COLLOQUE du Samedi 4 Avril 1998
au "Centre Hospitalier"
84140 Montfavet

Lire les actes
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"Une lettre dans la boîte, ce moment fragile que l'histoire oubliera
dans l'éparpillement des heures j'ai rêvé de mots que l'on glissait
comme des passerelles entre nos vies"

Hélène Dorion (Ed Le Noroît- le Dé Bleu)

 


PROGRAMME


 

Simone Molina:
" De la correspondance à l'oeuvre"

Anne-Rozenn Jolivet:
" Lou-Andreas Salomé: Une lecture de sa vie ".
"Lou a cinquante ans en 1912 quand elle vient à la psychanalyse. Elle a déjà rencontré Rilke et Nietzsche. "
"L'étude de la psychanalyse me hante sans cesse et plus je m'y plonge, plus elle me retient " écrit-elle à Freud après le congrès de Weimar en 1912.
Sa vie, riche de rencontres religieuses, philosophiques, poétiques, font de cette femme une exception dans la psychanalyse, aux sources d'une réflexion encore peu exploitée. En position de " disciple ", elle garde une grande liberté de pensée, sans jamais aller jusqu'à la rupture. Elle nous laisse une correspondance avec Freud, une "lettre ouverte à Freud" et des textes théoriques. "

Olympia Alberti:
" Epistolarité et création ":
" La lettre comme substrat au tissu romanesque rilkéen, ou la tentative de libération, par une écriture, de l'émotion qui deviendra, dans l'acte créateur, une écriture de la distance, de la maîtrise et du don ."

André Bolzinger.
" On enfile des perles":
"La correspondance Perec-Lederer (Flammarion 1997), ouvre une lucarne sur la pratique du calembour et de la contrepèterie qui soutient l'écriture de Georges Perec, en particulier dans " Je me souviens" (Hachette 1978) et dans "Væux" (Seuil 1989). "

RenéPandelon:
" G. Perec et l'autobiographie "
"Le projet d'écrire mon histoire s'est formé presqu'en même temps que mon projet d'écrire W"
" Cette affirmation de G.Perec situe le projet autobiographique au cæur de son æuvre, dans son temps initial comme dans son ambition ultime. Mais ce qui va le singulariser c'est qu'il est en réalité l'Arlésienne.
Car il ne s'agit pas pour Perec de raconter son histoire, mais bien de tenter de dire l'indicible, de cerner cette faille laissée en lui par "la grande hache de l'Histoire ". Indicible qui échappe à l'écriture, mais que l'écriture a le pouvoir de désigner, d'inscrire (au moins en creux).
Ce travail de "scrivant " que Perec accomplit selon des modalités diverses, est une tentative pathétique et désespérée, mais génératrice d'une æuvre singulière et poétique."

Claude Maillard, Michèle Jung et Simone Molina:
" " Le Scribe" en ses voix de transfert ":
"Plis sur plis en avancée d'écriture, " Le Scribe " pose par ses lectures plurielles plusieurs formes unformelles naissantes de correspondance singulière, jouxtant le transmissible entre psychanalystes.
"La notion de public s'en trouve différenciée et nécessairement inquiétée. (Claude Maillard) "
(Ce texte est sous copyright de C Maillard, et n'est donc pas diffusé sur ce site et sur les actes)

Monique Klepal:
" Correspondances d'Artistes":
"Six artistes, peintres et sculpteurs, ont accepté de réaliser ensemble un numéro spécial du journal
" La Fabrique ", édité par "L'Art et la Manière" sur le thème " Correspondances ".
" Chaque artiste avait déjà été le " rédacteur en chef" des six premiers numéros sur un thème proposé par l'éditeur. "
" A travers le cheminement de leurs correspondances, nous verrons comment ces artistes arrivent in fine, à leur manière, à traiter ce thème, ou du moins à réaliser cette édition et ce qu'ils nous renvoient de la notion de " correspondance ", nous permettant de porter un certain regard sur celle de Freud et de Ferenczi."


INTERVENANTS


Simone Molina. Psychanalyste,Présidente du Point de Capiton.
Anne Rozenn Jolivet : Thérapeute (Montfavet)
Olympia Alberti : Ecrivain (Nice). auteur d'une thèse sur les correspondances littéraires.
André Bolzinger: Psychanalyste (Grenoble)
René Pandelon : Psychanalyste (Montfavet)
Claude Maillard : Psychanalyste, Ecrivain (Paris), auteur d'un ouvrage intitulé "Le Scribe",interviendra avec Michèle Jung, Enseignante, Docteur en Lettres, qui dirige un théâtre à Lunel (les ATP de Lunel - Hérault), et Simone Molina: Psychanalyste (Avignon).
Monique Klepal : Psychologue. Responsable des Editions " L'Art et la Manière" (Castellet-lès-Luberon)
Discutants : Carole Henzinski : Psychanalyste (Avignon),
Régine Tetrel: Médecin Psychothérapeute (Arles),
Edith Thibault: Psychanalyste (Carpentras)

Avec le soutien de I'ECRPF, de VEL et la participation de " La Mémoire du Monde "
Nous remercions le Centre Hospitalier pour son accueil, ainsi que Christian Revest pour son exposition de toiles dans les salles du Temple du Centre Hospitalier.

Le C.A du point de capiton:
M. Bellet, B. Demeure, C. Henzinski, A. Lagier, E. Miquel-Garcia, S. Molina, P. Raimond,E .Thibault.

 


ARGUMENT


Le chapitre 1, intitulé " De la trace à la lettre ", en mai 1997
nous avait permis de débattre de cette assertion :

" L'écriture n'est jamais qu'écriture d'une parole"

Le statut de la trace avait été interrogé, à travers " l'écriture de sable des indiens Navajos ", ou à partir de la clinique psychanalytique auprès de patients atteints de troubles psychosomatiques.

Nous avions aussi abordé la problématique de "l'avant-texte" dans son rapport au texte, avec le travail des ateliers d'écriture, " Papier de Soi " et " Voyages en Lectures ".

Enfin, à partir du Witz, nous avions soulevé la question du passage de la " scription " à " l'inscription " et de la place du " bon entendeur" comme de celle du lecteur.

" Un texte littéraire, écrivions-nous en mai 1997, ne se réduit pas à l'univers de la signification. Il est un lieu, pour l'auteur et pour le lecteur, il a partie liée avec le temps et avec la perte ".

Les Correspondances seraient-elles ces lieux de passage entre le Witz, ce " morceau de littérature " orale dont parlait André Bolzinger en 1997, et " l'ouvrage" qui pourrait faire " Œuvre "?
"Correspondere " signifiait en latin médiéval " harmoniser ", puis " rendre compte ", dans le sens de " payer en retour ". Ecrire, et d'abord, écrire à un autre, serait donc lié à la dette, dette symbolique dont nul ne peut prétendre pouvoir s'acquitter un jour.

D'où peut-être aussi la nécessité, pour certains sujets, de s inscrire dans une œuvre littéraire?

Demeure aussi cette question : Au regard du temps, qu'est-ce qui signe la pérennité d'un ouvrage pour qu'il fasse " œuvre ", et non comme attestant d'une époque, voir d'une mode?

"La Création, passage obligé ? " était le thème d'un colloque du Point de Capiton en 1992. Un passage obligé impose que le sujet s'y risque. Tel est sans doute le point commun entre l'écriture créatrice et la psychanalyse: qu'il faille s'y risquer.

Simone Molina.


TEXTES DES INTERVENANTS


" DE LA CORRESPONDANCE A L'ŒUVRE "

SIMONE MOLINA
PRESIDENTE DU POINT DE CAPITON

Aborder, dans ce second chapitre, la problématique de la correspondance dans son articulation avec " l'oeuvre " c'est tenter d'analyser en quoi , dans l'écriture, la question de l'Autre est centrale.

· Qu'est-ce qui est à l'oeuvre dans une correspondance ?
E. Levinas, dans " Ethique et Infini " disait à propos du visage : " Et moi, qui que je sois, mais en tant que première personne, je suis celui qui se trouve des ressources pour répondre à l'appel. "
Ecrire à un autre qui est choisi comme adresse et qui se reconnaît comme tel, n'implique pas une réponse, mais cette ressource d'une autre parole, peut-être quelque chose comme un espoir que, par-delà l'histoire, envers et contre l'Histoire parfois, il est possible de bâtir quelque-chose qui serait de l'ordre d'une rencontre chaque fois renouvelée.
Dans la correspondance, c'est un " autre " électif qui occupe cette fonction d'adresse, que cet " autre " soit ami, amant, maître ou disciple. Les effets de transfert sont inhérents à toute correspondance, et celle entre Freud et Ferenczi en donne plus d'un exemple. Car, au-delà de la missive et de son contenu, c'est la béance du sujet qui est à l'oeuvre dans l'écriture, sa béance et aussi sa solitude.
" Correspondre ", n'est-ce pas une tentative de " rendre compte " de cette béance ?: " Correspondere " signifiait en latin médiéval " harmoniser ", puis " rendre compte ", dans le sens de " payer en retour ". Ecrire à un autre serait donc lié à la dette, dette symbolique dont nul ne peut prétendre pouvoir s'acquitter un jour .

· D'où peut-être aussi la nécessité, pour certains sujets, de s'inscrire dans l'oeuvre littéraire?
Car pour certains êtres , que Serge Roux nomme " ces écrivains brûlés ", l'écriture est synonyme de " vie " : pour ceux qui ne peuvent vivre sans écrire, ceux pour qui l'écriture n'est pas de l'ordre de l'expression, mais de la création, dans son caractère d'obligation, c'est-à-dire adresse au " Autre ".

" La création, passage obligé ? " était le thème d'un colloque du Point de Capiton en 1992. Un passage obligé est celui qui s'impose comme le seul possible, le sujet s'y risque. Tel est sans doute le point commun entre l'écriture créatrice et la psychanalyse : qu'il faille s'y risquer.

Pourtant, concernant l'écriture, le livre de Semprun " L'écriture ou la vie " nous oblige à penser la question suivante : L'écriture elle-même pourrait-elle être sur le versant de la non-vie ?
C'est à cette même question que nous ramène a contrario le suicide de Primo Levi après qu'il eut passé ses jours, après sa sortie des camps nazis, à témoigner de ce qui avait eu lieu et de son impensable.
Le Réel qui ne s'épuise pas, peut donc avoir pour effet qu'un sujet s'épuise à le circonscrire jusqu'à l'apaisement dans la mort ?
Cette impossibilité à circonscrire le Réel est ce qui interroge au plus près de sa propre structure et de sa propre histoire le psychanalyste dans l'accueil de la parole de l'autre, cet autre dont la souffrance témoigne de la déstructuration psychotique ou indique combien certains traumatismes peuvent mettre en danger de mort psychique un sujet.
De même que la psychanalyse n'est pas outil de communication verbale, mais lieu où, dans le transfert, se travaillent pour un sujet les questions de l'adresse et de l'impossible, c'est-à-dire le nouage singulier de l'Imaginaire du Symbolique et du Réel, nouage dans lequel le Réel est la figure de cet impossible, de même la création n'est pas équivalente à ce que l'on nomme " expression artistique ".

L'écriture, pour certains sujets, n'est-elle pas l'autre visage du Nom ? Un nom qui s'inscrirait du fait qu'il pourrait être reconnu, parce qu'énoncé par d'autres. Rappelons ici que, dans l'Odyssée, Alkinoos interpelle ainsi Ulysse en l'invitant à dire qui il est : " Jamais on ne vit qu'un homme fût sans nom ; qu'on fut noble ou vilain , chacun en reçoit un , le jour de sa naissance ; aux enfants sitôt nés, c'est le don des parents. "
Peut-on dire alors que l'écriture, laissant couler la source de la dette, permettrait d'interroger le don, au double sens du terme, comme " abandon " et comme " singularité de celui qui fait usage de ce qui lui a été donné à la naissance " ?

C'est, pour un sujet, cette singularité qui est sollicitée dans le cheminement entre le texte produit dans la nécessité de l'écriture et le texte lu ou publié dans la nécessité du détachement et de la reconnaissance qui vient, de l'autre, estampiller l'acte d'écriture comme ayant bien eu lieu.
Cet aller et ce retour sont structurants car liés l'un à l'autre tout en étant différents l'un et l'autre. Ce double épinglage est la structure même du " point de capiton " en matelasserie
Il n'y a donc pas de singularité qui puisse se passer de porter témoignage de ce qu'elle a mis en œuvre chez le sujet. C'est la raison pour laquelle, l'une des règles des groupes de travail du Point de Capiton est de se risquer à dire à d'autres, au terme du parcours, ce qu'a été ce chemin. L'autre règle s'en déduit : l'on ne parle jamais qu'en son propre nom. Car c'est en disant que l'on se nomme.

L'on nous demande souvent : qu'est-ce-que veut dire " Point de Capiton " ? Dans une lettre, qui disait la joie de la lecture, et l'importance de l'écriture, une correspondante écrit ceci : " Je ne sais pas ce que vous vouliez dire par " Point de Capiton ", en tout cas je trouve que cela rejoint l'écriture : Quelques points de fixation dans la " bourre " du coussin pour permettre à la bourre, à la matière, de prendre forme et de sauver de l'informe, de la folie ".

Voilà indiqué par quelqu'une qui n'est pas analyste, mais qui, écrit-elle, est concernée par la psychanalyse, ce qu'est le " Point de Capiton ". Tout y est, si l'on précise que la matière dont elle parle est le langage lui-même, et que ce qui définit la structure même du point de capiton, c'est la dimension de l'après-coup :
" Ce n'est jamais que rétroactivement qu'un signe fait sens, dans la mesure où la signification d'un message n'advient qu'au terme de l'articulation signifiante " . Ainsi, ce n'est jamais qu'après-coup que ce pourquoi nous nous sommes lancés dans l'aventure que constitue l'organisation d'une telle rencontre, pourra être aperçu par nous. Il y faut en outre le désir de découvrir quelque-chose de ce qui nous y a poussé, pour n'avoir pas abandonné en cours de route. Tout ceci pour vous dire que le point de capiton, si on l'entend comme concept lacanien, est articulé au registre du désir.
Des fils se sont noués lors de précédentes rencontres avec certains des intervenants que nous écouterons au cours de la journée : Je veux parler de Claude Maillard, qui interviendra cette après-midi, et qui était présente lors du colloque de 1994, " La création Passage obligé ? ", de André Bolzinger, qui nous a parlé du Witz freudien l'année dernière, de René Pandelon, qui nous accompagne depuis plusieurs rencontres ( il est intervenu lors du colloque " Pluralité des langages et singularité de la parole, et a été à plusieurs reprises discutant). Qu'ils aient souhaité, tous trois revenir, qu'ils aient accepté notre proposition de revenir parler dans cet espace est un véritable cadeau.
" Un cadeau ", c'est-à-dire un présent.
Je me suis amusée à chercher d'où vient ce mot " cadeau ". Voici ce que j'ai eu la surprise de découvrir !
Le mot vient de l'ancien provençal " capdel ", qui était un personnage placé en tête. " Capdel " vient du latin " capitellum " qui signifie " petite tête ". " L'on est en droit de penser, précise le " Dictionnaire historique de la langue française ", qu'en ancien provençal le mot désignait déjà une grande initiale ornementale placée en tête d'un alinéa. ".
Ainsi, voyez comme court la langue, et la surprise ! : Cadeau et capiton ont la même origine " Caput ", ou " tête " :
En effet, " capiton ", provient de " caput ", qui lui, signifiait " grosse tête " ! Le mot "capiton " a d'abord désigné le renflement du fil de soie du fait de l'irrégularité du filage.
Quant au mot " cadeau ", il vient du latin, " capitellum ", ou " petite tête ". Au XIV è siècle, un cadeau était " spécialement une lettre ornée de grands traits de plume pour décorer des écritures, remplir les marges, le haut et le bas des pages ".
De " capiton " en " cadeau ", se découvre la lettre, celle qui ouvre le texte.

