigner au médecin qui en fait la lecture que tel organe est touché et nécessite réparation. Nous sommes là dans une visée proprement médicale, c'est-à-dire objectivante; tel dérèglement qui entraîne tel trouble doit être corrigé. C'est le registre du soin habituel. Dans cette perspective, le corps peut-être utilisé dans la relation aux autres dans un rapport intersubjectif, soit pour en tirer quelques bénéfices secondaires, soit comme opérateur de médiation, soit pour alimenter une problématique plus profonde qui se manifeste dans un discours hypocondriaque. Le retentissement subjectif n'est, dans cette dynamique, qu'un investissement a posteriori des troubles somatiques.
La question qui est ici posée est la suivante : est-ce qu'une lésion du corps aussi grave soit-elle peut elle être le support d'une souffrance qui, elle, n'arrive pas à être dite par le circuit habituel du langage courant ? Autrement dit, l'organe atteint peut-il être en connexion syntaxique avec l'argumentation conflictuelle latente et devenir ainsi une surface d'inscription substitutive ? Ou encore, la lésion peut-elle faire partie des règles de construction du discours ?

Cette hypothèse place donc l'investissement subjectif (psychique) en amont de la manifestation somatique, qui dès lors, serait étroitement liée à la structuration (déstructuration) du sujet non pas comme signe érotisable secondairement,
comme dans l'hystérie, mais comme indice d'une position conflictuelle bien plus profonde que ce qu'elle donne a voir, c'est à dire la douleur ou la souffrance.
Nous sommes passés là de la dimension objective. Il est nécessaire de distinguer dans un premier temps, ce qu'il en est de la douleur, exprimée par un corps malade, de la souffrance beaucoup plus axée sur l'aspect subjectif, psychique. Bien que dans l'appellation courante on utilise indifféremment les deux. Disons simplement qu'une douleur se montre quand la souffrance se parle. La douleur nécessite le regard, le toucher de l'autre, pour faire une lecture aussi juste que possible, elle est de l'ordre du signe. La souffrance s'adresse beaucoup plus à une écoute attentive, qui est déjà et à la fois reconnaissance et réponse au "mal à vivre" qui s'exprime dans cette souffrance.

On entrevoit déjà qu'une douleur persistante réfractaire à toute la gamme thérapeutique employée, peut être une façon de dire une souffrance qui ne peut s'exprimer autrement. La souffrance est le témoignage d'un vécu que nous côtoyons tous les jours. Elle n'a pas d'âge. Les qualificatifs de profond, d'insondable, d'indicible, de torturant, ne donnent qu'une bien pâle idée du tragique du sujet qui le saisit tout entier. Nous sommes tous concernés par elle. Elle colle à la peau de l'individu. Elle est en quelque sorte sa dimension spécifique. D'où vient-elle ? Comment se vit-elle dans la parole et dans le corps ? De quelle vérité est-elle le lieu, le support ? A quoi renvoie-t-elle ?
Souffrir évoque toujours une déchirure. Elle signifie la limite du supportable et témoigne toujours de l'insupportable. Elle apparaît comme l'effet ou la conséquence d'une altération de nous-mêmes : "Je ne suis plus moi...". Elle affecte le temps. Elle est souvent diffuse et prend l'aspect insaisissable de la confusion et de l'angoisse, de l'ignorance de la cause et de l'étrangeté "Je ne vais pas bien, je suis mal dans ma peau...".
La souffrance ne se mesure pas à l'importance "objective" du dysfonctionnement d'un appareil. Une légère blessure touchant au paraître du corps, à l'image narcissique du corps, peut faire souffrir bien davantage qu'une atteinte organique lésionnelle douloureuse.

Nous sommes des corps, c'est une évidence ; mais faut-il le préciser, des "corps-vivants-parlants" , ou simplement du "vivant-parlant". Un corps n'est concevable en tant qu'entité que parmi d'autres corps. C'est donc introduire de façon incontournable la dimension relationnelle à l'autre, aux autres, au monde des objets.
C'est aussi introduire la problématique du désir (désir de vivre, d'être reconnu, d'être aimé...), mais également celle de la perte sous toutes ses formes, qui renvoie immanquablement à cet autre constat que nous sommes des êtres mortels.
L'observation clinique que vient de présenter Silvana montre bien que rien ne se perd dans cet ordinateur extraordinaire qui est notre psychisme, que les traces anciennes, archaïques, inscrites dans le psychisme du sujet avant même que le sujet ne soit constitué comme tel, effacées donc de la scène consciente, vont pouvoir
se réactiver à n'importe quel moment de la vie à la suite d'un événement traumatisant de l'actualité présente.
Nous avons introduit le concept de Somatisation-Limite en 1986* pour rendre compte de certains cas clinique où la lésion somatique vient s'inscrire dans la dynamique d'un conflit psychique au même titre qu'une conversation hystérique, mais non plus au niveau secondaire des risques corporels en tant que vocabulaire substitutif. Dans la somatisation-limite, c'est au niveau de l'énonciation même (prétendant à la parole) que le corps vient s'impliquer comme substitut du rapport à la réalité constitutif du sujet, et donc comme réplique de ce moment originaire d'émergence des instances. On peut comprendre que, lorsque le principe de réalité est mis en danger par un remaniement traumatique, la somatisation vienne alors confirmer la place du sujet dans la réalité.

Le corps réagit à la moindre émotion, nous le savons tous, comme nous savons que la perte d'un être cher entraîne un état de deuil, plus ou moins grand, plus ou moins profond, au cours duquel peuvent apparaître chez certains des lésions corporelles plus ou moins graves. On peut se demander à juste raison si, au moment où le sujet risque de perdre ses points de repère fondamentaux, le corps ne vient pas s'offrir comme lieu, comme surface d'inscription, ou comme moyen d'expression d'une parole qui n'est plus à la disposition du sujet. C'est la question de départ.
De même, l'expérience le montre, la souffrance aussi tragique qu'elle soit, s'atténue et même disparaît dès l'apparition des premières manifestations corporelles, comme si la souffrance, ayant atteint ce point insupportable au risque d'anéantissement, était alors relayée par une autre manifestation objective celle-là, délimitante, puisqu'il s'agit de l'implication du corps souffrant dont la douleur ressentie, intimement liée à l'expérience subjective, peut enfin se montrer, se désigner, et donc se maîtriser.


A l'inverse de la position théorique de l'Ecole psychosomatique de Paris (P. Marty) axée sur la notion d'un déficit portant sur l'absence radicale d'une fonction psychique (déficit du rôle du préconscient) entraînant la mauvaise mentalisation du sujet psychosomatique, nous proposons la théorie d'un dysfonctionnement.
Toutes les grandes fonctions sont en place, mais mal ajustées dès l'originaire et par conséquent facilement déstabilisées par une réalité trop vite débordante.
Car les somatisants que nous rencontrons en pratique privée ne sont la proie ni du vide ni du banal, et sont loin d'évoquer la psychose. Ils semblent au contraire, mettre leur vie comme enjeu de forces excessives et antagonistes dont ils subissent le choc interne. Certes, ils sont plus accrochés à la réalité que d'autres, mais leur réalisme est loin d'être une "mécanique blanche" (de la pensée opératoire). Cet accrochage à la réalité est au service d'un savoir, savoir "le vrai", comme si leur vie en dépendait.
Parler du corps n'est jamais anodin. Car il s'ensuit aussitôt une série de questions sans fin du genre : "De quel corps s'agit-il ? Du corps vivant ? Du corps mort ? Du corps érotique ? Du corps imaginaire ? Du corps symbolique ? Du corps absent ?…"
Le phénomène psychosomatique se distingue de la maladie d'organe ou de système, répertoriée par les traités médicaux, dès lors qu'on introduit le psychisme comme facteur actif du processus. Mais de quel psychisme s'agit-il ? Si l'on dit psychisme ne dit-on pas automatiquement langage ? Y a-t-il du psychisme hors langage ? S'il n'y a pas de psychique hors langage, alors quelle est la différence entre la somatisation et la conversation hystérique ? Quelle est l'articulation particulière du corporel et du langage qui se noue soit dans la conversation, soit dans la somatisation ?
On a l'habitude de dire : l'hystérique parle avec son corps, certes, mais au niveau de la fonction du corps. C'est une pathologie fonctionnelle. Le symptôme conversionnel hystérique est un compromis de défense entre un désir et un interdit et peut disparaître par l'interprétation, c'est-à-dire par la traduction d'une vérité sous-jacente au symptôme . La somatisation résiste à l'interprétation.


Si l'on situe la somatisation-limite dans un processus névrotique, il faut, pour la démarquer de l'hystérie, se demander s'il s'agit bien d'une modalité de gestion d'un conflit entre un désir et un interdit. Là ou la névrose hystérique compose avec l'interdit de l'inceste, c'est-à-dire avec toutes les images du désir d'objet en tant qu'elles ne sont pas délimitées du premier désir de jouir d'un parent, la somatisation-limite compose avec un interdit de vivre comme être désirant, c'est-à-dire que la perte affrontée dans le conflit psychique passe toujours et sans solution de continuité de la perte d'objet à la perte narcissique comme si au moment de pouvoir arrêter et fixer son investissement sur un objet figurable, le sujet s'anéantissait indéfiniment dans le mouvement même du désir.

La perte est au coeur du conflit, mais c'est la perte pulsionnelle (aphanisis) sous la couverture de la perte objectale.
Mais la somatisation est-elle pour autant muette, est-elle hors langage, hors discours ? N'est-elle porteuse d'aucun sens ? Le symptôme est-il "bête" comme le pense l'Ecole psychosomatique de Paris ?
Si, lorsque je pointe le doigt vers un objet, on ne voit que le doigt, il faut bien reconnaître qu'on a raté l'essentiel et qu'on a confondu la matérialité du geste - de l'écriture par ailleurs - avec le sens pointé par cet index. C'est ainsi réduire à du réel ce qui est déjà du symbolique.
Bien sûr, le doigt qui montre ne fait pas une proposition formelle. Il montre, il pointe, il indique : c'est la fonction déictique du langage. Doit-on la considérer comme radicalement différente de la fonction descriptive ou fictionnelle du langage? Il s'agit de deux fonctions opposables, mais pas au point d'en situer une hors discours, c'est-à-dire hors de l'organisation de la communication langagière.
On pourrait arguer que celui qui montre sait bien montrer et qu'il n'y a là aucune place pour l'inconscient. Pourtant, ceux dont nous parlons, les somatisants, savent seulement qu'ils montrent quelque chose d'essentiel, de vital, sans pouvoir en dire plus sur ce qu'ils montrent. Il y a donc là un savoir qui les déborde.
Peut-on percevoir comme une simple coïncidence l'apparition d'une lésions grave, comme celle d'un cancer par exemple, survenant quelques temps après la disparition d'un être cher ? Au moment où le sujet risque de perdre ses points de repère identitaires fondamentaux, le corps ne s'offre-t-il pas alors comme lieu et comme surface d'une écriture dont la syntaxe reste ancrée à ces temps de l'originaire où le perceptif domine toute la scène relationnelle. Il est vrai qu'il a fallu que le corps de l'enfant soit, à ce moment-là, surinvesti par les projections parentales pour devenir plus tard le dernier refuge devant toute menace d'anéantissement.
Que pouvait dire cette mère à son bébé qu'elle gavait jusqu'à l'extrême -certainement parce-qu'il pleurait ?- sinon l'équivalent d'un "Tais-toi", ou d'un
"Ne me demande rien d'autre". D'où tenait-elle cette surdité ? De quelle destruction inconsciente était-elle porteuse à son insu de par son histoire? Si l'enfant a réagi physiquement en développant un eczéma géant, c'est qu'il se défendait déjà avec du corps contre la menace d'une mort psychique - menace que cette mère possédait certainement déjà à 1'intérieur d'elle-même, transgénérationnelle donc.
On peut admette facilement que ce perceptif sensibilisé de par les projections parentales, au point de se défendre avec les moyens du bord (eczéma) , va se laisser impressionner (au sens d'une plaque photographique) par les traces de cette intrusion - sorte d'inscription, de cicatrice, d'écriture laissée par la marque indélébile de l'innommable.
Ces traces en appel de sens, puisque inscrites avant la constitution des premières représentations et donc du langage articulé, seront désormais le témoignage de la rencontre d'un éprouvé anéantissant et d'une limite à cet anéantissement puisque le corps réagit - et si le corps réagit à cette menace d'anéantissement, c'est que tout de même il y avait de la vie, de l'amour, du sens,
du signifiant, qui circulaient dans l'entourage immédiat de ce bébé, sinon c'était la voie assurée de la psychose.
Silvana a pointé, dans son observation, ces signifiants primordiaux venant faire trait unaire, c'est-à-dire venant faire de l'un, dont l'inscription comme trace, comme marque, dans le sensible du corps permet à la fois de se compter comme sujet sans sa propre singularité et de se différencier des autres.
Mais en quoi cette trace, laissée par l'intrusion parentale comme une sorte d'intrus intime dans la chaîne signifiante acquise du bébé, est-elle si perturbante et si déstabilisante ? - c'est qu'elle est déjà porteuse, à l'insu du parent qui la projette, d'une contradiction interne, de l'ordre d'une injonction adressé à l'enfant : "vis et je te tue."
C'est la pérennité de cette injonction qui va faire traumatisme, et immobiliser le corps, le perceptif du corps, comme système défensif, à un moment où toute l'activité de l'enfant est entièrement orienté vers les acquisitions spatio-temporales, et à un moment où le langage n'est pas encore constitué dans sa forme articulée.
On peut donc présager que ce système projectif parental va devenir à long terme l'élément traumatisant pour l'enfant et laisser des traces actives dans son tissu psychique sans qu'il puisse plus tard se dire; "D'où ça vient ?", "Comment ça vient?", puisque la représentation non encore constituée ne peut subir la loi du refoulement au sens des refoulements secondaires.
Ce langage énigmatique qui s'imprime donc insidieusement dans celui normalement acquis de l'enfant, nous l'avons appelé le discours de l'insu, et cette trace signifiante qui vient s'accoler à la chaîne insignifiante nous l'avons appelé signifiant erratique, c'est-à-dire signifiant en instance de lettre, en appel de sens.
On entrevoit dés lors que l'origine des troubles est tributaire d'une distorsion de base de la dynamique pulsionnelle par un signifiant maternel qui attaque le principe de réalité de l'enfant par sa force projective. Ainsi, il apparaît que les patients souffrant de somatisations, que nous appellerons somatisation-limite, ont été soumis systématiquement et très tôt, dès les premiers mois de la vie, à un régime de communication dans lequel l'un des parents se défend sur le mode de l'identification projective, venant ainsi déstabiliser dès l'originaire, le repérage topique de ces patients au niveau de la réalité. Il s'ensuit la formation d'une structure subjective que l'on peut assimiler ni aux névroses classiques, ni aux psychoses, ni aux états limites habituellement décrits, structure subjective à laquelle nous avons donné le nom de sujet-limite et dont la caractéristique symptomatique majeure est l'hyper-réactivité.
Sous l'effet de facteurs déstabilisants (changements, pertes, deuils) c'est l'identité de base qui sera chaque fois interpellée. Le sujet sera alors sommé de se nommer, d'apporter de nouvelles preuves de son existence. C'est ce que me demandait inlassablement une malade psioriasique : " Je demande des preuves, je demande des surpreuves et je ne sais pas pourquoi je demande ça". Et si la déstabilisation dépasse le seuil du système de défense que le sujet a acquis au cours de son évolution, c'est le risque d'anéantissement psychique qui surgit. Ce sont des moments où se réactualise la déréliction infantile qui met en jeu la survie même du sujet psychique.
Contre un tel risque l'intervention du corps, comme "une livre de chair" payée au compte de la réalité, est encore un moindre mal, car il s'agit de survivre à toute menace de mort psychique ce qui explique que l'essentiel de sa défense se trouve centrée sur la production des preuves de son existence par une stratégie de doutes et de vérifications.