Entre la lettre (du cadeau) et le tissage (du capiton) chemine quelque chose comme une correspondance.
En effet, parmi les intervenants de cette journée, deux personnes seront présentes du fait du réseau amical et studieux qui se tisse au cours des années.
Je veux parler de Olympia Alberti, que Serge Roux, président de Voyage en Lectures, m'a fait connaître, et de Michèle Jung, dont la rencontre avec Claude Maillard après le colloque " La création Passage obligé ? " a été déterminante dans ses orientations.
Là encore , surprise de certaines correspondances : Michèle Jung a écrit une thèse sur Heinrich Von Kleist, qui s'intitule " La perversion dans l'écriture de Kleist ".
Elle m'a, lors de la préparation de cette journée, longuement parlé de sa recherche des textes nécessaires à l'écriture de sa thèse, ainsi que de la manière inattendue avec laquelle elle s'était engagée dans ce travail. Du côté de ce qui cause le désir , une énigme.
Dans son roman, " La dévorade " , Olympia Alberti fait dire à la narratrice : " Chaque fois qu'ils jouèrent une scène, même extraite de sa pièce fétiche, la Penthésilée de Kleist, n'a-t-elle pas choisi toujours ce masque de page blanche comme un lieu de retrait où la voix peut tout dire et partout aller ? "
Pour établir une correspondance entre le travail de Michèle Jung et cette remarque dans le roman de Olympia Alberti, il y fallait un lecteur, une lectrice en l'occurrence, pour qui, soudain, le nom de Kleist faisait lien signifiant et qui trouvait là, dans le texte, comme une porte ouverte à nouveau. Même s'il ne faut qu'un pas pour passer un seuil, deux traces sont nécessaires pour indiquer que quelqu'un est passé par là. Le redoublement de la trace crée la surprise et indique la voie.
C'est ainsi que procède le travail analytique, par association libre, mais pas si libre que cela, puisque ce qui force le passage, c'est la chaîne signifiante elle-même qui nous détermine chacun du fait de notre histoire. Nous croyons la posséder, la maîtriser, et, tout comme l'écriture, elle nous mène...
Toujours dans " La dévorade ", la narratrice raconte la découverte d'un écrit ancien, oublié, griffonné sur un bout de papier, écrit qui est à la veille de s'accomplir au moment où elle le redécouvre.


Correspondre, cela peut donc être avec soi-même, à travers les années et le temps qui s'écoule... Correspondre c'est oser la découverte.

C'est pourquoi, lorsqu'il s'est agi de clore le travail du séminaire sur la correspondance Freud-Ferenczi, séminaire qui s'est déroulé sur presque trois années, lorsqu'il s'est agi de porter témoignage du parcours de ces trois ans, il est apparu que nous ne pouvions parler de la correspondance elle-même. D'autres l'avaient fait avant nous et probablement avec toute la clarté nécessaire à l'exégèse. Nous avons donc privilégié de parler autour de la correspondance, c'est-à-dire de mettre quelques mots sur ce qu'avait produit cette lecture, cette approche de la correspondance Freud-Ferenczi, pour chaque participant du séminaire.
Aujourd'hui donc, deux personnes interviendront à partir de ce travail du séminaire, chacune à sa manière, ayant trouvé son propre fil : il s'agit de Anne-Rozenn Jolivet, qui interviendra ce matin et de Monique Klepal qui parlera cet après-midi.

Avant de terminer, je veux vous remercier de votre présence, vous présenter les quatre discutantes qui sont dans la salle : Claudine Cortasse, Carole Henzinski, Régine Tetrel, et Edith Thibault. Un débat suivra chaque intervention.
Vous dire encore que je vous invite à aller voir l'exposition des toiles de Christian Revest au Temple de l'Hôpital. Je remercie Christian Revest de sa présence. Une collation sera offerte par le Point de Capiton à 12h30 sur le lieu de l'exposition.


LOU-ANDREAS SALOME

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" LOU-ANDREAS SALOME :UNE LECTURE DE SA VIE"

ANNE-ROZENN-JOLIVET

Lou a cinquante ans en 1911 quand elle vient à la psychanalyse. Elle rencontre Freud de quelques années son aîné en 1912 à Vienne.
Sa vie est déjà bien remplie, tant sur le plan affectif qu'intellectuel. Lou écrit sa première lettre après le congrès de Weimar (27 Septembre 1912).
Depuis qu'en automne dernier, j'ai pu assister au Congrès de Weimar "..l'étude de la psychanalyse me hante sans cesse et plus je m'y plonge, plus elle me retient ". Elle est la seule femme parmi les collègues avec qui Freud entretient une correspondance jusqu'à la veille de sa mort en 1937.
Elle reçut l'anneau destiné aux " disciples préférés ". Elle sera assidue aux réunions psychanalytiques du mercredi, pendant lesquelles, elle tricotait.
Elle ne sera membre qu'en 1922.
Freud la considère en associée plus qu'en élève " L'art d'aller au-delà de ce qui est dit… vous arrivez et vous complétez ce qui manque... ".


SON ENFANCE

Ljola est née le 12 Février 1861 à St Pétersbourg d'un père général, Russe et d'une mère d'ascendance danoise.
Le père descendait des huguenots français, (la légende veut qu'Avignon ait été leur terre natale) qui ont émigré en Alsace, en Prusse et en Russie, à la suite des persécutions religieuses du XVI ème siècle.
La Russie désirait " s'occidentaliser ".
Ses parents ont fait un mariage d'amour d'après ce qui est rapporté. Ljola arrivait après cinq frères. Une fille n'était pas attendue, en particulier par sa mère. Le père s'en réjouit, Ljola gardera toute sa vie cette marque de l'amour de son père, de cet homme protecteur, qui la traitait avec la même courtoisie que sa mère.
Deux frères étaient morts jeunes.
· Frère aîné - Alexandre appelé "Sacha"
· Le second frère Robert "Le danseur de Mazurka", il voulait porter l'uniforme mais le général s'y opposa, il devint ingénieur, il éleva une grande famille.
· Le 3ème frère Eugène, ne se maria pas. Il voulait entrer dans la diplomatie, le père n'y était pas favorable. Il devint pédiatre.
Avec ses frères, elle avait des jeux de garçons, bagarres, courses. Les quatre enfants étaient très turbulents.
Elle refusait d'être traitée comme une petite fille.
Son père mourut en 1879, elle avait alors 18 ans. C'est son frère aîné, Alexandre qui devint le chef de famille. Il mourut quand elle avait 50 ans. Ce fut une grande perte pour elle. Elle dira " maintenant, me voici vraiment sans protection ".
L'enfance de Ljola se passe entourée d'officiers, de domestiques, de membres de l'église orthodoxe grecque et russe, de mahométans, de protestants. Un entourage riche et coloré. La personne la plus importante pour Ljola, sa nourrice Nianka lui donnera l'amour de la Russie et du peuple russe, c'était une femme pieuse qui avait fait le pèlerinage à pieds à Jérusalem.
Sa gouvernante française était censée lui apprendre les bonnes manières et le français.
En effet, le passé aristocratique de l'Europe avait trouvé refuge dans cette Russie encore endormie, pendant que le reste s'industrialisait.
Ljola vivait un conte de fées, dans l'ignorance la plus complète, de ce que cachait cette enfance dorée dans une résidence située sur l'un des grands canaux de St Pétersbourg, quartier des ambassades.
Mais elle ne participait pas aux réceptions de ses parents. Ljola était une rêveuse (elle se suffisait à elle-même) elle s'inventait toutes sortes d'histoires où Dieu tenait une place particulière, une place à l'image de son père.
Son premier choc fut la perte de la foi à la suite d'une histoire que lui avait raconté un serviteur pour se moquer d'elle. Comme elle était très émotive, elle se demandait pourquoi les deux vieux qui étaient devant sa porte, avaient petit à petit disparus. (Bonhommes de neige qui avaient fondu au soleil) .
Elle attendait une réponse de Dieu quand elle se confia à lui. Mais aucune réponse ne vint. Elle commença à douter de l'existence de Dieu (perte du sentiment de refuge). Un livre qu'elle écrit après 20 ans traite de cette interrogation. "Une lutte pour Dieu"
Plus tard à 70 ans, elle confiera à Freud que cette question la préoccupait toujours.


SES AMOURS

Elle fut amoureuse à 8 ans du baron Frédéricks, un adjudant du Tsar Alexandre II.
Plus tard, sa mère organisait des réceptions pour qu'elle soit en contact avec les jeunes gens de son " rang ". Ljola s'y prêtait docilement, mais cela ne l'intéressait pas, elle préférait les gens de la rue, les paysans avec qui elle parlait quand elle se promenait.
L'idée de mariage la préoccupait. Il n'était pas question qu'elle devienne une maîtresse de maison. Elle n'ignorait pas que les mariages en blanc existaient. Elle voulait avant tout garder sa liberté. Pouvoir aller et venir à sa guise. Elle se rendait bien compte que dans le mariage, la femme se sacrifiait et devait renoncer à quelque prétention intellectuelle que ce soit.
Dans l'air couvait des idées révolutionnaires, les garçons et les filles s'embauchaient pour connaître la vie des ouvriers, ou bien allaient à l'étranger se placer dans des emplois subalternes, afin d'éprouver la condition des gens du peuple. Ljola rêvait de tout cela. Elle en discutait avec ses frères dans sa chambre.
Les gens avaient des sentiments simples. Ils exprimaient leurs émotions, que ce soit la violence comme la tendresse. Elle fréquentait les lieux de culte feutré où l'encens exaltait sa ferveur enfantine. Elle adorait par dessus tout les eaux de la Volga qui l'identifiait complètement à son pays.
C'est ainsi qu'elle aimait la Russie. Des slogans circulaient dans sa tête et la transportaient: " Fraternité et Russie ".
La 1ère grande rencontre de sa vie fut Henrick Gillot, un pasteur de l'église hollandaise qui la prépara à sa confirmation.


SA PREMIERE GRANDE RENCONTRE:

Henrick Gillot était un homme d'une prestance qui faisait accourir le " tout
St Petersbourg ". Il appuyait ses sermons sur " des arguments scientifiques et philosophiques plutôt que sur la Bible ".
Ainsi il affirmait. " La science et la foi ne sont point contradictoires…l'homme a été doté par son créateur d'un esprit aussi bien que d'une âme. L'ignorance, l'aveuglement et la superstition... sont les vrais ennemis de Dieu. Plus l'homme pénètre profondément dans les mystères de la nature, plus il se rapproche de lui ".
Ces arguments avaient une grande influence sur le scepticisme des intellectuels Russes qui acceptaient cette alliance "science et foi".
Ljola s'affronte avec sa mère à propos du pasteur de la famille. C'est en entendant un prêche de Gillot qu'elle sait " qu'elle avait enfin trouvé l'homme qui pouvait l'aider et l'aiderait ".
" Maintenant ma solitude est finie " se dit-elle. " Voilà ce que je cherchais". Elle lui écrit, il la reçoit. Elle étudie avec lui l'histoire des religions : le christianisme, le bouddhisme, l'hindouisme, l'islamisme. Tout cela est consigné dans des carnets. D'autres traitent de la philosophie, de la doctrine de la Trinité, du théâtre sur la période classique de la littérature française : Corneille - Descartes - Pascal. Elle lit Kant - Kierkegaard - Rousseau - Voltaire et Schopenhauer.
Ils se fréquentèrent pendant 1 an (1878 - 1879), année pendant laquelle son père est souffrant. La mort de son père, sa rupture avec l'église et la mise au courant au près de sa mère de sa relation suivie avec Gillot, changent la vie de Ljola. Plus tard elle écrira un roman " Ruth " qui retrace son premier amour.
Elle aimait Gillot, d'un amour filial. Lui voulait la demander en mariage. Il avait fait des démarches secrètes. Devant le refus " catégorique " de Ljola, tout basculait.
Ljola, fidèle à elle-même, désire poursuivre ses études à l'étranger, d'autant que grâce au pasteur Gillot, elle avait découvert ses possibilités intellectuelles.
Son choix s'arrête sur Zurich, centre universitaire qui admet les femmes.
Son désir d'aller à Zurich n'était pas dans le but d'une libération sexuelle comme ses compatriotes, ni pour se préparer à un travail de missionnaire parmi le " peuple russe ".
Elle voulait travailler avec Aloïs Biedermann, théologien de l'époque.
Pendant des semaines, Lou lutte pour obtenir de sa mère l'autorisation de son départ. Le gouvernement Russe refuse son passeport parce qu'elle n'est pas confirmée . Aussi, elle part en Hollande avec sa mère et Gillot, pour être confirmée (1880).
Cette cérémonie est célébrée par Gillot en Hollandais, et a comme seul témoin la mère de Ljola. Celle-ci ne comprenant pas le hollandais ne comprit pas les paroles prononcées :
" Ne craint point :car je t'ai appelée par ton nom, tu es mienne ".
Ljola comprit qu'il ferait toujours partie de sa vie. Il avait des difficultés à prononcer son nom " Ljola ". Il dit Lou, ce fut son passeport pour la liberté.
Avec ce premier amour elle quittait sa famille, son pays, elle avait manifesté assez de détermination pour refuser ce que lui proposait Gillot, le mariage.


LOU ETUDIANTE ET HORS DE SON PAYS :

A 19 ans (1880) Lou arrive donc à Zurich, ville dont la devise s'inscrit en ces termes . " Prière et travail ". Ville qui a vu défiler les grands de ce monde les Romanov, Lénine, Mozart, Thomas Mann.
Le væu secret de sa mère qui l'avait accompagnée, était que Lou se marie. Elle ne voyait pas l'utilité des études de Lou.
Lou travaille dur, si bien qu'au bout de quelques mois sa santé s'affaiblit, au point qu'elle se met à cracher du sang. Le sud lui est recommandé. Elle part avec sa mère en Italie, à Rome.
Elle écrit des poèmes :

Prière à la vie :

" Assurément, un ami aime son ami
Comme je t'aime, O Vie, mystérieuse Vie ;
Rires ou larmes, peu importe ce que tu nous donnes.
Richesse et bonheur, ou lutte et chagrin,
Chèrement je t'aime, j'aime ta douleur même ".

Elle avait fait lire ses poèmes à son ancien professeur d'histoire de l'art, Kinkel. Il les aimait, celui-ci lui avait donné une lettre de recommandation auprès de Malvida Von Meysemberg (grande dame du mouvement féministe allemand). " Ses efforts altruistes lui avaient valu l'affection et l'admiration de l'élite révolutionnaire de l'Europe ".
Malvida était l'amie de Wagner, elle l'avait beaucoup aidé et avait assisté à la pose de la 1ère pierre du Festival de Bayreuth où elle rencontre Nietzsche.
Nietzsche, lors d'ennuis de santé est invité par Malvida.
C'est chez Malvida que Lou rencontre Paul Rée (Paolo ainsi le nommait Malvida). Celui-ci communique tout de suite pleinement avec Lou. Il la raccompagne le soir jusqu'à son hôtel. Bientôt, il est amoureux et se confie à Malvida qui n'accepte pas, met au courant la mère de Lou.
Lou est scandalisée, les hommes sont-ils destinés à n'être que des maris ou des amants? Lou raconte à Paul Rée un de ses rêves " partage d'un grand appartement avec deux amis. Au centre, il a un grand cabinet de travail - bibliothèque, plein de livres et de fleurs et des chambres à coucher de chaque côté. Tous trois travaillent en harmonie, et le fait que cela soit des hommes et elle une femme, n'a aucune importance ".
Ce rêve pouvait se réaliser. Il y avait Paul Rée, Lou, il fallait un autre homme un peu plus âgé. Ce sera Nietzsche.
Elle écrit à Gillot son premier guide pour lui parler de son projet de vivre à trois. Il lui répond sur un ton raisonneur. Lou cite : " Ce qui est essentiel chez un homme on le connaît tout de suite ou pas du tout. " Lou était décidée à vivre sa propre vie, et le ferait quoi qu'il " advienne "


LOU ET NIETZSCHE :

Lou et Nietzsche se rencontrent en 1882. L'idée du ménage à trois avait fait son chemin. Lou était curieuse de rencontrer Nietzsche quand son ami Rée lui en parla.
Ils se rencontrèrent à Rome dans une chapelle où Lou et Rée avaient pris l'habitude de travailler. L'impression que fit Nietzsche sur Lou était celle d'un homme mystérieux, en même temps, une certaine attirance et une répulsion.
Son ami Rée demanda sa main de la part de Nietzsche. Nous l'appellerons la première demande en mariage. La deuxième demande se passa après leur passage au Monte Sacro.
Lou dissuada Nietzsche, elle ne voulait pas se marier. Elle voulait rester libre et rester amis. Dans le discours de Lou, Rée avait toujours une place privilégiée. Il accepta avec calme apparent le refus de Lou.
On connaît la célèbre photographie prise à cette époque par Jules Bonnet, un photographe réputé en Suisse (détail p 97) (mise en scène de la photo).
Lou eut par la suite beaucoup de démêlés avec la sæur de Nietzsche (Elisabeth). Celui-ci finit par s'éloigner de Lou. Elle continua à vivre avec Rée, chacun travaillant à son propre livre. Lou écrit " Une lutte pour Dieu ", un roman psychologique qui eut un grand succès, et Rée un traité de philosophie : " L'origine de la conscience morale ". Nietzsche le qualifia de " vide, ennuyeux et erroné ".
Rée pensait obtenir un poste de professeur d'université. Il ne put l'obtenir. Il décida de devenir médecin. Il consacra le reste de sa vie à cette tâche.
C'est à ce moment-là que Lou et Rée qui s'étaient jurés de ne jamais se séparer, se quittent.
Lou avait du succès avec son roman, elle sortait beaucoup. Paul commençait ses études de médecine après avoir obtenu le doctorat de philosophie.
Cette séparation fût douloureuse pour les deux. Elle rêvait de lui, rêve souvent tragique . On le retrouva dans l'Inn " près de l'endroit où Lou et lui avaient passé, plus de quinze ans auparavant, leurs heures les plus heureuses ". Il meurt en 1901.
C'est à cette période là (1883-1897) que Lou rencontra Frédérich Carl Andréas.
Frédérich Carl Andréas s'est présenté un jour chez elle ; il était venu la voir spécialement du bout du monde, " des Indes orientales hollandaises " où son grand père maternel, un allemand médecin, s'était installé au début du XIX è m e siècle. Il s'était marié là-bas avec une malaise.
La mère d'Andréas née de cette union " exceptionnelle ", lien entre l'orient et l'occident, avait épousé un homme d'origine persane de sang royal (les Bagratuni).


ANDREAS ET LOU :

Andréas était né à Dava en 1846 (Andréas nom issu du prénom de cette famille qui avait perdu ses quartiers de noblesse). Il y passe 6 ans de sa vie et rentre à Hambourg avec ses parents.
Andréas avait fait des études à Genève. Il était très doué pour les langues. " Le langage est la clef qui vous ouvre la vie d'un peuple ".
Il s'était spécialisé dans le perse (origine de son père) - la langue de ses ancêtres, il obtint un doctorat à l'université d'Erlangen , et fut initié aux langues scandinaves - Il avait aussi étudié la biologie.
Il avait fait une expédition archéologique dans son ancien pays.
La guerre Franco - prussienne l'oblige à rentrer en Allemagne.
Donc à 41 ans il a un poste de professeur de persan et de turc à l'institut des langues orientales à Berlin. Andréas avait 15 ans de plus que Lou, leur relation est passionnelle.
En juin 1887 elle épouse Carl Andréas ,elle a 26 ans.
Elle accepta de se marier, mais ne veut pas être sa femme . Elle veut rester libre et continuer sa relation avec Rée. Lou reste Lou Andréas pendant 50 ans jusqu'à sa mort. Elle résiste à toutes les tentatives de consommer le mariage. Un jour qu'elle dormait, il veut lui imposer son désir, elle lui serre la gorge, c' est son râle qui la fait reprendre ses esprits, elle s'aperçoit qu'elle est en train de l'étrangler.
On peut expliquer ce refus en ce qu'elle voyait en lui un père plus qu'un mari. On peut associer qu'Andréas avait peut être des points communs avec le général Von Salomé, le père de Lou. Dans son journal Lou mentionne que son mari l'appelait " ma petite fille ". Il semble que Lou n'ait jamais pensé à divorcer. Lou est liée extérieurement, mais libre intérieurement.
Lou voyage à travers l'Europe. Elle est indépendante financièrement, elle reçoit une aide de sa famille, et pour ses travaux littéraires.
Andréas restait dans leur appartement de Berlin avec une femme de ménage (Marie). Andréas trouve alors un poste à la chaire des langues asiatiques occidentales à l'université de Göttingen. Marie les suit dans la maison sur le Hainberg. " Elle eut deux enfants ", l'un meurt jeune, l'autre " Mariechen grandit et se maria, et continua à vivre avec Lou ". Quand Lou meurt en 1937 elle a fait de Mariechen sa principale héritière.
Leur mariage a duré 43 ans, de 1887 à 1930 année de la mort d'Andréas " peut-être, à l'encontre d'autres hommes, n'avait-il pas possédé Lou, mais à l'encontre des autres, il ne l'avait jamais perdue. En fin de compte, elle lui revenait toujours " .
D'autres hommes, en effet, furent ses amants : Le plus important fut sans doute le poète Rainer Maria Rilke qu'elle rencontre en 1897 (elle a 36 ans) et dont elle écrira dans " Ma Vie " : " je fus ta femme pendant des années parce que tu fus la 1ère réalité, où l'homme et le corps sont indiscernables l'un de l'autre (...) . Nous étions frère et sæur, mais comme dans ce passé lointain, avant que le mariage entre frère et sæur ne devienne sacrilège " .

C'est en 1911 (elle a 50 ans) que Lou rencontre Freud au Congrès de Weimar.

Elle assiste à ses premiers cours de psychanalyse avec Ellen Delp chez Sigmund Freud au
19 Berggasse.

Elle correspond avec Freud pendant 20 ans.

Toute sa vie Lou a lutté pour la détermination sociale et éducative du fait de son sexe.

Sa devise était :

" Ose tout... n'aie besoin de rien ".

Peu avant sa mort, elle dit à Ernst Pfeiffer (son légataire testamentaire) " je n'ai vraiment rien fait d'autre que travailler toute ma vie... travailler.... pourquoi ? ".

Elle meurt le 05 Février 1937 à Göttingen.
Elle est incinérée au crématorium de Hanovre et enterrée au cimetière municipal de Göttingen.


Lou note dans son journal " si je laisse errer mes pensées, je ne trouve personne. Le mieux, après tout, c'est la mort ".

Sa bibliothèque fut confisquée par les nazis.


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BIBLIOGRAPHIE


1 - ANDREAS SALOME L, MOSCOVI M PREF.
L'amour du narcissisme. Textes psychanalytiques.
Gallimard/ Paris. 1980 ; 217

2 - ANDREAS SALOME L, PFEIFFER E PREF.
Correspondance avec Sigmund Freud (1912-1936)
suivie du Journal d'une année (1912-1913).
Paris/Gallimard. 1970 . 493

3 - ANDRREAS SALOME L, MOSCOVICI M PREF.
Lettre ouverte à Freud.
Lieu commun.1983;145

4 - ANDREAS SALOME L.
Ma vie. Esquisse de quelques souvenirs.
Paris/PUF.1977 . 295

5 - ANDREAS SALOME L/PETERS HF.
Ma sæur, mon épouse. Biographie de Lou Andréas - Salomé.
Paris/Gallimard. 1977 ; 312




Rainer Maria Rilke

DE L'ALGUE A L'ETOILE,
OU DE L'EPISTOLAIRE A L'ECRITURE CREATRICE : COMMENT ?


OLYMPIA ALBERTI

" Et de même qu'en lisant ta lettre de Paris, je t'avais presque oublié, comme si c'était une œuvre, cette œuvre (le Rodin) s'impose à moi, dans mon contexte le plus personnel et le plus actuel, comme si c'était une lettre de toi. "


LA PASSATION DU POUVOIR DE VIBRER (OU LES INFLUENCES FECONDES).

La lettre est assez souvent chez Rilke le lieu de l'ébauche créatrice, des balbutiements de ce qui s'affirmera ailleurs comme œuvre définitive, ayant circonscrit son espace, sa force, ce que Rilke nomme "aus innerster Fülle" (la plus intime plénitude).

La lettre de Lou à Rainer, citée en exergue, ouvre, comme d'évidence, le fond absolu du débat sur les rapports entre l'écriture "pour soi", de soi, l'écriture épistolaire, privée et personnelle ("comme si c'était une lettre de toi") et l'écriture de création. L'écriture d'une lettre cesse-t-elle d'être uniquement privée, devient-elle œuvre de portée universelle? A quel moment, insaisissable, l'écriture devient-elle Ecriture? Que recouvre le passage de l'écriture épistolaire à l'écriture de création - quelle que soit son espace (romanesque, etc.)?

Période extrêmement féconde pour le poète, nous le savons par les courriers d'une richesse rare adressés à Franz Xaver Kappus, par les œuvres (le Rodin, le petit livre sur Worpswede), les projets dont il parle à Lou, dans ses lettres intimes, il s'exprime sans fards, malgré sa santé psychique et nerveuse très instable.
Que l'analyse la plus juste vienne de Lou, est-ce étonnant, elle qui répond par sa manière de vivre à la définition radicale du poète sur l'approche des œuvres d'art:
Les œuvres d'art sont d'une infinie solitude; rien n'est pire que la critique pour les aborder. Seul l'amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles. (Kunst-Werke sind von einer unendlichen Einsamkeit und mit nichts so wenig erreichbar als mit Kritik. Nur Liebe kann sie erfassen und halten und kann gerecht sein gegen sie.)
Jamais la critique littéraire, entendue trop souvent aujourd'hui comme un exercice de style visant à faire montre des qualités stylistiques de l'auteur de l'article plutôt qu'à souligner les richesses et / ou les originalités de l'œuvre citée, ne pourra aborder au processus créateur, à son sens, à la portée d'ouverture spirituelle, au sens rilkéen, que propose l'œuvre d'art littéraire. Les propos de Rilke, là non plus, n'ont pas une ride.
Lisez le moins possible d'ouvrages critiques ou esthétiques. Ce sont, ou bien des produits de l'esprit de chapelle, pétrifiés, privés de sens dans leur durcissement sans vie, ou bien d'habiles jeux verbaux; un jour une opinion y fait loi, un autre jour c'est l'opinion contraire. (Lesen Sie möglichst wenig ästhetisch-kritische Dinge - es sind entweder Parteiansichten, versteinert und sinnlos geworden in ihrem leblosen Verhärtetsein, oder es sind geschickte Wortspiele, bei denen heute diese Ansicht gewinnt und morgen die entgegengesetzte.)
C'est en cela que l'amour (le besoin de créer, de rendre en gratitude la beauté reçue dans une lecture), seul, peut être en écho véridique dans son jugement et vrai dans sa nature (son geste) à une création.
Et comment la lecture de Lou, attentive, profonde, aimante aussi - elle qui voulait toujours savoir ce qu'il pouvait advenir de la générosité créatrice du poète - ne serait-elle pas l'approche la plus juste des textes de Rilke, dont l'œuvre, d'une exigence sans commune mesure avec celle de la plupart des œuvres contemporaines, demande à la fois accueil, silence et ouverture?