Lorsque le corps du tout jeune enfant est pris en otage du fantasme parental, lorsqu'il est tenu à tenir lieu de surface projective et de symbole, il acquiert de ce fait un potentiel de symbolisation que nous lui reconnaissons dans la lésion somatique. Ainsi réquisitionné, le corps devient alors plus qu'un corps imaginaire, il devient un corps mythologique ; il participe de plein droit aux structures mythiques familiales, il est voué de ce fait à porter les significations contradictoires que tout mythe rassemble, voué à incarner, les figures déniées ou disparues dont le deuil ne peut jamais se faire.
"Je suis le corps perdu de ma mère, qui, elle, ne savait pas qu'elle l'avait perdu", nous confiait telle malade traînant une colopathie rebelle à tout... " Je suis accrochée à mon corps comme a un objet de porcelaine. Je suis obligée d'être malade pour le sentir et me sentir entière... Je dois le maintenir avec un risque de maladie, et ce faisant, j'attrape toutes les infections... Ca protège mon unité et mon intégrité, car je ressens très fort ma capacité de me désintégrer... Je n'ai rencontré que la mort dans les yeux de ma mère".

Le corps de l'enfant, choisi pour perpétuer l'histoire et ciblé à partir d'un détail (qui peut-être le sexe de l'enfant, sa place dans la fratrie, la couleur de ses yeux ou autre particularité...), devient alors le réceptacle et le lieu de projection d'un excès sémantique qui le détermine dans l'énigme de son identité et le fixe à l'énigme de son statut.
Bien sûr qu'il faut être prudent pour affirmer que l'apparition d'une maladie, grave en l'occurrence, est une somatisation liée à une perturbation psychique. Le saut du psychique au biologique, même si l'on reconnaît volontiers l'incidence réciproque d'une partie sur l'autre, restera pour longtemps encore, une énigme. L'instant biologique, dans sa dynamique, est d'une extrême complexité tant au niveau cellulaire que de l'organisme entier. Mais on ne peut ignorer que cette complexité entre en résonance directe avec le monde intérieur pulsionnel, qui est en liaison étroite avec le monde des objets, intérieurs et extérieurs, c'est-à-dire le monde de la relation et de la communication.
Ce que l'individu redoute le plus est qu'il lui faut éviter à tout prix, c'est le risque d'anéantissement psychique en tant que sujet, c'est l'impossibilité de renouer avec de nouveaux investissements, c'est la mort psychique, c'est-à-dire la disparition de son identité fondamentale, celle qui le qualifie d'existant comme un, comme unique, parmi les autres.


III . POUR CONCLURE


Comme le doigt pointé désigne tel objet, le corps du somatisant fait signe, il indique, il adresse, il représente, il aménage la place de l'autre, non pas sur le mode fictionnel de l'hystérique, mais plutôt sur un mode "sémaphorique". Dans la somatisation-limite, la réaction somatique devient le signe indiciaire de la présence su sujet. Au moment où tout paraît s'effondrer, le corps, dans sa matérialité déictique et déjà hypersensibilisé depuis les temps archaïques, prend le relais d'une parole apparemment désaffectée.

Dans cette perspective, la somatisation s'inscrit bien, c' est notre thèse, dans un processus défensif conservatoire ou réparateur de la survie psychique de l'individu, le corps devient alors un palier de liaison sur la trajectoire désobjectalisante de la pulsion de mort, et, comme tel, il faut l'admettre, dans un moment de reconstruction et de sauvegarde de la vie psychique, alors qu'en apparence, le trouble somatique parfois très grave peut donner à croire l'inverse.


 

LE WITZ COMME MODELE D'ECRITURE NARRATIVE

André Bolzinger

 


Je voudrais vous proposer quelques réflexions sur le Witz, sur le mot d'esprit. Il me semble que nous pouvons considérer le Witz comme un objet à double face. D'une part le Witz intéresse la psychanalyse et sa pratique du langage. Freud, vous le savez lui a consacré une étude en1905 , pendant cette période inaugurale où il a mis en lumière les traces les plus remarquables de l'inconscient, celles qui appartiennent à la vie quotidienne et que révèlent le rêve, l'oubli, le lapsus et enfin le mot d'esprit. D'autre part le Witz est une sorte d'écriture et nous verrons dans quel sens soutenir cette affirmation un peu paradoxale. Voilà pourquoi entre psychanalyse et écriture, le Witz peut apporter une contribution aux débats de ce jour.

Permettez moi de continuer à dire "Witz" plutôt que "mot d'esprit". J'aimerais vous amener à percevoir 1'ambiguïté et la richesse de ce terme allemand qui, en toute rigueur, n'a pas d'équivalent dans d'autres langues. En quoi est-il ambigu ? Un Witz c' est d'abord un mot, un bon mot, un jeu de mots. Ceci englobe tout un répertoire de mots plus ou moins amusants, plus ou moins piquants, disons toute la gamme qui va de l'almanach Vermot jusqu'aux lettres les plus spirituelles de Voltaire. Mais un Witz, c'est aussi et en même temps une histoire, une drôle d'histoire ou une histoire drôle, une anecdote en forme de blague, une petite scène qui se présente comme un sketch. Il nous faudra tenir les deux bouts de cette définition. Le Witz c'est un mot . Le Witz c'est une histoire.

Passons à Freud. Je vais lui emprunter quelques exemples de Witz. J'en ajouterai quelques autres, tout en sollicitant votre indulgence chaque fois qu'un Witz vous paraîtra trop connu. Vous savez que l'analyse freudienne du Witz met surtout l'accent sur le mot, sur le procédés et les manoeuvres qui font qu'un mot, un simple mot va devenir mot-d'esprit. Ce mot est d'ailleurs souligné par des italiques dans le texte. Ce sont par exemple des calembours, en particulier sur des noms propres :Madame de Maintenant, pour désigner celle qui fut, après d'autres, la maîtresse de Louis XIV. Ce mot est cité par Freud. En voici un autre ,qu'il n'a pas pu connaître. Le Général aurait dit un jour à son Premier Ministre : soyez dur, Pompidou ... Et imaginez un lieu pour réunir des colloques, un lieu pour venir parler, débattre et discuter, et que ce lieu s'appelle le Moulin à Paroles ! C'est bien ainsi que sa Majesté le Mot règne sur le royaume du Witz.

A côté des calembours qui viennent parasiter un patronyme ou un toponyme, on pourrait énumérer bien d'autres types de mots devenus mots-d'esprit. Cela reviendrait à faire briller l'astuce d'une réplique ou la pointe d'une plaisanterie, ce serait aussi l'occasion de déballer toutes sortes de charades et de devinettes. Nous verrions qu'à chaque fois, il s'agit de jouer sur un mot, de jouer à faire basculer le double sens d'un mot, de ce mot précisément que Freud écrit en italiques.