Lou se livre à une analyse de la lettre et de la création, par le biais du Rodin qu'elle vient de lire, et qui l'a laissée suffoquée: " il m'a semblé que de longtemps je ne pourrais plus t'écrire! J'ai souhaité une longue période de calme pour pouvoir m'abîmer dans ce petit livre, gros de plusieurs milliers de pages."
Cette image d'une lecture qu'elle lui renvoie (même si Lou n'est pas n'importe qui), c'est directement l'accès à son mode de travail - la facilité et la profondeur de Rilke paralysent Lou -, ce dont la plupart des authentiques créateurs, dans la fraîcheur de regard qu'ils doivent conserver sur leur travail, ne peuvent prendre conscience. C'est là une des plus dures épreuves du créateur: il doit rester dans l'ignorance de ses meilleurs dons, ne pas même les pressentir, au risque de les priver de leur ingénuité, de leur virginité. (Aber das ist ja auch eine der schwersten Prfungen an dem Schaffenden: er muss immer der Unbewusste, der Ahnungslose seiner besten Tugenden bleiben, wenn er diesen nicht ihre Unbefangenheit und Unberhrtheit nehmen will!"
Lou lui offre cet écho intime d'une vraie lecture, elle s'est "abîmée" pour mieux en remonter les trésors de conscience. Elle va alors prononcer des mots essentiels, qui vont non seulement encourager Rilke à persévérer dans cette voie - sa voix - mais encore éclairer sa démarche poétique - parce qu'elle tente d'en démonter l'enchaînement.
Je me suis demandé, sans réussir à le comprendre, pourquoi cette lettre qui ne parle à ton cæur que d'impuissance et de réalités plus fortes que toi, me parle, à moi, positivement, et d'un nouveau critère de la force qui t'a permis de les représenter. Ou, ce qui revient au même: pourquoi tu me donnes maintenant cette double impression d'être à la fois déprimé et grandi."
L'analyse de Lou agit comme un révélateur: sous l'apparence (que le poète déplore et dont il se plaint comme d'une réalité) de fatigue, de faiblesse, de vulnérabilité, Lou peut lire l'énergie, la création, la distanciation avec le monde subjectif de Rilke, et la création accomplie - serait-ce par créateur interposé (Rodin). C'est cela qui épuise l'artiste qui n'a pas encore achevé son travail intérieur - refus de la psychanalyse, crises nerveuses, blocages, inhibitions multiples -:le passage du subjectif à l'objectif que représente la création véritable (qui est distance d'avec le Moi et objectivation de richesses reconnaissables par le lecteur comme siennes), la métamorphose du Je en Nous, et par l'épreuve formatrice, la mise au monde non seulement de l'œuvre mais d'un être en renouvellement: qualités, capacités nouvelles, souvent difficiles à appréhender, qui modifient le regard que le créateur va porter sur le monde relatif (en quittant l'absolu de la création).
Pendant cette "période Rodin" tu t'es senti "un peu préservé par cette immense rencontre", tu as consacré tes forces de créateur à reconstituer la création d'un autre. (...) Tu as tout regardé (...) par les yeux de Rodin (...), en concentrant toute ton énergie sur l'éloquence de la "physis", alors que rien de tout cela ne pouvait trouver son moyen d'expression parfaitement adéquat dans ton instrument, la poésie."
Rilke n'est pas sculpteur : aucun exercice ne lui permet de se libérer de l'intensité reçue et partagée auprès de Rodin, qui travaille en contact physique avec le matériau (pierre, marbre, etc.). Lou analyse l'origine de l'épuisement du poète, dans un premier temps : dans son langage artistique - l'écriture du poème - les mondes physique et psychique sont étroitement liés.
"Mais là, cela n'a pu que t'entraîner dans l'étrangeté d'un monde inconnu et dissocier en toi l'âme et les sens. Si tu n'étais qu'un créateur au second degré, ce travail sur Rodin t'aurait valu la paisible satisfaction e t l'agréable fatigue de la tâche accomplie;
mais là, ton travail est resté à mi-chemin entre l'œuvre personnelle et la tâche imposée; son dévouement même comportait une part de refoulement."
Et l'analyse que Rilke ne veut pas entreprendre alors, c'est Lou qui l'y entraîne, par le travail qui s'élabore dans le cadre épistolaire (pour le poète, manière d'espace intra-utérin) - qui débouche sur une re-création de soi, qui fait la part nette des influences de Rodin, des besoins du poète, des limites de ses propres forces.
La création artistique - moyen d'atteindre l'absolu, manière de prière - exige que l'on s'identifie à l'objet de son regard - à son sujet. Et la lettre, exercice apparemment banal de chaque jour, assouplit l'âme comme dans Le poème du Forgeron - image de Dieu, chaque jour à l'enclume : Rodin lui enseigne l'effort du travail quotidien. Il s'agit de se donner à l'art chaque jour, en exercice de concentration, puis de méditation, enfin comme une ascèse libératrice du Soi.

"La patience est l'épreuve de l'impatience, (...) l'entente qui veut persister encore dans la plus extrême confusion."

RICHESSE DU MONDE SUBJECTIF EN MOUVEMENT.


Apprendre, comprendre, c'est enfin prendre avec soi, faire entrer en soi-même des choses extérieures, d'abord étrangères, qui devront, un jour ou l'autre, nourrir l'être en profondeur (Rilke dit : "in seinem Blute erleben"/vivre dans son sang) et s'exprimer comme faisant partie intégrante de soi-même.
Il y a en Rilke les énergies de sa propre création, qui doivent être refoulées, très loin, pour ne pas interférer dans son travail sur Rodin. Il y a ce combat en lui, dont sa vie quotidienne est en quelque sorte le champ de bataille. Imposer le silence à des énergies de création demande une force considérable : c'est aussi cette force que Rilke développe, parallèlement à sa monographie. Tout ce que son regard sur le sculpteur met en résonance de personnel dans la vie intérieure du poète doit demeurer muselé, et rester, vibrant, en attente. (On ne peut oublier ce qu'il exprime avec tant de reconnaissance à Franz Xaver Kappus, dès la IIème lettre - le 5 avril 1903:
S'il me fallait dire de qui j'ai appris quelque chose sur la nature créatrice, ses sources, ses lois éternelles, deux noms seulement me viendraient; celui de Jacobsen, le grand, grand poète, et celui d'Auguste Rodin, ce sculpteur qui n'a pas son égal parmi tous les artistes d'aujourd'hui
(Wenn ich sagen soll, von wem ich etwas ber das Wesen des Schaffens, ber seine Tiefe und Ewigkeit erfuhr, so sind es nur zwei Namen, die ich nennen kann: den Jacobsens, des grossen, grossen Dichters, und den Auguste Rodins, des Bildhauers, der seinesgleichen nicht hat unter allen Knstlern, die heute leben.).
Et puis l'œuvre finie, après l'extrême tension, c'est la fameuse exténuation qu'il confie à Lou. Elle poursuit son analyse : l'élément créateur personnel "(...)sous le signe de la sculpture, c'est-à-dire du corporel, étranger à l'instrument poétique, a dû retourner contre toi son énergie et se dédommager, tel un vampire, sur ton propre corps."
Parce qu'elle était elle-même plus philosophe et intellectuelle que créatrice, seule une femme détachée du phénomène de la création artistique par de longues années consacrées à la psychanalyse, à la pratique d'un essai de distance d'avec son propre Moi, pouvait, avec toutes l'écoute et la tendresse qu'elle portait à Rilke, faire une approche aussi juste de l'effondrement physique et psychique du poète, en août 1903. Elle savait ce que leur rupture avait coûté au poète, et elle pressentait qu'il s'était jeté dans sa tâche tout entier.
La fin de sa lettre est exemplaire à ce titre : elle va au fond de l'angoisse qui terrasse Rilke, en fait ressortir les éléments éclairants, pour lui montrer la vérité, la puissante richesse du processus qui est en route; un grand créateur est en train de naître, de s'ébaucher, comme sortant de la main argileuse de Rodin, sous ses yeux - sous nos yeux .
"Si tu as subi ces pénibles séquelles d'accouchement, c'est uniquement à cause de tout ce qui est né de neuf en toi. C'est pour cela que tu souffres, et je m'en réjouis: comment ne le ferais-je pas, quand tu manifestes jusque dans l'expression de ta souffrance ce que tu es devenu. La joie qui flotte au-dessus de tes lettres n'est pas encore retombée jusqu'à toi; elle n'en est pas moins tienne, et tu connaîtras à son ombre le repos qui succède à la douleur."
Rarement la passation du pouvoir de vibrer, puis de créer, n'aura été fouillée d'aussi près, avec cette grâce, et la justesse que permet l'amour dépouillé de toute possessivité. Lou, dans sa lecture du Rodin, ne cesse de voir Rilke, "comme dans une lettre" naître et grandir, elle le suit dans s on apparition et reconnaît en lui la puissance à l'œuvre, dans sa métamorphose.
Le lendemain de cette analyse - le 8 août 1903 - elle lui écrit une seconde lettre, qui commence par : "Je n'ai pu terminer hier", et elle va lui révéler l'intensité de cet accord entre l'homme et son œuvre, entre le créateur en lui et sa réception (phase initiale) du monde.
"La valeur artistique, objective, que le Rodin doit à ton dévouement créateur est très grande et ne saurait avoir été payée trop cher :(...) tu t'es dévoué à ton contraire, à ton complément, à la personnification d'un rêve, ...tu t'es donné comme on épouse."
S'ensuit une analyse très attentive du dépassement des forces, en Rilke, et de l'expérience intérieure: "tout était encore devant toi", comme si, une fois encore de façon abondante et légère, Lou était la détentrice du secret, celle qui regarde et voit, respire et délivre, celle qui était seule capable de proférer l'intime vérité de Rainer, qui se trouve être (on a dit maintes fois qu'elle était "une grande accoucheuse") aussi la vérité de tout créateur : être porté par le souffle créateur, c'est avoir la création devant soi, à accomplir, c'est être toujours au pied de la montagne, face à l'œuvre qui appelle. Cette "nostalgie"-là dont parle Lou ne peut être dite, elle ne peut qu'être éprouvée. Si Lou peut la prononcer, si Rilke peut l'entendre, c'est qu'entre eux circule autre chose qu'un banal sentiment d'amitié, de tendresse : la force d'une destinée unie.
"il faudra peut-être des années avant que ne s'élèvent en toi, tels des souvenirs, et grâce à ces heures, ces réalisations suprêmes de ton être se manifestera la profonde logique qui lie l'homme et l'artiste, la vie et le rêve. Quant à moi, je suis certaine désormais de ce que tu es; et c'est bien ce que ce livre comporte de plus personnel pour moi : que je nous crois alliés dans les graves mystères de la vie et de la mort, unis dans l'élément éternel qui lie les humains entre eux. Désormais, tu peux compter sur moi."
Oui, il faudra dix-neuf ans à Rilke pour recevoir l'entière tempête qui accomplira enfin Les Elégies, Lou avait pressenti l'importance de cette durée, le poids de l'accomplissement, mais comment, à la lecture de ces deux lettres, comment le poète ne se sentirait-il pas porté, re-né, remis au monde - mais cette fois, comme l'artiste en voie de devenir, comme l'être en complétude - "allié... uni..."?
A travers le devenir, en lui, de la monographie qu'il a consacrée à Rodin, Rilke a mûri. A travers sa lecture, Lou l'a reconnu. Les choses de leur destinée semblent se dérouler comme si, dans l'ébauche de son monde, de ses visions, Rilke est renoué à Lou, par la main du sculpteur, invisible cette fois, mais souveraine.


PROFERER, POUR DEPOUILLER LES ETAIS.