Freud distingue ensuite une autre forme de Witz, celle où plusieurs mots sont en jeu, c'est-à-dire une phrase ou plusieurs phrases qui composent un raisonnement ou un aphorisme. Toute cette série de mots qui font un trait d'esprit est imprimée en italiques dans le texte de Freud. Il faudrait que je vous en donne quelques échantillons, tirés de Freud ou d'ailleurs. Soit, par exemple, cette formule qui circule parait-il dans les couloirs du CNRS : des chercheurs qui cherchent, on en trouve ; des chercheurs qui trouvent, on en cherchent ... Vous voyez que le Witz ici ne joue pas sur un mot en particulier mais sur l'ensemble de tous ces mots, sur l'articulation de deux propositions inversées qui fournit l'équivalent de l'effet de bascule. On pourrait s'arrêter pour analyser cet effet qui dévoile le bonheur de l'équivoque ; mais je passe tout de suite à un autre exemple , qui faisait la joie de Freud et que je transpose un peu.

Deux juifs de Carpentras se rencontrent en gare d'Avignon, dans le TGV. Où vas-tu ? dit l'un. A Lyon, répond l'autre. Alors le premier se met en colère. Tu mens, dit-il, tu me dis que tu vas à Lyon pour me faire croire que tu vas à Paris, mais moi je sais que tu vas vraiment à Lyon ! Il faut avoir l'esprit retors et l'habitude du pinaillage pour apprécier vraiment ce Witz ... Freud réservait une place de choix à ces Witz, à ces Witz de raisonneurs qui sont des vices du raisonnement, des sophismes à la petite semaine, des exercices logiques en trompe l'oeil. Inutile de reprendre plus en détail la substance précieuse des analyses de Freud ; je voulais seulement vous rappeler sous quel angle il aborde le Witz.. Qu'il s'agisse du Witz sur un seul mot ou du Witz sur plusieurs mots articulés en un raisonnement, c'est toujours le mot qui constitue le pivot central de l'analyse freudienne du Witz.

C'est ici que je voudrais brancher un argument un peu oblique pour explorer une autre direction. Il se pourrait que le mécanisme du Witz ne soit pas simplement une affaire de mots à bascule.

Prenons ce Witz, extrait lui aussi de la collection de Freud . Une personne rencontre une autre personne ; comment allez vous, dit l'une ;comme vous voyez, répond l'autre ... Est-ce bien là un mot d'esprit ? Ces formules de salutation sont tout à fait banales et il n'y a rien de piquant, semble-t-il, dans cet échange de phrases convenues.
Cependant si nous ajoutons un peu de contexte et que le Witz soit par exemple ceci : un aveugle rencontre un paralytique ; comment allez-vous, dit l'un ; comme vous voyez, répond l'autre . Alors le Witz s'illumine et les mots sont saisis dans un jeu de bascule. Mais il a fallu mettre en scène deux silhouettes, organiser leur rencontre et susciter en nous la question ; que vont-ils pouvoir se dire ? Nous attendons de les entendre et cette mini-intrigue se résout en banales formules de politesse. Et c'est là précisément que ça rebondit et que ça bascule. Quant à mettre des italiques dans le texte de ce Witz, cela devient une opération assez artificielle.


Voici un autre mot d'esprit cité par Freud : cet homme a un grand avenir derrière lui . L'expression paraît étrange et l'on en vient à s'interroger : est-ce vraiment un Witz ? suffit-il de dire des choses bizarres pour être spirituel ? Mais ajoutons un peu de contexte, évoquons par exemple un homme politique encore jeune, qui aurait été maire dans une grande ville du sud-est et terminons son portait et son CV par cette. formule : il a un grand avenir derrière lui . Vous le voyez, il ne suffit pas de jouer avec les mots, il ne suffit pas de mettre dans la même phrase deux mots incompatibles comme "avenir" et "derrière lui", il faut aussi que cette association insensée prenne sens au sein d'une séquence narrative ou, pour le moins, dans une allusion transparente à quelqu'un dont l'histoire est assez connue.

Vous voyez pointer mon argument :le Witz n'est pas seulement un jeu de mots, portant sur quelques mots que l'on mettrait en italiques. Le calembour Maintenon / Maintenant tombe tout à fait à plat devant un public qui n'a aucune idée de Louis XIV et de ses maîtresses successives. Et si nous n'étions pas ici, en ce lieu, j'aurais dû raconter les choses plus en détail pour situer le Moulin à Paroles et le passage du TGV en gare d'Avignon. Sans ces petits bouts de récit explicites ou implicites, sans cet encadrement narratif, sans cette mise en histoire qui capte l'attention et donne au jeu de mots son écrin, le Witz ne serait qu'une acrobatie verbale, une contorsion apparemment ludique. Elle n'est jamais innocente. Ecoutez par exemple un orateur qui énonce un calembour ou une plaisanterie sans se soucier du contexte des mots avec lesquels il joue, comme si le poids de l'histoire était un
" détail" négligeable : il y aura un effet de scandale . Ce jeu de mots qui veut se tenir en marge de tout contexte ne peut être considéré comme un Witz , il n'est pas racontable ...Il se peut que la presse le diffuse comme une information, mais personne ne va le raconter comme on raconte une bonne histoire.


Le Witz en tant qu'histoire à raconter tient évidemment une place centrale dans les exemples de Freud. Vous savez qu'il avait une grande affection pour les histoires juives, en particulier les histoires de marieurs et les histoires de tapeurs. Elles sont toutes construites sur le même modèle : une rencontre, une attente, un dénouement inattendu qui révèle d'un coup et en même temps le malentendu et la vérité. Nous avons à chaque fois une trame narrative, un scénario miniaturisé, une esquisse d'intrigue et la pointe finale qui est le site par excellence pour un jeu de mots à bascule.

Freud associe aux histoires juives les histoires dites grivoises. N'attendez pas de lui qu'il publie des blagues vraiment salées, mais ce sont des histoires bien typiques sur les rapports entre hommes et femmes. En voici une de la même veine : quelle est la différence entre un diplomate et une pucelle ? Quand un diplomate dit oui, cela veut dire peut-être ;quand il dit peut-être, cela veut dire non ; quand il dit non, ce n'est plus un diplomate. Pour la pucelle, c'est le contraire : quand elle dit non, cela veut dire peut-être, quand elle dit peut-être, cela veut dire oui ; et si elle dit oui, ce n'est plus une pucelle ... Ne me dite pas que cette devinette ne raconte aucune histoire ! Il y a bien une trame narrative et nous pouvons en reconnaître les moments essentiels : une rencontre, une attente, les repères d'une négociation diplomatique, ceux d'une négociation érotique. Et, en prime, la comparaison facétieuse de l'une et de l'autre.

Ce qui est primordial, si vous voulez raconter une histoire comme celle-là, c'est de bien ordonner la succession du oui, du non, du peut-être. Le récit repose tout entier sur la présentation des éléments narratifs dans un certain ordre. Si vous commencez par le oui, là où il faut commencer par le non, c'est raté , Si vous ne respectez pas les positions respectives du oui et du non et la position intermédiaire du peut-être, c'est raté. Pour un Witz, c'est comme pour une bataille explique Freud, ce qui est décisif, c'est d'occuper une certaine position . Lorsque vous racontez un Witz, il faut donc mettre les mots dans un certain alignement ; il faut garder pour la fin, pour le mot de la fin, le mot sur lequel le sens bascule ; il faut, construire un agencement narratif bien ajusté pour obtenir que le Witz produise son effet. Et comme le plus souvent le narrateur raconte une histoire qui n'est pas de son cru, mais qu'il a un jour entendue, il devra réciter mot pour mot le Witz qu'il raconte et dérouler la petite mécanique verbale sans s'écarter du mode d'emploi. Sinon, c'est raté, ce n'est plus un Witz, c'est n'importe quoi ...

Il en va de même pour quiconque voudrait raconter une histoire. Par exemple un psychanalyste qui voudrait une cure ou un fragment d'analyse (allez voir comment fait Freud !). Cela vaut aussi pour quelqu'un, n'importe qui, vous ou moi, qui voudrait raconter sa vie ou certains moments de son passé. Pour chacune de ces entreprises narratives, il se dégage une leçon du Witz.

Si je veux raconter un bout de ma vie, il ne va pas de soi que je trouve un auditeur ou un lecteur qui s'intéresse à mon récit. Supposons que je rapporte ce qui m'est arrivé et que je choisisse de le dire simplement, comme cela me vient en mémoire : si l'autobiographie reste orale, avec ou sans divan, il faudra que je paye pour que l'on m'écoute ;si j'en fait une chronique manuscrite en regroupant mes souvenirs par thème ou par période, et si je trouve un éditeur complaisant, mon livre sera un patchwork à peine lisible. Alors, comment raconter ? Vous reconnaissez la question qui anime de bout en bout le livre de Semprun L'écriture ou la vie . Comment raconter de manière à ne pas lasser ? Comment introduire dans le récit les ingrédients qui le rendront racontable ? Semprun bien sûr est un cas limite : Comment raconter l'horreur du camp ? Mais la question s'impose a minima chaque fois qu'un narrateur se trouve devant sa feuille blanche, chaque fois qu'un voyageur veut partager de vive voix avec ses amis les péripéties de son voyage.

Dans la pratique du Witz, nous pourrons peut-être trouver quelques réponses à cette question sur la manière de raconter une histoire. Je vous invite à considérer le Witz comme un modèle de narration. Modèle réduit, certes, mais modèle à suivre. Voici un récit efficace en peu de mots, un récit que l'on écoute jusqu'au bout, un récit que l'on a envie de répéter à d'autres. Plus encore qu'un modèle, le Witz serait presque un discours de la méthode pour raconter une histoire.

Qu'est-ce-que raconter une histoire ? il ne s'agit pas d'improviser, il s'agit de réciter un récit, un récit structuré qui a été composé, ordonné, construit . Ce sont des impératifs incontournables. Que se passe-t-il si l'on s'y dérobe ? Si, en voulant raconter, vous suivez simplement l'ordre chronologique des événements, vous faites un reportage, ou un curriculum, ou un compte-rendu, vous ne faites pas un récit. Si, en voulant raconter, vous exposez vos impressions et vos réminiscences en vous laissant guider par vos associations, vous réunirez un pot-pourri de souvenirs, ce sera un document précieux, mais le récit reste à faire. Pour obtenir un récit structuré, c'est-à-dire un récit racontable sur le modèle du Witz, il faut tisser une trame narrative en fonction d'un public supposé, il faut extraire des documents une intrigue, c'est-à-dire une mise en attente, quelques rebondissements et un dénouement. Il faut en somme organiser une séquence verbale qui imite les intrigues, les rebondissements et les dénouements de la vie. Nous sommes ici avec Aristote, entre mimesis et catharsis . C'est sur ce rail que roule le récit miniaturisé du Witz et, plus généralement, tout récit racontable.

J'allais conclure là-dessus, mais je pressens une objection. Quand est-il de l'écriture dans cette histoire de Witz ? Objection pertinente ... Le Witz est par définition quelque chose qui se transmet de bouche à oreille, un morceau de littérature orale, un article culturel qui se répand et disparaît comme un parfum. Ce n'est que par raccroc qu'il est enregistré et publié. Et si par le biais de cette inscription il nous arrive de retrouver les Witz d'antan, par exemple les plaisanteries et les blagues colportées pendant la guerre et sous l'occupation, nous mesurons très vite que plus de cinquante ans ont passé et que ces historiettes sont un peu éventées. Le Witz n'a pas le statut d'un scriptum (au sens de scripta manent) ; ce sont des mots volatils, parfois des fliegende Blätter, sans commune mesure avec ce qui aurait été inscrit, imprimé sur papier, gravé dans le roc ou tatoué de façon indélébile sur la surface de la peau.

Il me semble pourtant que le Witz n'échappe pas à l'écriture, une écriture orale en quelque sorte. C'est-à-dire l'agencement artisanal et minutieux d'un matériel phonétique, lexical et syntaxique. Au même titre qu'un texte écrit, le Witz met en oeuvre une discipline de la parole, une parole rigoureusement disciplinée, un récit composé et calculé en fonction d'une stratégie narrative, un récit fixé dans sa forme et rétifs aux résumés et aux déformations en tous genres.

Cette notion d'écriture orale mérite encore quelques mots. Elle vient heurter de front la question de l'inscription. En effet, l'inscription fait appel à un support matériel sur lequel seront enregistrés les signes appelés à faire trace. Tout ce dispositif reste étranger au Witz.. Le Witz ne s'attache qu'à l'actualité , il s'inspire de l'air du temps et se déploie dans le vif de la parole sans avoir recours à aucun support qui assurerait sa pérennité. Donc pas d'inscription pour le Witz.


Mais quand même une scription, un véritable travail d'écriture. Il lui faut se plier aux reliefs de la langue, utiliser le grain des mots, jouer sur les contrastes et les renversements de position. Quand le travail est achevé, le résultat est stable, le Witz va passer de bouche en bouche comme si le texte était gravé et transmissible sans altérations. Il est gravé en effet, mais sans autre support que le récit lui-même, comme une partition que le narrateur n'a jamais lu mais qu'il connaît par coeur. Un Witz demeure ainsi en mémoire sans le relais d'une inscription dès lors qu'il se présente comme un ensemble organisé, une chaîne de mots inséparables, une suite de maillons qui ne sont pas interchangeables :il suffit d'en tenir un seul et tout le reste suit.


L'écriture orale n'est sans doute qu'une bouteille à la mer, un moment fugace où le récit est porté par la voix du narrateur. Mais il ne faudrait pas majorer les avantages d'une inscription. Elle survit à la main du scribe, mais à quoi bon une inscription durable s'il n'y a personne pour la lire ? Aucune forme d'écriture ne peut se protéger contre le risque qu'il n'y ait personne à la réception ... Contre ce risque, l'écrit archivé et embaumé à la Bibliothèque Nationale n'est pas mieux assuré qu'un Witz : rien ne peut lui garantir de trouver un jour un bon entendeur et de lui porter son salut.


 

L'ECRITURE, PROMESSE D'UNE INSCRIPTION ?
Simone Molina


L'écriture, promesse d'une inscription est le sous-titre survenu comme une évidence pour ce colloque " Psychanalyse et Ecriture ".
Promettre, c'est au sens étymologique du terme : " envoyer en avant ", " faire aller de l'avant ", puis " promettre " a pris son sens actuel de : engagement.
Mais le mot " promesse " dans son sens actuel a laissé au mot " prédiction " cette part de certitude quant à l'aboutissement de l'action d'engager, d'envoyer en avant.
Une prédiction fait intervenir les astres, ou un au-delà théologique. On sait combien aujourd'hui le recours aux gourous, aux fondamentalismes religieux de toutes obédiences, et aux soi-disant prédictions astrologiques sont le signe d'un malaise à vivre le monde et sans doute un questionnement sur le lien social et la transmission.
Quant à dire que ces recours à la prédiction dévoilent la part de vérité subjective qui est contenue dans toute question posée, c'est une autre affaire! Ces recours ont, au contraire, pour fonction de masquer cette part de vérité.