"Lorsque tu as voulu me dissuader de croire que ta lettre de Paris fût plus qu'une lettre, je me suis demandé, sans réussir à le comprendre, pourquoi cette lettre qui ne parle à ton cæur..."
Déjà, la lettre dont Lou reprend la lecture est "plus qu'une lettre", elle avance vers ce quelque chose qui la fera nommer œuvre, une fois dépouillés les étais, les coutures. La lettre se trouve dans la situation d'une presqu'île - pas encore æuvre (île) mais déjà en voie de détachement du continent (correspondance): la lettre est une manière de cordon ombilical, de relation à autrui dans un monde clos, protégé encore - peut-être la lettre figure-t-elle, nous l'avons suggéré, une relation intra-utérine à la création: être encore "dedans", à l'abri de tout engagement solitaire, risqué. (Nous avons parlé ailleurs de l'archipélisation de la lettre.)
Que disait donc cette lettre, qui débordait de l'espace (déjà ample) de leur correspondance, pour que Lou en arrivât à parler de "plus" ? Rilke y faisait l'essai du récit, long, détaillé, de la rencontre multiple que lui avaient offerte les rues de Paris. Il y faisait vivre des scènes de rue, des visions, dont il avait été le témoin - le "martyr" au sens qu'Adamov donne à ce mot, dans sa préface de la traduction qu'il fit du Livre de la Pauvreté et de la Mort.
Cette lettre, datée du 18 juillet 1903, fut publiée dans la Nouvelle Revue Française du 1er janvier 1934 - nous l'avons retrouvée dans des archives familiales.
Le début évoque un poème en prose de Baudelaire, intitulé A une heure du matin. Puis Rilke avance dans les souvenirs de son arrivée (alors récente) à Paris, et se met à parler de l'Hôtel-Dieu.
D'emblée, nous (qui découvrons évidemment la lettre après le roman) sommes dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, c'est la préfiguration de ce roman, qui porte en germe tous les aspects novateurs du genre romanesque du XXème siècle: même écriture que dans Malte, par le biais du monologue, fondée sur le réel,
avec l'impression que le poète ne s'est pas contenté de prendre des notes (dans le style des Choses vues de Victor Hugo), mais qu'il s'est enfoncé dans les tableaux parisiens, qu'il a souhaité comprendre le sens des choses, les douleurs infligées par l'existence pauvre et difficile à partir de ce qu'il en voyait. A aucun moment la réflexion, là, ne s'abstrait ou ne devient purement théorique: elle ne précède jamais la vision du monde.
D'abord il y a récit d'un vécu (vu), puis analyse et commentaire, avec un constant décalage, qui rend le récit plus poignant, entre la peinture nue du réel le plus douloureux, et une écriture subtile, qui parvient à épeler le réel et à rendre à la fois, sa profondeur et sa transparence.
Lettre à Lou:
"comme je fus seul aussi parmi ces hommes, comme je fus repoussé par tout ce que je rencontrai." (war ich allein unter ihnen; und wie allein war ich jetzt unter diesen Menschen)
Cahiers de Malte:
"Car il est bien clair que ce ne sont pas seulement des mendiants, ce sont des réprouvés."
(Denn das ist mir klar, dass das die Fortgeworfenen sind, nicht nur Bettler.)
Etrange sensation, presque physique - tant l'écriture est aussi une histoire du corps - que Rilke fait ses gammes, qu'il tente de cerner à la fois ses impressions visuelles et son ressenti intime, qu'il veut rendre sa vision perceptible, dans toute sa complexité, à sa lectrice, qui n'est plus seulement Lou, mais ce regard de l'autre (cet autre regard) avec qui le partage s'instaure. On pourrait prendre dix phrases de cette lettre, et en citer dix parfaitement sæurs extraites des Cahiers de Malte. Cette lettre, c'est la naissance du roman rilkéen, dans sa richesse, sa profondeur et son angoissante interrogation de la vérité.
"Je suivais de longs hôpitaux qui ouvraient toutes grandes leurs portes " (Da ging ich an den langen Hospitälern hin, deren Thore weit offen standen .)
"J'ai vu des hôpitaux." (Ich habe gesehen : Hospitäler.)
"de longs hôpitaux...leurs portes, d'un air d'impatiente et vorace miséricorde." (mit einer gebärde ungeduldiger und gieriger Barmherzigkeit.)
"Dans les sanatoriums, l'on meurt si volontiers et avec tant de reconnaissance à l'égard des médecins et des infirmières, on meurt d'une des morts organisées par l'établissement." (In den Sanatorien, wo ja so gern und mit so viel Dankbarkeit gegen ärzte und Schwestern gestorben wird, stirbt man einen von den an der Anstalt angestellten Toden.)
"Ils portaient d'ailleurs l'empreinte, le masque trompeur des villes géantes." (Und sie trugen das trostlose, missfarbene Mimicry der bergrossen Städte.)
"Il y a des gens qui gardent un visage pendant des années..." (Da sind Leute, die tragen ein Gesicht jahrelang...)
"Les voitures traversaient mon corps, les plus pressées n'essayaient même pas de m'éviter et passaient sur moi, avec mépris, comme sur une vieille flaque d'eau sale." (Die Wagen fuhren durch mich durch, und die welche eilten, machten keinen Umweg um mich und rannten voll Verachtung ber mich hin wie ber eine schlechte Stelle in der altes Wasser sich gesammelt hat.)
"Les tramways traversent furieusement ma chambre en sonnant. Les automobiles passent par-dessus moi.(...) Le tramway se rapproche fiévreusement du cri, passe par-dessus, passe par-dessus tout." (Elektrische Bahnen rasen läutend durch meine Stube. Autemobile gehen ber mich hin (..) Die Elektrische rennt ganz erregt heran, darber fort, fort ber alles.)
Que ce soient les murs des hôpitaux, l'ironique morgue médicale qui cache mal l'angoisse des soignants comme des soignés, la vie (déjà) trépidante de Paris et l'agressivité des voitures et autres tramways, Rilke voit tout, observe, note, et traduit immédiatement par le ton de sa lettre le sentiment de désarroi qui monte en lui - donc en Malte, qui naîtra de ses plus profondes anxiétés.
" Quels êtres j'ai rencontrés depuis, presque chaque jour: cariatides délabrées, sur lesquelles pèse toute la souffrance, tout l'édifice des souffrances et qui vivent là-dessous, lentement, comme des tortues. Passants parmi les passants, ils allaient, abandonnés, seuls à seuls avec leur destin. (...) Ils palpitaient comme ces tranches de poisson qui se putréfient mais vivent encore. Ils vivaient de rien, de poussières, de suies, des ordures de leur surface, de ce qui échappe aux crocs d'un chien. (...) Des lambeaux, des lambeaux d'hommes, des morceaux de bêtes, des épaves de choses ."
(Und wasfr Menschen bin ich seither begegnet, fast an jedem Tage; Trmmern von Karyatiden, auf denen noch das ganze Leid, das ganze Gebäude eines Leides lag, unter dem sie langsam wie Schildlkröten lebten. Und sie waren Vorbergehende unter Vorbergehenden, alleingelassen und ungestört in ihrem Schicksal. (...) zuckten wie Stcke eines zerhauenen grossen Fisches, der schon fault aber immer noch lebt. Sie lebten, lebten von nichts, vom Staub, vom Russ und vom Schmutz auf ihrer Oberfläche, von dem was den Hunden aus den Zähnen fällt.(...) Stcke, Stcke von Menschen, Theile von Thieren, berreste von gewesenen Dingen.)
"Ce sont des déchets, des pelures d'hommes, que le destin a recrachés. Encore humides de la salive du destin, ils restent collés aux murs, aux réverbères, aux colonnes de publicité ou bien ils s'écoulent lentement le long des rues, en laissant derrière eux leur trace sombre et sale." (Es sind Abfälle, Schalen von Menschen, die das Schicksal aus gespieen hat. Feucht vom Speichel des Schicksals kleben sie an einer Mauer, an einer Laterne, an einer Plakatsäule, oder sie rinnen langsam die Gasse hernter mit einer dunklen, schmutzigen Spur hinter sich her.)
Notons, et c'est en cela aussi que l'acte épistolaire s'inscrit comme une étape latérale majeure de l'écriture créatrice, que l'écrit voué à un destinataire unique permet de faire vivre la part subjective, intime, privée, qui est éprouvée par le poète, et de l'objectiver, de la distancer; après quoi, il n'est pas facile (ce serait le dire trop vite)
mais il est possible de créer, c'est-à-dire de passer du réel à l'image du réel, de la réalité brute et brutale à la métaphorisation de celle-ci, dans l'écriture qui fait de la vie non plus la pierre qui broie l'être, mais la page l'on peut écrire sa version de l'histoire vécue, peut s'écrire une approche de ce qui fut reçu.


UNE LETTRE ? TOUT UN ROMAN !

Comment ne pas voir que la seule différence, entre ces deux textures d'écriture, est infime: la lettre comporte encore quelques traces de présence d'un Moi qui dit je, un restant de combat de part subjective (j'ai repris, ... je suivais, ... j'ai rencontré(s)...), là l'écriture romanesque, faisant de Malte un simple miroir qui va se briser, s'éparpiller dans les morceaux du désespoir, retire quand cela est possible les étais du pronom personnel à la première personne.
Mais quand la phrase romanesque l'exige, nous retrouvons le "je" de Malte, qui n'est pas seulement le reflet du Moi rilkéen - qui lui, éclate dans la première citation extraite de la lettre:
"O, Lou, quel martyre quotidien pour moi! Car je comprends tous ces êtres.(...) Quelque chose m'arrachait à moi-même, me plongeait dans leur vie, dans toutes leurs vies, dans toutes leurs lourdes vies (...)" (O, Lou,ich habe mich so gequält, Tag für Tag. Denn ich verstand alle diese Menschen (...) Es riss mich aus mir heraus in ihr Leben hinein, durch alle ihre Leben durch, durch alle ihre beladenen Leben.)
"Que veulent-ils de moi? Sont-ils là à m'attendre? A quoi me reconnaissent-ils? " (Was vollen sie von mir? Warten sie auf mich woran erkennen sie mich?)
Encore nous faut-il préciser qu'à ce moment-là - dans l'écriture romanesque -, la visée de l'emploi du pronom personnel n'est plus l'écho de la subjectivité rilkéenne, dépassée (et distanciée par l'usage fictionnel), mais l'écho de cet écart fatalement creusé entre la vision objective du malheur, et son impact sur la conscience de tout lecteur - de tout passant que sa condition matérielle, ou intellectuelle met à l'abri de cet extrême dénuement.
La scène de l'homme atteint de la danse de Saint Guy sera plus exemplaire encore de la passation du je au nous, du Moi au soi: l'impersonnalité absolue de la souffrance va s'instaurer. Si la douleur est relative à chacun, la souffrance, physique et morale, se fait dénominateur commun de la Ville, comme figure tentatrice et désolante, affliction dévorante des rues et de l'indifférence humaine.
"tous avec quelque chose d'infiniment subtil sur leur visage: un amour, une certitude, une joie; lumière un petit peu louche, un petit peu vacillante qui pourrait, pourtant, redevenir limpide, si quelqu'un prenait soin d'elle et la préservait. Mais il n'y a personne. Personne qui vienne à leur secours (...) tous ceux que submerge l'angoisse - pourquoi n'ont-ils personne dans les grandes villes?" (alle mit etwas unendlich Feinem im Gesicht, mit einer Liebe, einemWissen, einer Freude, wie mit einem Licht, das nur ein ganz klein wenig trbe und unruhig brennt und gewiss wieder klar werden könnte, wenn einer zusähe und hlfe... Aber da ist keiner, der hilft. (...) allen denen, ber die die Angst gewachsen ist, - warum hilft ihnen niemand in den grossen Städten?)
Tout ce qu'exprime cette lettre à Lou déborde donc la simple confidence amicale, se fait récit structuré, avancée dans une manière de perception tragique du monde, perception mise en scène avec un talent immédiatement perceptible. Lou ne pouvait pas ne pas voir que là, ce n'était plus une simple lettre. (Et le poète ne cherche-t-il pas confirmation..?)
Lettre du 18 juillet 1903:
"La plupart regardaient derrière eux et je devais prendre garde de les éviter." (Die meisten gingen eine Weile zurchkgewendet, sa dass ich darauf achten musste, nicht mit ihnen zusammenzustossen.)
"Ils étaient maintenant tous là, à regarder ou à chercher vers le bas de la rue..." (Nun standen alle und blickten hinuntersehend oder suchend..)
Curieusement, lorsqu'on aborde le passage descriptif de l'homme "nerveux", on ne peut s'empêcher de songer - sans doute à cause de la ressemblance du personnage avec celui que nous dessine Raymond Queneau, mais aussi grâce aux modifications, de la lettre au roman - à Exercices de style, tant les différences de la description épistolaire à celle du roman sont subtiles.
"un homme svelte, vêtu de noir " (einen schlanken, schwarzgzkleideten Mann) devient :
" un grand homme maigre dans un pardessus sombre, un chapeau mou noir..." (ein grosser hagerer Mann in einem dunklen berzicher und mit einem weichen,schwarzen Hut...)
Et plus loin, quand il s'agit du désordre des gestes et des mouvements de son corps que l'inconnu ne maîtrise plus, nous avons:
"il essayait, des deux mains, de rabattre le col de son pardessus, qui s'obstinait à se redresser." (der im Weitergehen beide Hände bentzte, seinen berzieherkragen, der sich offenbar ärgerlicherweise immer wieder aufstellte, umzuklappen.)
"je notai que l'homme était aux prises avec une autre contrariété. Le col de son pardessus s'était relevé; et il avait beau s'efforcer, tantôt d'une main, tantôt des deux, de le baisser, il n'y parvenait pas. " (bemerkte ich, dass dem Manne ein anderes Argernis entsanden war. Der Kragen seines berziehes hatte sich aufgestellt; und wie er sich auch, bald mit einer Hand, bald mit beiden umständlich bemhte, ihn niederzulegen, es wollte nicht gelingen.)
Jusque dans le détail des pas et des retournements de l'homme, le texte romanesque est fidèle à la trame qui apparaît dans la lettre - mais le schéma épistolaire est modifié, et le travail romanesque le structure autrement, avec des modifications notables dans l'approche de l'homme, dans l'ordre de ses gestes - dans la durée descriptive de la scène singulative, comme s'il s'agissait pour Rilke, dans le développement plus long qu'il accorde aux faits et gestes dans le roman, de souligner la résonance qui perdure en lui-même: il enlève le pronom personnel narratif (son Moi ) mais donne un écho prolongé de la souffrance de l'autre en lui. Si nous nous permettons d'insister, c'est que nous sommes au cæur de la problématique: il s'agit d'en finir avec l'expression égoïste de la souffrance, pour la faire éprouver à tous les autres, la leur traduire comme un Mozart traduit en musique les inspirs de son état créateur. C'est sans doute cela, le passage de l'épistolaire au fictionnel, du subjectif brut à l'objectif créateur: distancer le Moi pour mieux en retranscrire la profondeur, la capacité de résonnance, donc de réconciliation fondatrice.
"il voulait seulement donner le change aux passants, quand à chaque faux-pas, il se retournait comme pour incriminer on ne sait quel objet. En réalité, il n'y avait rien." (und dass er nur die ihm Begegnenden täuschen wolte, wenn er sich nach jedem Stolpern umwandte als sollte er irgend einen schuldigen Gegenstand zu Rechenschaft ziehens. Es war in Wirklichkeit nichts zu sehen.)
"et le plus étrange est que l'homme paraissait croire lui-même à l'existence d'un obstacle, car il se retournait chaque fois vers l'endroit fâcheux avec le regard fait pour moitié d'irritation et pour moitié de reproche qu'ont les gens dans ces circonstances." (und das Seltsame war, dass der Mann selbst an das Vorhandensein eines Hindernisses zu glauben schien, denn er sah sich jedesmal mit jenem halb ärgerlichen, halb vorwurfsvollen Blick, den die Leute in sochen Augenblicken haben, nach der lästigen Stelle um.)
En construisant sa scène romanesque, Rilke ne peut s'empêcher de faire agir le personnage, de lui donner une participation active à son malheur - cette maladie nerveuse qui le signale aux yeux de tous, pour la dérision des garçons de café ou la compassion du poète - comme s'il éprouvait, par la construction de sa vision des choses et du monde, du soulagement à rendre le malade moins passif, plus participant: qu'il soit comme l'auteur de ce qui l'afflige, et pas seulement la victime; qu'il en devienne le truqueur, le metteur-en-scène, un peu celui qui se regarde, et moins celui qui se subit.
Ainsi le passage d'une écriture à l'autre n'est-il pas simplement sensible dans la forme, plus travaillée, mais aussi dans l'approfondissement que Rilke exprime de son témoignage, en quelque sorte, de la continuation de son vécu - qui continue, dit-on familièrement, de le travailler - une fois l'événement terminé en lui-même.
Un artiste est sans doute un être chez qui les choses ne se terminent pas aussi vite que pour la plupart des gens.
Rappelons-nous dans Malte, cet aveu du narrateur :
"J'apprends à voir. Je ne sais pas à quoi cela tient, mais tout pénètre plus profondément en moi, sans s'arrêter à l'endroit d'ordinaire tout s'achevait. J'ai un intérieur, que j'ignorais. Tout y entre désormais. Je ne sais pas ce qui s'y passe." (Ich lerne sehen. Ich weiss nicht, woran es liegt, es geht alles tiefer in mich ein und bleibt nicht an der Stelle stehen, wo es sonnst immer zu Ende war. Idch habe ein Inneres, von dem ich nicht wusste. Alles geht jetzt dorthin. Ich weiss nicht, was dort geschieht.)
Le créateur n'en a jamais fini avec le monde et la conscience élargie qu'il en a. Et créateur il est, parce qu'il veut faire quelque chose, répondre au monde: sans doute est-il un être qui ne cesse de vivre et de penser la scène à l'intérieur de lui-même, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé sa voie - sa voix - juste. Et cette voix n'est pas épuisée par l'expression épistolaire, ce qui mène à un accomplissement plus distancié, plus objectif: l'œuvre - mais dont la lettre est ici première objectivation et mise en mots.
Cette forme de compassion active, agissante, qui traverse et marque cette lettre à Lou, va durer jusque dans le roman, le narrateur veut tellement venir en aide à cet homme qui se débat contre lui-même, dans une solitude, pis: un isolement déchirant (pour la conscience de Rilke), qu'il va user d'une image très belle: celle des mains tendues.
Dans un premier temps, l'inconnu semble tout subir. Puis Rilke s'aperçoit que le malade est divisé, plus: qu'il est désuni, qu'il est à la fois l'auteur et le personnage de sa tragédie intime:
"Mais avec quelle surprise j'étais forcé de reconnaître, maintenant, que j'avais vu, de mes propres yeux, sa main gauche, d'un geste incroyablement rapide, courir vers le col de son manteau, le saisir à la dérobée et le relever, et lui, alors, des deux mains, minutieusement, qui s'efforçait de le rabattre." (Wie staunte ich aber,als ich aunfeinmal zugeben musste, gesehn zu haben, wie seine linke Hand unbeschreiblich rasch nach dem Mantelkragen fuhr, ihn fast unbemerkbar ergriff und aufstellte, worauf er sehr umständlich mit beiden Händen die Niederlegung des Kragens versuchte.)