Une promesse, au contraire d'une prédiction, c'est un engagement qui repose sur un contrat entre celui qui promet et celui qui reçoit cette parole. Une promesse se soutient de la parole donnée. Cette parole peut s'adresser à un autre, mais elle est avant tout une parole qui, dans la division du sujet, l'engage vis à vis de lui-même . L'autre ne vient donc que soutenir cette parole et l'attester comme un " dit ". Une promesse met en oeuvre le symbolique, instance tierce en chacun de nous, névrosés moyen.
C'est la raison pour laquelle une promesse non-tenue à l'égard d'un autre, entraîne culpabilité et angoisses lorsque cet autre, disparaît, décède. Il n'est pas même nécessaire que cet autre ait été au courant de cette promesse.
La promesse atteste donc de la division du sujet humain . " Je est un autre " dit le poète.
C'est dans cet écart que nous avons souhaité interroger l'écriture et l'inscription.
Ecrire et Inscrire, " n'est-ce pas la même chose ", nous a-t-on demandé ?
A cette question je répondrai : Suffit-il d'écrire pour inscrire ?
C' est cette question qui sera en débat.

Qu'est-ce donc que " l'écriture "?


L'origine étymologique du mot " Ecriture " (XIème siècle) renvoie à la matérialité originelle de la plupart des écritures : gravées sur pierre ou incisées . Le mot se rapporte au geste lui-même qui consiste à tracer des caractères. Ce n'est qu'au XIIIème siècle (vers 1250), qu'il signifie et se connote d'une notion de durée .
Quant au mot " Inscrire ", il n'apparaît qu'au XIIIème siècle avec un sens précis de " noter des noms sur un registre ", et ce , plus particulièrement en terme juridique.
Ajoutons qu'en géométrie il signifie , au XVIIème siècle : " Tracer une figure à l'intérieur d'une autre figure ". Ce sens mathématique nous intéresse notamment parce qu'il permet de visualiser combien il faut pour inscrire quelque chose qu'un premier tracé ait été posé, et repéré comme tel, c'est-à-dire nommé .
On voit combien l'inscription, pour la psychanalyse, renvoie au premier chef à la nomination et à la transmission .
D'où notre question : quel est le statut de l'écriture au regard de l'inscription d'un sujet dans le langage ?
Les théories courantes sur l'écriture partent d'un double postulat :
- Le langage est un système d'expression comme un autre ( gestes ou usage des tambours , par exemple )
- L'écriture n'est pas , en principe , liée au langage .
Contestant ces théories qui ne font de l'écriture " Qu'une représentation visuelle et durable du langage " , le psychanalyste Moustapha Safouan , écrit dans son ouvrage: " L'inconscient et son scribe " : " L'écriture n'est jamais qu'écriture d'une parole".

Il apparaît donc que , pour la psychanalyse , les paroles sont à lire , tout autant que les écrits sont à entendre. Entre visible et audible , entre la voix qui fait entendre l'écrit , et l'écriture qui est nécessaire à un repérage des homophonies dans le texte lu , la lettre permet une transmission qui conserve sa part d'énigme .
La pratique clinique nous enseigne combien le doute quant à " l'inscription " peut être au coeur de la cure analytique. Cela pourrait, par exemple se formuler ainsi:
De qui suis-je né ? Quelle est ma filiation ? ou encore: Comment soutenir une telle filiation?
Le doute quant à l'inscription a nécessairement, logiquement du point de vue de la structure inconsciente, des effets sur la possibilité d'un sujet de transmettre.
La question de la transmission par le biais de la répétition, est à l'oeuvre dans toute analyse.
Transmettre c'est recevoir et donner .C'est dire que transmettre implique une opération symbolique.

Ce qui ne se transmet pas symboliquement, par la parole passe donc de façon forcée et " inouïe ", réapparaissant dans le Réel. Le Réel étant l'impossible à dire, on en perçoit
les effets.
Ce qui signifie que, de ce passage forcé et " inouïe " d'une génération à l'autre, il en advient toujours quelque chose:

Cela peut prendre la forme d'un acte créatif .
Ecrire pour poser quelque part cette douleur et cette énigme. Vouloir l'inscrire c'est-à-dire, se confronter à la publication, qui est une façon d'aborder, dans le social,
la reconnaissance d'une parole, d'une histoire, d'une déchirure.
Cela peut prendre la forme d'un enfant symptôme : Françoise Dolto nous a enseigné comment le symptôme de l'enfant peut venir en lieu et place d'un non-dit parental. Par exemple, cet enfant qui chaque nuit réveille ses parents. La mère ou le père va finir la nuit avec l'enfant. Un travail avec l'un des parents dévoilera la difficulté de vivre une relation sexuelle, difficulté non-dite. L'enfant vient occuper cette place qui lui est assignée par l'impossibilité de ses parents de parler de leur couple. C'est un premier niveau d'analyse, qui, dans le meilleur des cas, dégagera le nouveau-né d'une position pathogène .
A un autre niveau, qui est celui du parent concerné par un travail analytique, cet engagement à interroger sa propre histoire, lui permettra de découvrir combien lui-même a occupé cette place d'intermédiaire porteur d'un non-dit parental . L'histoire se répétant à son insu sur son propre enfant
Cela peut prendre la forme d'un Réel : Le corps peut être une surface d'inscription . Lorsque " l'on ne compte pas ", ou lorsque quelque chose " n'a pas compté " au sens métaphorique du terme, l'inscription sur ou par le corps permet de faire que " ça compte tout de même "! ( V. Mazeran et S. Olindo-Weber nous en diront plus tout à l'heure.)

D'où ma question : Quel est le statut de l'écrit donné à lire à l'analyste dans la cure analytique?
Est-ce qu'un psychanalyste doit accepter un écrit ? Est-ce qu'un écrit a même statut qu'un objet autre ?
L'analyse se fonde du côté de l'analysant de son engagement à respecter la règle analytique : " dites ce qui vous vient sans censure " et, du côté de l'analyste elle se fonde de l'écoute qui témoigne du choix de l'analyste quant à la dimension de la parole . Ce choix implique de s'abstenir de dévoiler le contenu du travail analytique c'est-à-dire de disposer de la parole qui lui est confiée. Il implique également qu'il accepte qu'il n'y ait pas de relation réelle d'amour ou de haine avec l'analysant.

Qu'en est-il de l'écrit dans la cure ?
Certains diront : l'analyse est discours et tentative d'articuler une parole. Le texte apporté en séance est hétéroclite à l'analyse et doit être refusé en tant que tel.
Ce serait, à mon sens, ramener l'écrit à l'objet. L'oubli d'un objet en séance cela a du sens dans le cadre du transfert et cela s'analyse.

Mais l'écrit ne fonctionne que rarement sur le mode de l'oubli d'un objet déposé là.
Il est le plus souvent connoté au " don ". Il est différent d'un objet quelconque, autre, en ceci qu'il est l'objet donné après qu'une parole y ait été déposée . C'est à dire qu'il est porteur d'un redoublement qui me parait permettre de pointer là la structure du point de capiton.
Il est une tentative de nouage, dans le transfert, de quelque chose qui se dit dans l'inouï, et qui atteste de la présence de l'inouï dans la cure.

Est-ce donc une parole qui ne peut pas se dire autrement que cette trace déposée sur la page blanche et qu'il s'agira de permettre d'accéder au dire?
Est-ce une parole maîtrisée pour contenir l'angoisse du réel de l'impossible à dire ? Dans ce cas l'écrit est-il ce lieu qui indique la résistance à l'analyse ?
Est-ce une écriture qui va signer, en quelque sorte, que quelque chose a déjà été traversé, et qui va venir estampiller ce dire en un " dit " dans l'analyse ?
Dans cette dernière hypothèse la parole et l'écriture rendraient compte l'une de l'autre, et surtout de leur nouage symbolique à l'inscription quant à l'autorisation d'une transmission.
Le symbolique, c'est bien ce par quoi le sujet peut s'inscrire dans une filiation, pas seulement familiale mais également humaine.
Est-ce que l'écrit donné à l'analyste est à entendre sur le versant de la répétition de la perte, comme tentative d 'inscrire cette perte en un lieu où elle pourrait être reconnue ?
Ne présentifie-t-il pas le manque : tout ne peut pas se dire .

Ecrire donc dans le double mouvement de l'oubli de l'acte et de la présentification de l'être en tant que le sujet se confronte à sa division et au manque ? Est-ce cela inscrire ?

Alors, prendre acte dans la cure de l'existence de l'écrit , ouvrir à la parole à propos de ces traces déposées là, n'est-ce pas une interprétation qui pourrait s'énoncer ainsi : " la transmission serait une page d'écriture, un récit qui conte la geste des anciens que chacun lira, re-écrira à sa manière " (Jacques Hassoun; p 1l6 in les Contrebandiers de la mémoire).
Freud dans un texte intitulé " Troubles de mémoire sur l' Acropole ", écrit : " Tout se passe comme si l'important était d'aller au-delà du père et dans le même temps de ne pas pouvoir le dépasser ".
Car ce qui importe dans la transmission, ce n'est pas de faire de l'identique statufié : mêmes rituels, même vêtements, attachement mortel à ce même dont on est exilé et que l'on n'a pas connu. Ce qui permet la transmission, c'est l'autorisation de construire, y compris dans la culture du neuf qui reconnaît l'ancien et la mémoire de l'ancien . C'est l'autorisation d'inventer. Ce n'est pas la tradition.
Je dirai ici quelques mots de l'interprétation. Parce que parler d'invention en psychanalyse c' est aborder l'importance de 1'interprétation.

Est-ce l'interprétation qui est supposée au psychanalyste dans le discours commun lorsqu'il entend dire avec crainte : " Ah vous êtes analyste! Vous allez interpréter ce que je dis! " ?
Dans ce sens, ce que le discours commun appelle "interpréter" c'est "expliquer", donner une raison raisonnante et raisonnable aux faits et gestes d'un autre censé n'en rien savoir.

Qu'en est-il de l'interprétation en psychanalyse ? elle s'impose au patient comme à l'analyste. Elle n'est possible que du fait de ce que l'on nomme le transfert, qui suppose un préalable: que la personne qui s'adresse à l'analyste accepte cette règle fondamentale de l'analyse qui n'est pas tant de tout dire que de dire ce qui tombe à travers elle, " durchfall " en allemand, c'est à dire de dire n'importe quoi, y compris ce qu'elle pourrait penser être une bêtise, ou une honte.
L'interprétation, dans le cadre du transfert, inscrit un avant et un après.
Elle ne vise pas le sens, contrairement à ce que l'on croit couramment. " Elle vise à réduire les signifiants dans leur non-sens " écrit Lacan. L'interprétation est surprenante et surgit dans une séance, ou ponctue la fin d'une séance. Elle peut s'énoncer sur le pas de la porte. Elle est effet de vérité . " Elle n'est pas faite pour être comprise "(Lacan in Scilicet 6/7 p 35). Elle produit " des vagues " écrit Lacan en l976.
L'interprétation, donc, par l'équivoque qu'elle dévoile, remet l'énigme au coeur du travail analytique, tout en relançant ce travail par l'apport d'un matériel nouveau . Dire que l'interprétation se mesure aux " vagues " qu'elle entraîne c'est dire que peut s'ensuivre parfois une aggravation transitoire des symptômes parfois un arrêt des conduites répétitives ou une disparition de phénomènes psychosomatiques. Il peut s'agir aussi de prise de décisions dans les relations amoureuses familiales ou professionnelles.

Lorsque j'écrivais, en 1989, que la création du Point de Capiton fonctionnait alors pour ses fondateurs comme une interprétation, cela signifiait à ce moment là que la création de cet espace de recherches s'était imposée à nous dans le contexte de ces années extrêmement dogmatique dans le champ psychanalytique et particulièrement cloisonné par rapport aux autres disciplines .
Qu'en est-il aujourd'hui ?
Les sciences cognitivistes et les neuro-sciences tiennent le haut du pavé et l'exclusion de la souffrance psychique nous est proposé comme horizon par ceux que l'on appelle , paraît-il les décideurs !

Comme s'il était possible de légiférer sur la souffrance psychique ! Comme si ce qui fait question pour le sujet humain , c'est-à-dire la différence des sexes et l'énigme de l'amour et du désamour, la finitude de la vie et l'impossibilité d'échapper à son terme, pouvaient se mesurer à l'aune d'une " enquête-patient "!.!. Une Enquête-patient ?


" Enquête-patient " ? C'est le nom donné par la Direction Régionale de l'Action Sanitaire et Sociale à une enquête effectuée par les " agents " du " Centre Hospitalier " pour répertorier chaque acte auprès d'un patient . Le but ? Evaluer ce qu'il en est du travail effectué auprès d'un patient ainsi que 1' adéquation entre le nombre d'agents et les nécessités de soin.
Dis comme cela, c' est évident ! Il le faut, les enjeux économiques sont là pour nous rappeler à l'ordre.

Mais si l'on va plus loin et que l'on précise d'abord que " Centre Hospitalier " est le nouveau nom de " Centre Hospitalier Psychiatrique ", auquel l'on a pris soin de le dénommer pour lui en retirer sa spécificité qui est la suivante : le seul lieu publique reconnu socialement jusqu'alors pour accueillir la souffrance psychique , si l'on précise cela, certains tendront l'oreille peut-être ?
Si l'on ajoute que le questionnaire de cette fameuse " enquête-patient " est constitué non pas sur la base des références théoriques qu'utilisent les soignants, mais sur un codage rigoureux d'actions dont tout " acte " de moins de 10 minutes est exclu ! Si l'on dit que la commission médicale de l'Etablissement y est officiellement opposée, et que les soignants dans la diversité de leurs fonctions n'ont pas été consultés, est-il permis de dire ici que le grand absent de cette mascarade est bel et bien celui, ou celle que je nommerai " le sujet souffrant, hospitalisé en psychiatrie, pour qui la rencontre avec des " soignants ", et non des " agents ", est à ce moment de sa vie déterminante ".
Pourquoi " déterminante " ? De même qu'une demande d'analyse ne se produit pas à n'importe quel moment de la vie et que cette demande est porteuse des signifiants majeurs de l'histoire du sujet qui vient consulter le psychanalyste, de même, lors de l'hospitalisation d'une personne en psychiatrie, un faisceau d'éléments, signifiants pour lui, interviennent dans cette hospitalisation et vont aussi se constituer à partir de cette hospitalisation.
Il n'est donc pas indifférent d'accueillir un sujet dans son humanité, c'est-à-dire dans sa division intra-subjective , ou au contraire de le recevoir comme un objet saucissonnable, toutes les tranches de moins de 10 minutes étant comptées pour zéro!.
Une interprétation, c'est quelques mots, brefs souvent, qui permettent au travail psychique d'un analysant de prendre un autre souffle et qui inscrit un avant et un après.
Une interprétation compterait pour zéro dans l'Enquête-Patient de la DRASS !

Il existe des instants d'interprétation parfois lors d'hospitalisations en psychiatrie, même si les choses sont moins aisément repérables du fait de la multiplicité des soignants. Dans un après-coup d'hospitalisation, certains patients reçus par un analyste, font état de telle parole énoncée par tel soignant, parole qui leur avait permis de se réorienter à l'égard de leur souffrance et d'envisager un ailleurs possible.


" L'inconscient, je n'y entre pas sans hypothèse " disait Lacan dans son Séminaire " Encore " en 1972, alors qu'il abordait " La fonction de l'écrit ". Et il ajoute : " Mon hypothèse, c'est que l'individu qui est affecté de l'inconscient, est le même que " le sujet d'un signifiant". Un signifiant n'est rien d'autre qu'une différence avec un autre signifiant ".
Qu'est-ce à-dire ? Qu'il n'est pas hasardeux qu'un mot vienne pour un autre. Mais il faut que cette petite différence dans l'énoncé (lange pour mange, par exemple) , soit entendue par un autre qui fait l'hypothèse de 1'inconscient . C'est cette petite différence de lettre l'une pour une autre qui supporte l'hypothèse de l'inconscient pour celui qui écoute, et permet à celui qui parle de s'entendre dire au delà de ce qu'on l'a convié à dire , soit dire ce qui vient à la pensée.