Dans le roman, cela devient:
"Mais je remarquai aussitôt avec un immense étonnement que, dans les gestes affairés de cet homme, il y avait deux mouvements: un mouvement secret, rapide, avec lequel il redressait imperceptiblement son col et un autre mouvement appliqué, permanent, exagérément décomposé, qui voulait s'employer à retourner le col." . (Aber gleich darauf gewahrte ich mit grenzenloser Verwunderung, dass in den beschäftigten Händen dieses Menschen zwei Bewegungen waren: eine Heimliche, rasche, mit welcher er den Kragen unmerklich hochklappte, und jene andere ausfhrliche, anhal tende, gleichsam bertrieben buchstabierte Bewegung, die das Umlegen des Kragens bewerkstelligen sollte.)
Epuisé de voir l'homme désuni, Rilke écrit à Lou son désarroi intime, cette impuissance navrée se trouve un être sain face au ravage de la maladie chez l'autre.

C'est cet insurmontable déchirement qui fait advenir l'acte épistolaire: besoin de partage, d'épancher une compassion. Ecoutons les termes de sa lettre - retenons l'abondance des expressions de la détresse dans le cæur du créateur face aux "actes" du personnage...
"L'homme tout entier s'emplissait d'une agitation " (dieser ganze Mann sich anfllte mit Unruhe, )
"je devinais sa volonté, son angoisse, dans le geste désespéré de ses mains crispées " (und ich sah seinen Willen, seine Angst und den verzweiflten Ausdruck seiner kramptfhaten Hände (..)
"Je vivais la métamorphose de cette canne, qui devenait quelque chose de primordial, dont tout dépendait. Toutes les forces, tout le vouloir de l'homme passaient en elle, en faisaient une puissance, un être (...) auquel tout le malade se suspendait." (Und ich erlebte es wie dieser Stock etwas wurde, etwas Bedeutsames, von dem viel abhing: alle Kraft des Mannes und sein ganzer Wille ging in ihn ein und machte ihn zu einer Macht, zu einem Wesen (..) an dem der kranke Mann mit wildem Glauben hing.)
"Un Dieu naissait, un monde se dressa contre lui". (Hier entstand ein Gott und seine Welt erhob sich wider ihn.(...)
"J'étais, alors, loin derrière lui, à la dérive, emporté par son angoisse, qui se confondait avec la mienne" (Ich war jetzt dicht hinter ihm, willenlos, mitgezogen von seiner Angst, die von meiner nicht mehr zu unterscheiden war.)
La scène s'écarte de lui, comme une planète dans son orbe propre, l'histoire de cette homme ne cesse pas de le concerner pour autant. Avec la "force indicible" (und es war alles aus mir herausgenommen) qui le déchire, que peut faire le poète? La lettre à Lou se termine sur des questions, un aveu:
" trouver un livre suffisamment fort pour me tirer de là? Je me sentais vide; comme si l'angoisse d'un autre s'était nourrie de moi et m'avait épuisé..." (Wo giebt es ein Buch, das stark genug gewesen wäre, mir ber das fortzuhelfen was in mir war. Ich war wie verbraucht; als hätte die Angst eines anderen sich aus mir genährt und mich erschöpft, so war ich.)
Ce qui, psychologiquement, est la très exacte vérité : Rilke va devoir passer de la lettre adressée à Lou à l'écriture romanesque qui demeure un effort de mise à distance de sa propre souffrance. Alors le travail créateur va se faire, au plus intime de sa vie intérieure, et le roman de Malte s'enrichir de cette image douloureuse et forte:
"Le moment allait venir sa force serait à bout (...). Et moi qui marchais derrière lui, le cæur battant, je réunissais le peu de force que j'avais, comme on réunit de l'argent et, en regardant ses mains, je le suppliais d'y puiser, s'il en avait besoin." (Der Augenblick musste kommen, da sein Kraft zu Ende war (...) Und ich, der ich hinter ihm herging mit stark schlagendem Herzen, ich legte mein bisschen Kraft zusammen wie Geld, und indem ich auf seine Hände sah, bat ich ihn, er möchte nehmen er es brauchte.)
Cette extraordinaire métaphore du don mental - celui de la prière fraternelle - ne peut s'exprimer que dans le roman, parce que la lettre est une ébauche, un premier jet (besoin de se confier, mise en mots qui libère un peu de l'oppression demeurée en soi), un espace de questionnement à soi devant l'autre; le roman accomplit le désir créateur, le désir de donner aide, de porter secours - de bâtir un monde plus près de l'Ouvert, de l'amour. Voilà pourquoi Rilke peut faire dire à Malte, à la fin de ce passage:
"Je crois qu'il en a pris; est-ce ma faute s'il n'y en avait pas davantage?" (Ich glaube, dass er es genommen hat; was konnte ich dafr, dass es nicht mehr war?)
Rilke transfuse (et le terme reste proche de sa notion de création par le sang) dans son narrateur cette sensation charnelle et pourtant métaphysique du don de soi, par cela-même que l'homme désuni ne maîtrise plus: son désir, ses mains.
Et pour parvenir à cette expression d'un Moi qui devient soi, puis Soi, il fallait la création, le temps de sa respiration et sa mise à distance - pour, paradoxalement, arriver à traduire le désir de proximité d'être, de rapprochement, de compassion. C'est la fusion des deux synonymes: aimer / créer.


Georges Perec

ON ENFILE DES PERLES


ANDRE BOLZINGER


Georges Perec est assez connu pour que je me dispense de vous le présenter. Vous savez qu'il était documentaliste et écrivain, qu'il est mort en 1982 à l'âge de 46 ans. Son œuvre a connu et connaît encore un vif succès : il avait obtenu le prix Renaudot en 1965 et le prix Médicis en 1978 ; la publication posthume de ses inédits se poursuit sans relâche, accompagnée de nombreux essais critiques ou biographiques. Comment aborder un auteur si abondant ? Nous ne serons pas trop de deux aujourd'hui pour vous présenter quelques réflexions et pour éviter la noyade dans la masse des références ou dans le flot de l'admiration inconditionnelle des perecophiles.
Approcher Perec par sa correspondance me donne peut-être un avantage.
La publication récente des lettres qu'ont échangées Georges Perec et Jacques Lederer nous met en mains un document unique ; il est néanmoins de taille imposante, plus de 600 pages, 136 lettres de Perec et 83 de Lederer qui vont de 1956 à 1961. C'est à partir de ce corpus que je me propose de travailler le thème de cette journée et de confronter l'œuvre et la correspondance d'un même auteur. Mon objectif ne sera pas d'analyser l'évolution d'une écriture ou la genèse d'une idée, mais plutôt de cerner ce qui serait permanent, une certaine façon de parler et d'écrire, une certaine manière d'être parlant et de se positionner dans le jeu de la parole et du langage.
Admettons qu'il y ait peut-être plus d'apprêts et d'artifices dans les ouvrages publiés. Admettons qu'il y ait vraisemblablement plus de maladresses ou de négligences dans les lettres, qui n'étaient pas faites pour être publiées. En passant des uns aux autres, j'imagine que nous pourrons bénéficier d'un regard binoculaire et mieux saisir le relief et les particularités de cette écriture.

Perles de Perec

Avant de commencer, je vous dois quelques explications sur le titre de cet exposé. Pourquoi des perles ? Qui va enfiler des perles ? Vous savez de Georges Perec ce qu'en dit aujourd'hui la rumeur médiatique : il aurait été un garçon plein de talents, un digne fils de son père et surtout un dévot de sa mère. Il a connu une enfance d'orphelin. Son père est mort sous l'uniforme pendant les combats de juin 1940, quand Perec avait 4 ans. Il avait 5 ans et demi quand il a quitté Paris et quitté sa mère qui fut prise dans une rafle en 1942 et qui mourut à Auschwitz après être passée par Drancy. L'enfant sera élevé par son oncle et sa tante jusqu'à la fin de l'adolescence. Ils vivront pendant la guerre dans le Vercors puis ils reviendront à Paris pour habiter dans le 16e, rue de l'Assomption.
À l'âge de 20 ans, Georges Perec avait toujours son adresse chez son oncle et sa tante, il y recevait ses amis de terminale, d'hypokhâgne et de faculté, il allait en vacances avec eux. Ils auront été sa seconde famille. Cet oncle, David Bienenfeld, avait fait des études de médecine en Pologne, mais l'exercice de la médecine ayant été interdit aux Juifs, il émigra en France et fit fortune dans le commerce des perles fines. Il était spécialisé dans la perle naturelle du Golfe persique, des perles pêchées dans les eaux chaudes de Bahreïn.
Il allait marchander là-bas avec des intermédiaires arabes, il rapportait la marchandise à Paris pour la revendre sur le marché américain, avec de confortables bénéfices. Après la guerre, le commerce de la perle redevint florissant mais bientôt le marché fut envahi par des perles de culture en provenance du Japon. L'oncle de Perec refusa ces nouveaux produits et resta cantonné dans le commerce des perles naturelles ; il se désignait lui-même comme
" le dernier des Mohicans " dans le négoce de la perle véritable.
Les relations de Georges Perec adolescent puis étudiant avec ce personnage paternel furent rugueuses, comme il se doit. Ils s'affrontaient régulièrement à l'heure des repas.
Le négociant en perles fines était un homme coléreux mais pragmatique ; il a exercé par sa présence et son autorité une influence nettement positive sur la maturation intellectuelle,
la réussite scolaire et les premières années d'étude de Georges Perec. L'heure de l'émancipation arrive avec le service militaire. Le jeune homme va porter l'uniforme de janvier 1958 à décembre 1959, c'est-à-dire pendant vingt-trois mois, à l'époque de la guerre d'Algérie. Il est incorporé dans un régiment de parachutistes à Pau : il apprend à sauter,
il travaille à l'infirmerie, il se sent isolé et s'ennuie copieusement.
C'est pendant ces deux années de service militaire que Georges Perec écrit la plupart de ses lettres à Jacques Lederer. Ils se sont connus en classe de Terminale au lycée d'Étampes où ils étaient internes, ils sont devenus copains pour l'amour du jazz et du cinéma américain ; ils se sentent proches aussi parce que le père de Lederer est mort dans les camps nazis comme la mère de Perec. Ils passent des heures ensemble à jouer aux cartes, à discuter, à boire et à se disputer. L'écriture a pris le relais quand ils ont été séparés par le service militaire. Durant les douze premiers mois d'armée, Perec écrira 96 lettres à son ami Jacques, soit en moyenne presque deux lettres par semaine.

Avalanche de mots

Inutile de vous dire que ce ne sont pas des lettres académiques. Nous trouvons par exemple, au début des lettres, une série de formules familières qui donnent le ton de la correspondance : " Cher Jacques ", " cher ami ", " cher vieux ", mais aussi " illustre andouille " (13 février 58), ou " cher repéré, indexé, catalogué, marqué, pistonné, maculé, dépucelé... " (14 mars 58), ou plus brièvement " cherge ac " (16 octobre 59). L'apostrophe " cher, très cher, admirable et charmant ami " ne sort pas de la plume de Perec mais de celle de Lederer (22 avril 58). Quant aux fins de lettres, elles sont plus sommaires, sans effusion, souvent en anglais " bye ", " see you later ", " see you soon ", et parfois envahies par des rengaines de bidasse, du genre " la quille bordel ".
La correspondance des deux compères est une façon de continuer à bavarder, de poursuivre leur conversation ludique comme dans un bar.
Le jeu consiste à jouer avec les mots autant qu'avec les idées. Surtout avec les mots. L'un et l'autre avaient l'ambition de devenir écrivain : ils rédigeaient avec beaucoup de sérieux les plans de leurs futurs ouvrages, tout en faisant assaut de plaisanterie et de galéjades. Leurs fantaisies verbales forment un chapelet d'astuces plus ou moins brillantes, plus ou moins amusantes, plus ou moins fumeuses. Dans cet exercice de virtuosité, tout paraît innocent et gratuit, pourtant rien n'est anodin, rien n'est insignifiant. C'est là que nous pouvons saisir sur le vif la voix singulière de Georges Perec.

Si nous analysons la structure formelle de ces facéties langagières, nous trouvons d'abord un procédé de juxtaposition linéaire. Le texte prend la forme d'une liste : liste des disques écoutés récemment (2 octobre 59), liste des livres lus (7 mars 58), liste des livres à lire (1er août 58), liste d'injures rabelaisiennes (2 février 58), liste des " villes que je voudrais connaître " (7 juin 58), horaires des trains pour Paris (15 juin 58), menus des derniers repas au restaurant (8 mai 58, 18 septembre 58, 9 novembre 59). Certains jours, Perec termine sa lettre par une rafale de post-scriptum. Et je deviendrais moi-même perecquien en prolongeant cette série d'exemples...
L'accumulation tient une place centrale dans l'écriture de Perec. Elle donne une forme littéraire à son Je me souviens, une litanie de petits souvenirs secs, ponctuels, sans traitement narratif. On la retrouve dans La boutique obscure, une sorte de présentoir pour une centaine de rêves à l'état brut, sans la moindre ébauche d'analyse ou de commentaire. Elle est à son comble dans sa Tentative d'inventaire des aliments liquides et solides que j'ai ingurgités au cours de l'année mil neuf cent soixante-quatorze. Aligner des mots mis bout à bout et sans phrase, voilà ce que l'on peut appeler enfiler des perles. Il s'agit littéralement de composer une chaîne verbale sur un thème donné, de construire un catalogue descriptif. L'énumération sera interminable, sans conclusion : les items se suivent et se ressemblent, le dernier de la liste est encore en attente du suivant.
Le second procédé que Perec utilise dans ses lettres consiste à rehausser cette enfilade de mots ordinaires par un élément plus noble. Il introduit dans le compte-rendu banal des activités ou des pensées une expression régulatrice, une formule empruntée à la liturgie du bien-dire, une référence culturelle, une citation. Perec a une dévotion particulière pour ces perles rares qu'il appelle des " mots sacramentels " (4 juillet 58). Comment échapper à l'énumération de quelques exemples ? Ils sont particulièrement nombreux : de multiples emprunts à Gide, à René Char, à Shakespeare, à Hugo, à Mallarmé, à Joyce, à une chanson des Frères Jacques ; on trouve aussi telle phrase de la Condition humaine, une parodie de La Fontaine " À ces mots le Jojo ne se sent plus de joie " (juillet 58) ou bien une allusion à Lamartine " Ô temps ! suspends ton chose " (4 juillet 58). Toute cette perfusion de littérature, c'est ce que Perec appelle aussi le bal des mots dits, lui-même étant " le Mâle des beaux dits " (26 septembre 58).

La ligne générale

Quelle est la fonction de ces formules consacrées, de ces mots sacramentels ?
Ils sont là comme des moles de pensées déjà pensées qui permettent l'arrimage des énumérations. Le texte de Perec cherche un soutien dans l'autorité d'autres auteurs et une garantie par la caution des guillemets. Il en va de même dans Je me souviens, lorsque Perec égrène les réclames entendues à la radio, les noms des musiciens de jazz ou ceux des coureurs du Tour de France. Dans La vie mode d'emploi, il construit un labyrinthe de citations vraies ou fausses : est-ce pour faire jouer le lecteur, pour l'inciter à trottiner et à s'égarer dans ce dédale de sept cents pages ?
Je n'y crois guère ; accordons à Perec que son souci d'écriture n'était pas issu d'une vocation d'animateur culturel ! Il avait un respect d'écrivain pour ces mots qui comme par magie viennent ordonner les listes interminables et inachevées ; ils apportent la scansion qui est nécessaire pour éviter la dérive du texte.
Un troisième procédé est à l'œuvre dans les lettres de Perec. Comme si une main invisible avait interverti et quasiment mélangé les perles, la ligne générale de la phrase laisse apparaître des permutations de mots ou de syllabes.
Nous voici dans le domaine de la contrepèterie. Le procédé est familier aux étudiants en Sorbonne, Perec a été l'un d'eux ; mais il en use avec une complaisance quasi irrépressible. Il aimerait, écrit-il, recevoir une " parthe costale " (22 mars 58), il se rappelle avoir entendu jouer les " sapins de chonatte " (4 juillet 58), il s'apprête à lire un roman de " Beaumone de Sivoir " (12 mai 58), il espère revoir bientôt la " Mare Gontparnasse " (novembre 60).
On rit, bien sûr. Mais il n'est pas évident que Perec cherche à faire rire Lederer. " Personne ne rit de mes calembours idiots ", confie-t-il à son correspondant (2 février 58).
Il a lui-même peu d'estime pour " ces avalanches de mots d'esprit cons " (12 avril 58). Alors pourquoi cette obstination à jouer avec les mots ? La réponse de Perec est invariable. Le 22 janvier 58 : " Je dis n'importe quoi, je m'en fous. " Le 5 octobre 59 : " Je ne sais pas très bien pourquoi j'ai écrit cette phrase. Pas grave. "
Dire n'importe quoi serait ici une dérision, une contrefaçon dérisoire de la règle d'association libre en psychanalyse. Perec et Lederer sont des analysants assidus et convaincus; leur correspondance est remplie d'allusions à leurs analystes, au rythme régulier des séances et à l'argent nécessaire pour payer. Mais le trait perecquien essentiel est sa désinvolture par rapport à sa parole, l'affirmation qu'il s'en fout de ce qu'il dit. Qu'importe le sens de ce que je dis puisque les mots, somme toute, ne sont que des perles qu'on enfile. Tout est " astuciable et contrepétable à merci " (5 octobre 58). Un mécano verbal, un assemblage de syllabes interchangeables, prêt à n'importe quel calembour.
Perec a écrit un jour pour la radio une petite partition intitulée Souvenir d'un voyage à Thouars. Vous savez peut-être que Thouars est un gros bourg de 12 000 habitants dans les Deux-Sèvres, à proximité de Bressuire. Mais la question n'est pas là. Perec avait simplement le projet de faire entendre que cette musique était aléatoire. Vous souriez parce que vous recevez à l'instant ce mot comme une bulle inattendue et drolatique. Ce n'est pourtant qu'une devinette un peu laborieuse et somme toute stérile.

Subversion de la subversion

Où va nous mener cette désarticulation ludique du langage ? Si vous lisez l'album de la comtesse ou un recueil de calembours circonstanciés, vous n'ignorez pas que les mots d'esprit et même les contrepèteries veulent dire quelque chose. Précisément dire en cachette ce qu'il serait dangereux ou inconvenant de dire ouvertement. Les règles de la conversation recommandent de ne pas parler des choses qui fâchent, ne pas parler de politique, ne pas parler de sexe. La contrepèterie s'ingénie à en parler quand même, mine de rien, comme par une subversion à bas bruit.
Or Perec pratique la contrepèterie à l'envers. Quand il veut souligner une affirmation par un point final, il écrit : " Foin pinal ". On croirait entendre un ado avide de proférer des gros mots, y compris en simulant un lapsus de dyslexique. Le génie de la contrepèterie est tout autre : choisir une écriture blanche pour subrepticement faire un éclat. Voiler pour dévoiler. Ici au contraire, rien n'est voilé et il n'y a rien à dévoiler. Le " foin pinal " dit tout ce qu'il a à dire, d'ailleurs il n'a rien d'autre à dire que " point final ".
Dans un glissement provocateur qui remplace une expression anodine par une formule qui se veut salace, le locuteur s'ingénie à faire entendre un terme cru, il expose sans retenue un échantillon, extrait d'une combinatoire de syllabes. C'est un jeu gratuit et sans enjeux, quelque chose comme une fracassante subversion de la subversion.
Dans Le Canard enchaîné, l'album de la comtesse vient ponctuer l'actualité politique ou sociale, il en donne un commentaire acide et discret.
Un lecteur comme Perec ne pouvait se reconnaître dans cette pratique classique de la contrepèterie soft. Un jour pourtant, en voici une qui lui convient et qu'il envoie à Lederer : " Ma sœur soulève le cul ". Est-ce à dire que ce jour-là, le Canard avait adopté le style hard de Perec ? Il nous faut rétablir le contexte et les circonstances, sans quoi les contrepèteries de la comtesse sont sans objet. Nous sommes au printemps 58, un certain général Massu est en train de " pacifier " Alger, et ce serait un gros mot, à Paris, de dire qu'il soulève le cœur.
Dans cette époque troublée de la guerre d'Algérie et des derniers soubresauts de la Quatrième République, Perec faisait son service militaire dans un régiment de parachutistes. Rassurez-vous, bonnes gens, il n'a rien fait de mal. À Pau, Perec fut un para pépère. Il évoque simplement pour Lederer ses " compagnons fascistes " (janvier 58) et les " laïus du capitaine " (mars 58). Il a lu La question d'Henri Alleg. Il s'inquiète surtout des manifestations à Paris. Il redoute une explosion de guerre civile, mais en ce qui concerne l'Alger et l'Algérie, le ton reste assez indifférent. Ira-t-il ou non en Afrique du Nord avec son régiment ? Il en débat sans passion.
C'est ici que se manifeste à nouveau le jeu avec les mots. Deux slogans emblématiques s'affrontaient depuis plus d'un an dans les rassemblements, sur les tracts et sur les murs. " Algérie française ", criaient les uns. " Paix en Algérie ", criaient les autres. Perec suggère à Lederer de combiner les deux formules en une seule : " Paix en Algérie française " (21 avril 58).
Il est difficile de faire sentir aujourd'hui l'extrême violence de la condensation ludique proposée par Perec. En ce début de l'année 58, ces mots avaient valeur de manifeste et de programme, ils étaient devenus le symbole et le drapeau de l'un et l'autre camp. Non pas des mots sacramentels, mais des mots sacrés. Et Perec s'en fout, il profane les drapeaux, il trafique les symboles pour un effet de calembour. Par son halo d'indifférence, l'effet d'un tel calembour est ravageant.

Paroles sauvages

Imaginons parmi nous un avocat qui voudrait défendre Perec. Peu lui importait l'Algérie, dirait-il, mais il ne se foutait pas d'Auschwitz, là-dessus il ne dira pas n'importe quoi. Il se trouve que Lederer, dans une lettre, raconte à Perec qu'il vient de rencontrer Emeline, une jolie jeune femme, une survivante d'Auschwitz. Et Perec de répondre : " J'aime pas les ex-déportées. Primo, c'est youtre, ensuite c'est tatouée. Si on y ajoute quelques petites expériences, vivisectionnistes et stérilisatrices, - beuah, beuah, je doute que tu apprécies. " Il ajoute un peu plus loin : " Remarque que je m'en fous, et que pour ma part, il me serait très agréable d'apprendre que tu as baisé ton numéro matricule (à propos, fais bien attention à tes pyjamas, choisis-les unis, les rayures sont très mal portées ces jours-ci). "
Sur le même ton de persiflage, Perec suggère aussi de demander à Emeline si elle a connu là-bas Cyrla Szulewicz, femme Perec , ou si peut-être elle aurait rencontré et "connu" le père de Lederer à Auschwitz ? Entre parenthèses, Perec se justifie par un " besoin pressant de plaisanteries morbides " ; il tient ces plaisanteries pour légitimes puisque tout cela ne le concerne pas, dit-il, " ça ne concerne que nos parents, ça l'a concernée, elle. "
Poussé dans ses retranchements par ses propres objections, Perec finit par énoncer qu'" il valait mieux en fait crever à Auschwitz qu'en revenir. " Cette lettre étrange, à la limite de l'odieux, est datée du 12 mai 1958.
Aujourd'hui le lecteur ne peut dissimuler sa surprise et son malaise devant tant de cynisme, tant de haine de soi. Le jongleur de mots n'est pas un brutal, simplement il s'en fout, il écrit n'importe quoi. Et l'indifférence à ce que parler veut dire porte la violence verbale à son plus haut degré. Perec semble incapable de tenir ensemble les trois éléments du triangle de la parole : ce qui est dit, celui qui parle, celui à qui il parle. Il ne se pose pas la question : comment est-il possible que moi, j'écrive ces mots-là à mon ami Jacques ? On enfile des perles sans se demander qui les a faites, ni pour qui elles sont faites. Le rédacteur de la lettre a pris la responsabilité d'écrire à Lederer ces paroles sauvages en pensant que ce n'est pas grave et qu'on a bien le droit de plaisanter.
Celui qui se laisse prendre à ces petits jeux en vient un jour à écrire ceci : " Que celui qui n'a jamais été para me jette la première pierre " (24 septembre 59). L'obsession de la citation et de son détournement ludique fait ici retour à l'envoyeur comme un boomerang. Au départ le texte cité est un appel à l'indulgence : que celui qui n'a jamais fauté jette la première pierre ; mais le sens bascule et se transforme en une demande à être lapidé, du moins par ceux qui n'ont jamais porté l'uniforme parachutiste. " Que celui qui n'a jamais été para me jette la première pierre. " N'importe quoi...


* * * * *


La lecture de cette correspondance révèle ainsi un visage de Georges Perec peu conforme à son image médiatique, mais cohérent avec son œuvre. Un arrangeur de calembours sans foi ni loi. Un trafiquant de syllabes. Un bricoleur de contrepèteries. Un collectionneur de mots. Perec fut un amoureux du symbolique, comme l'était le Président Schreber avant son délire. Il avait un certain mode d'emploi de la parole et du langage, une pratique de scribe qui enregistre sans fin et sans états d'âme les détails des lieux et des choses, qui ne craint pas les avalanches de mots et les permutations à tout-va, mais qui répugne au phrasé narratif, aux élans imaginaires et aux débordements passionnels.

Il est arrivé à Freud de considérer la névrose comme une forme particulière de culture, en deçà des manifestations pathologiques avérées. Ce qu'il appelle alors la " monnaie névrotique " , c'est une certaine manière d'être parlant, de se laisser saisir par le jeu des affects dans un registre équivalent à celui du rêve, du lapsus ou du symptôme de conversion. En lisant Schreber avec Lacan, nous avons découvert qu'il existe dans les affaires humaines une autre monnaie, celle qui est en usage par exemple dans le descriptif d'un moteur de machine à laver, dans un récapitulatif de jurisprudence, dans une circulaire administrative, dans une recette de cuisine, dans une notice de muséographe, etc. Perec nous enseigne avec Schreber que la monnaie névrotique n'est pas la monnaie unique.


GEORGES PEREC ET L'AUTOBIOGRAPHIE

DOCTEUR RENE PANDELON

 

INTRODUCTION

Toute œuvre est autobiographique:
"Madame BOVARY, c'est moi" FLAUBERT.
Et ce de l'utilisation (volontaire ou inconsciente) de sa propre histoire pour alimenter l'œuvre romanesque à l'écriture de:

o mémoires,
o journaux intimes,
o autobiographies,
o confessions...

D'autres parfois, le dénient ou s'en défendent avec un acharnement révélateur.
La particularité chez Georges PEREC est que l'autobiographie y est revendiquée, non seulement comme une des quatre racines ou quatre horizons de son œuvre, à savoir:

· le monde qui l'entoure - horizon sociologique (les Choses, Espèces d'Espaces)
· la fiction - horizon romanesque (la vie mode d'Emploi)
· le langage - horizon ludique (la disparition, les revenentes, les poèmes)
· sa propre histoire - horizon autobiographique (la Boutique obscure, Je me souviens, W...)

Mais comme le point de départ de son œuvre:
" Le projet d'écrire mon histoire s'est formé presque en même temps que mon projet d'écrire " W
" La recherche d'un au-delà de l'écriture, un pourquoi j'écris auquel je ne peux répondre qu'en écrivant " Penser/Classer. "
Quatre champs différents, quatre modes d'interrogation dit-il, qui posent peut-être en fin de compte la même question, celle de son origine, de son histoire, articulée à l'Histoire (avec un/une Grande Hache).
Histoire non pas secrète, non dite, ou refoulée mais bien forclose, indicible:
" Le trou noir de notre Histoire (des Juifs)... une des figures de l'Indicible ".
" Il y eut une disparition, la vie continua.., il n'y eut pas de revenante ".
Je vous propose donc de relever dans l'œuvre de Georges Perec, quelques particularités de ce projet autobiographique, puis à partir de son écrit majeur:
" W ou le souvenir d'Enfance "
d'évoquer la fonction de suppléance de son œuvre écrite.
De quelques particularités - Pistes

a) L'Articulation des Ecrits et des " Horizons"
b) L'Accumulation et l'Epuisement
c) Les souvenirs
d) Les lieux
e) La lettre
f) La contrainte

a) L'Articulation

Quelque soit le mode d'interrogation auquel ils appartiennent, les textes s'appellent l'un l'autre, se croisent, se font écho tissant une trame visant à cerner, au moins en creux ce qui ne peut s'écrire (noms de personnages identiques, situations et phrases similaires...).
Chaque écrit est lui-même souvent (toujours) le carrefour des quatre champs explorés: sociologique, romanesque, autobiographique et ludique.