Bien sûr, pour la rationnalité cognitiviste et comportementaliste, il n'y a, dans la différence d'une lettre, non pas effet de l'inconscient, mais " erreur " de programme . " Error " dit l'ordinateur !.
Comme vous l'entendez, l'hypothèse de l'inconscient tient seulement à la reconnaissance que la lettre peut faire différence !

C'est cette petite différence de la lettre qui indique à l'analysant qu'il y a un au-delà de son dire. Et Lacan précise encore . " Ce n'est rien d'autre, votre histoire de l'inconscient. Non seulement vous le supposez savoir lire, mais vous le supposez pouvoir apprendre à lire. "
" Seulement, ce que vous lui apprenez à lire n'a absolument rien à faire, en aucun cas avec ce que vous pouvez en écrire. "

Ainsi Lacan nous met-il à l'aise ! S'il est vrai qu'à chaque fois qu'une interprétation surgit dans une cure avec ses effets de vérité il y a transmission de la psychanalyse, il est peu probable que 1'on puisse en rendre compte par un écrit ! D'où la nécessité d'avoir fait une analyse pour tenir cette place.

Alors, pourquoi un psychanalyste écrit-il ?
Comme un exutoire ? Comme une nécessité ?
La question de la transmission est à l'oeuvre pour tout psychanalyste . Et je voudrai rappeler ici , qu'il ne s'agit pas " d'être " psychanalyste, mais d'avoir, d'un psychanalyste, la pratique.
Cette pratique prend ses racines de sa propre psychanalyse et du questionnement sur ce désir d'occuper cette place de l'analyste.
Cette pratique implique aussi d'interroger la théorie, et de se laisser interpeller par les questions les énigmes nées de l'écoute de chaque analysant, dans le vif de sa parole, de ses silences mais aussi de ses actes manqués des achoppements et des répétitions.

Il s'agit d'inventer, séance après séance la psychanalyse et ce faisant, de la transmettre si l'on veut bien l'entendre comme le souligne Juan-David Nasio: " Transmettre, c'est rendre possible un autre acte ". Ou encore : " Plutôt que de transmettre ce qu'on invente, il s'agit de transmettre le pouvoir d'inventer . Aussi, l'acte de transmettre sera-t-il redoublé d'un acte second ".
" D'un acte à l'autre, conclut-il, le Réel se conserve ".
Or le Réel, c'est pour la psychanalyse, l'impossible même ,et plus particulièrement l'impossible d'écrire le rapport sexuel, d'en rendre compte . Il ne s'agit pas là de ce que l'on appelle " l'acte sexuel " ou " la relation sexuelle ". Il s'agit de l'énigme du rapport du féminin au masculin et inversement ainsi que de l'énigme que comporte la question " Qu'est ce qu'une femme ? ", ou cette autre " Qu'est ce qu'un homme ? "
Que l'on soit inscrit dans le monde par le signifiant " homme " ou par le signifiant " femme ", l'on ne peut rien dire quant au sexe et donc quant à ce rapport. Ce qui fait rencontre c'est qu'une femme soit un symptôme pour un homme, et qu'un homme soit un symptôme pour une femme. Ce qui fait rapport, c' est l'affect qui donne l'illusion que ce rapport pourrait s'écrire, que cette énigme pourrait être découverte.
Par la voie de l'inconscient, la fonction de l'amour est de substituer à l'impossibilité d'écrire quelque chose sur l'énigme de l'autre sexe, l'illusion que quelque chose s'inscrit .
Ainsi l'inscription ne serait-elle jamais qu'une promesse ? Promesse nécessaire au vivant, puisque lorsque vacille cette illusion, ce symptôme de l'amour devient drame dont souffre le sujet.
Car d'un symptôme, on peut en jouir, s'en réjouir, y prendre plaisir et au pire en souffrir d'où dans ce cas l'adresse à l'analyste.
Ces remarques permettent de comprendre l'importance qu'accordait Freud à l'étiologie sexuelle des névroses, contre vents et marées, c'est-à-dire contre certains de ses disciples et en tout premier lieu Jung.

Voici ce que dit Jacques Lacan de cette impossible écriture du rapport sexuel " il sera à jamais impossible d'écrire comme tel le rapport sexuel. C'est de là qu'il y a un certain effet du discours qui s'appelle l'écriture ".
Ainsi l'écriture, le désir d'écrire, la nécessité impérative chez certains sujets, parfois, d'écrire, est-elle à la mesure de leur questionnement, et de l'énigme que constitue la différence des sexes.
Au delà d'une interrogation sur la place que l'on occupe dans sa propre histoire, c'est-à-dire dans ce que Freud a appelé le " roman familial " du névrosé ce désir et cette nécessité d'écrire ne sont-ils pas une tentative d'inscription dans l'humain , par le biais d'un appel à l'Autre .
Cet " Autre " , avec un A, indique, dans la terminologie lacanienne, un lieu, trésor des signifiants, c'est-à-dire un lieu qui nous préexiste et nous " cause ", nous fait humain.
Cet " Autre " peut prendre les traits d'une figure du divin ou, pour le jeune enfant, celui de sa mère .
Pour la psychanalyse, le " Autre " est un lieu , au delà du " mur du langage " dont l'analyste sait qu'il fonctionne en tiers dans la dynamique de la cure analytique. Une analyse, ce n'est pas une relation à deux. C'est un dispositif qui inclut ce tiers, auquel l'analyste sait que le sujet s'adresse au-delà de la personne de l'analyste en chair et en os.
La logique de l'inconscient implique qu'il faille un analyste en chair et en os, pour que le sujet entende son appel comme un appel à l'Autre en tant que trésor des signifiants.
Car c'est dans ce trésor que nous puisons chacun, lors des premières années de notre vie ce qui va être déterminant de nos choix ultérieurs.


Alors je voudrais terminer sur quelque chose qui pourrait paraître anecdotique mais me semble être au contraire tout à fait important et au vif de notre propose d'aujourd'hui.
L'on sait combien Freud admirait les écrivains dont il disait :" Il est permis de pousser un soupir quand on s'aperçoit qu'il est ainsi donné à certains hommes de faire surgir véritablement sans aucune peine les connaissances les plus profondes du tourbillon de leurs propres sentiments, alors que nous autres pour y parvenir, devons nous frayer la voie en tâtonnant sans relâche au milieu de la plus cruelle incertitude ".
L'on sait aussi comment Freud inventa la psychanalyse, c'est-à-dire la libre association: Aux protestations énergiques de Emmy Von N..., qui lui demande d'arrêter de toujours lui poser des questions, il répond " J'y consens " et découvre les effets de cette parole libre.
Freud raconta - écrit Michel Gardaz, de l'exposé duquel je tire cette information, exposé intitulé Freud Nouvelliste du symptôme - " A 14 ans, j'ai reçu en cadeau les œuvres de Ludwig Börne. Aujourd'hui, cinquante ans plus tard, je possède toujours ce livre, le seul datant de ma jeunesse. Cet écrivain avait été le premier dans les écrits duquel je m'étais plongé ";
Voici ce qu'écrivait L. Börne en 1823 dans un petit article intitulé " l'art de devenir écrivain en trois jours " : "Prenez une feuille de papier et transcrivez trois jours durant, sans tricherie, ni hypocrisie, tout ce qui vous passe parla tête (..) Au terme de ces trois jours vous n'en reviendrez pas d'avoir eu tant d'idées neuves et inouïes ".