Cf. : Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour
La vie mode d'emploi
W...

Ce qui soutient l'impression que rien n'est vraiment dit dans un texte, mais que l'ensemble de l'æuvre pourra enfin dévoiler quelque chose.
" Il y a dans ce livre deux textes simplement alternés, il pourrait presque sembler qu'ils n'ont rien en commun, mais ils sont pourtant inextricablement enchevêtrés, comme si aucun des deux ne pouvait exister seul, comme si de leur rencontre seule, de cette lumière lointaine qu'ils jettent l'un sur l'autre, pouvait se révéler ce qui n'est jamais tout à fait dit dans l'un, jamais tout à fait dit dans l'autre, mais seulement dans leur fragile intersection " W.

b) L'Accumulation et l'Epuisement

" Mon ambition d'écrivain serait de parcourir toute la littérature... d'écrire tout ce qui est possible à un homme d'aujourd'hui d'écrire " Penser/Classer.
D'où la réalisation d'une œuvre "plurielle" : romans, essais, poèmes, pièces de théâtre, écrits autobiographiques, nouvelles, scénarios, mots croisés, exercices de style...
D'où un véritable travail de "scriptor" ou de "scribe", ne décidant jamais, mais développant toujours le " et " et le " ou ", constant dans ses œuvres:
o description de tous les objets présents dans une pièce, ou visibles à partir d'une point d'observation (tentative d'épuisement d'un lieu parisien)
o description de toutes les vies d'un immeuble (la vie mode d'emploi)
o description de tous les lieux (" Espèces d'Espace ")
o épuisement de toutes les possibilités de la langue : des diverses formes de figure rhétorique (Quel petit vélo à guidon chromé...), lipogramme, exercices divers, etc...
o accumulation de détails, de descriptions.

Bref, essai de tout écrire, afin qu'apparaisse en creux ce qui échappe.

c) Les souvenirs

Ecrire son autobiographie, c'est rassembler ses souvenirs, les ordonner, les habiter, voire les reconstruire afin qu'ils dessinent le sens d'une histoire, d'une vie.
Qu'en est-il chez Georges Pérec ?
D'abord l'affirmation (cf. " W ou le Souvenir d'Enfance ")
" Je n'ai pas de souvenirs d'enfance "
puis:
" Désormais les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble... Ils sont comme (cette) écriture non liée, faite de lettres isolées incapables de se souder entre elles pour former un mot" .
Et effectivement tous les souvenirs que Georges Pérec va traquer, retrouver, reconstruire, vont apparaître:
o soit comme des événements hypothétiques, des impressions fugaces, des photos jaunies, laborieusement commentées, des instantanés ou des traces fossiles mais que rien ne relie entre eux et dont il reste désespérément étranger, extérieur, spectateur ou découvreur de lambeaux de vie que rien n'ancre dans son histoire.
o soit (cf. " Je me souviens ") comme une énumération de souvenirs (480) qui " ne sont pas exactement des souvenirs, et surtout pas des souvenirs personnels " mais
" des petits morceaux de quotidien, commun à tous, banalités arrachées à leur insignifiance", restaurant une image jubilatoire de la mémoire.

Mémoire qui a le pouvoir d'arracher des événements à la disparition, et celui de leur permettre d'être " revenant ", mais qui pointe en même temps l'impossible retour de l'élément forclos ; blanc de l'histoire, ne pouvant s'approcher que comme " souvenir écran " mais vide de texte et d'image.

d) Les lieux

De l'impossibilité d'écrire son histoire, de parcourir une chronologie, de marquer les temps de son enfance va découler un attachement aux lieux.
Décrire les lieux, tous les lieux, les cerner, c'est retrouver :
" le lieu même de l'exil, c'est-à-dire le lieu de l'absence de lieu, le non lieu, le nulle part, comme si la recherche de mon identité passe par l'appropriation de ce lieu dépotoir " Récits d'Ellis Island.
C'est, à défaut d'une filiation (identification symbolique), s'assigner une place, (filiation imaginaire) qui serait sienne (un endroit ou serait ses racines):
o exploration de tous les lieux, de la page blanche au cosmos " Espèces d'Espace ",
o lieux concrets, anonymes, mystérieux des 180 rêves de " la Boutique obscure ",
o espoir de faire l'inventaire aussi exhaustif et précis que possible de tous " les lieux où j'ai dormi ",
o lieux parisiens et itinéraires (Pérec/rinations)

Ecrire, décrire, parcourir tous ces lieux et ces chemins afin que

- " quelque chose qui s'est ouvert, s'ouvre "
- " quelque chose advienne, parle ".

C'est ce qu'il note dans " les lieux d'une ruse " (in Penser/Classer) à propos de sa psychanalyse.
" De ce lieu souterrain, je n'ai rien à dire. Je sais qu'il eut lieu et que, désormais la trace en est inscrite en moi et dans les textes que j'écris. Il dura le temps que mon histoire se rassemble : elle me fut donnée un jour, avec surprise, avec émerveillement, avec violence, comme un souvenir restitué dans son espace, comme un geste, une chaleur retrouvée. Ce jour là l'analyste entendit ce que j'avais à lui dire, ce que pendant quatre ans il avait écouté sans l'entendre, pour cette simple raison que je ne lui disais pas, que je me la disais pas ".
Mais nous n'en saurons pas plus. L'événement eut lieu mais nous en ignorerons la teneur.

e) La lettre

Travail spécifique sur la lettre comme structure de base de la langue, scription primitive, trace, matérialité du signifiant qu'il est nécessaire d'exploiter, de contraindre afin de réussir à l'inscrire dans une chaîne signifiante.
Lettre réduite parfois à sa dimension de signe, de graphe que l'on peut faire jouer, manipuler (W à ££), jusqu'à ce qu'elle devienne cicatrice, marque...

Lettre que l'on peut faire disparaître, revenir et dont les vicissitudes vont constituer la trame du roman, non seulement sa forme singulière mais son prétexte, sa logique, ses rebondissements (disparition du E, du 5ème chapitre, meurtres, etc... dans " la disparition ").
Lettre permettant de se repérer dans les lieux, dans les souvenirs, à condition " de la faire parler "
Cf : " la disparition "
" les revenentes "
" What a man "
etc...
Confert aussi la lettre " gimmel" d'un souvenir d'enfance maintes fois repris et modifié.

f) La contrainte

Tous les écrits de Georges Pérec s'appuient sur une ou des contraintes d'écriture, toujours de plus en plus astreignantes, parfois évidentes :
o lettres interdites ou seule autorisée
o figures de rhétoriques imposées
o cahier des charges (" la vie mode d'emploi ")

Parfois non indiquées (avouées) et pouvant passer inaperçues :
emploi d'un temps particulier, épuisement des formes grammaticales ou rhétoriques, etc...

Ces contraintes constituent à la fois la condition de l'écriture, mais en même temps sa trame et son sujet.

Elle semble aussi (surtout) pointer l'origine : l'œuvre naît de la contrainte, s'y nourrit dans sa forme et sa texture.

La contrainte permet de faire bordure, cadre à un manque radical.

Elle est à saisir comme " invention " d'un point de départ susceptible de palier à l'impossible des origines.


CORRESPONDANCES ET CREATION

MONIQUE KLEPAL

La correspondance entre Freud et Ferenczi a duré vingt-cinq ans.
Outre l'amitié et l'estime réciproque entre ces deux hommes, dans une époque profondément troublée, je formule l'hypothèse que ce qui a permis la permanence de leur lien épistolaire tient à l'objet de leur création respective et commune : " La Cause ".

J'ai choisi de présenter cet aspect particulier de la Correspondance et de le relier à un travail proposé à six créateurs aux origines et aux pratiques artistiques différentes. Ne se connaissant pratiquement pas, ils ont comme seul lien d'avoir réalisé chacun un des six premiers numéros d'un journal cherchant à frayer son chemin dans la crise de l'art d'aujourd'hui. Le travail qui leur est soumis est de traiter ensemble du thème " Correspondances ".

Ici comme là, la Correspondance n'est peut-être qu'un point de départ pour aborder la démarche, les contraintes et les exigences du créateur.
La création au fil d'une correspondance

Entre Freud et Ferenczi, les relations connaissent des moments et des centres d'intérêt qui évoluent de la relation affective à un centrage sur l'œuvre.
Les réflexions sur le travail de création proprement dit portent sur les différences d'approches, les conditions de la production, ainsi que ce que requiert le processus de création.
L'indépendance d'esprit et la liberté de penser, la notion de don, la conscience d'être soi-même au regard d'une mission, le tout dans un contexte de crises, nourrissent la lutte nécessaire.

Comme lors d'une première séance, ou dans les premiers mots de la séance, tout semble dit de l'enjeu de Ferenczi dans sa rencontre avec Freud dans cette première lettre de leur correspondance, du 18 janvier 1908 : " Je suis très désireux de vous approcher personnellement, Monsieur le Professeur, vous dont l'enseignement occupe sans cesse mon esprit depuis près d'un an, mais aussi parce que celle rencontre promet pour moi d'être utile et instructive à plus d'un titre. "
La réponse de Freud coïncide avec une attitude fréquente au long de cette correspondance, il reçoit : " Je serai donc très heureux de vous recevoir le dimanche 2 février. "

Ce grand désir d'approcher Freud personnellement va engendrer deux ans plus tard, en octobre 1910, à la suite d'un voyage commun en Sicile, la proposition de Ferenczi de " franchise analytique ". Freud se référant au " cas Fliess " répondra par la négative :
" Je n'ai plus aucun besoin de cette totale ouverture de la personnalité. "

A ce refus viendra s'ajouter quatre ans plus tard un autre, concernant leur rencontre annuelle que Freud " sacrifie " au travail, mettant en cause la démarche de Ferenczi : " il ne m'est pas facile de travailler justement avec vous. Vous attaque les choses différemment, et c'est pourquoi vous êtes souvent éprouvant pour moi. "

Cette remarque permet à Ferenczi de s'expliquer tout d'abord sur l'objet essentiel pour lui de sa relation à Freud, qui demeure seconde par rapport au transfert sur l'analyse : " Je suis sûr d'une chose : jamais mon jugement ne sera influencé par le complexe paternel inconscient au point de m'éloigner de la terre ferme de la psychanalyse. "
L'affirmation sera reprise en 1918 par Ferenczi : " Le sol sur lequel nous nous retrouverons certainement toujours, c'est bien celui de la Science. "
Il va ensuite asseoir sa différence concernant sa méthode de travail et de recherche : " je ne peux interdire à mon imagination d'aller son propre chemin (des chemins détournés, peut-être ?). Le résultat est : une foule d'idées qui ne sont jamais mises en actes. Si j'avais le courage de rédiger simplement mes idées et expériences - sans me préoccuper de vos méthodes et de la direction de votre travail - je serais un écrivain fécond et, finalement, d'innombrables points de rencontre apparaîtraient quand même entre mes résultats et les vôtres. Jusqu'à présent, du moins, ce fut toujours le cas : j'ai retrouvé dans vos travaux nombre de mes propres idées (il est vrai, ordonnées beaucoup plus judicieusement "

Concernant le processus de création proprement dit, les années 1915-1916 sont marquées pour chacun par de nombreuses réflexions :
Ferenczi parle de " la partie torturante du travail, l'élaboration proprement dite ", " des intérêts scientifiques…, pas vraiment sublimés..., mais encore intimement liés à l'objet d'amour, " ainsi que du " processus de fermentation ".
Freud décrit le " mécanisme de la production (comme) la succession du jeu audacieux de l'imagination et d'une critique sans concession " . Il parle également de la " distance " nécessaire. Concernant la théorie, il écrit : " Je tiens à ce qu'on ne fabrique pas des théories, elles doivent vous tomber dessus dans la maison comme des invités inattendus, alors qu'on est occupé à des recherches de détail. "
Enfin, Ferenczi souligne l'importance du " respect pour l'indépendance du développement des idées de chacun. "

En 1919, Freud insiste à plusieurs reprises sur la liberté et le don face aux pressions, autorités et courants dissidents qui apparaissent : " Nous ne sommes pas faits pour aucune espèce d'existence officielle, nous avons besoin de notre indépendance tous azimuts…. Nous sommes et restons libres de toutes tendances, sauf une : faire de la recherche et aider "..
Il ajoute un peu plus tard : " Tout projet qui vise à collaborer avec une quelconque autorité est à rejeter "
La même année, Ferenczi, qui fait état des effets de la révolution en Hongrie et de ses incidences concrètes sur la vie quotidienne, se voit répondre par une citation en français d'Hernani : " Nous sommes tout de même des grands d'Espagne, autorisés à s'exclamer fièrement avant l'exécution:

" Nos têtes ont le droit
De tomber couvertes devant toi. "

Indépendance d'esprit,
notion de don,
conscience de soi,
différences d'approches,
conditions de production,
processus de création.

Ces données se retrouvent-elles dans la situation vécue avec les six artistes ?


La correspondance support d'une création

Créée en 1993, LA FABRIQUE est un " journal périodique à parution aléatoire " qui participe au mouvement général des publications fertilisant le terreau de l'édition singulière.
A partir d'un thème proposé par l'éditeur un artiste ou un écrivain est chargé de concevoir un numéro. Choisi en fonction de son intérêt supposé pour le thème envisagé et de sa capacité soupçonnée à agréger des compétences, il devient rédacteur en chef occasionnel.
Il s'appuie sur le thème qu'il aborde à sa guise, ce qui n'exclut nullement la rigueur dans le choix de ses collaborateurs. Trois numéros au moins sont publiés chaque année, le numéro 14 vient de paraître.
Chaque livraison comporte un éditorial signé Fabricius (Jean KIépal).
Après la sortie des six premiers numéros, l'idée fut lancée de réaliser un numéro double réunissant les premiers rédacteurs en chef sur le thème " correspondances "


I - LETTRE DE L'EDITEUR AUX SIX PREMIERS REDACTEURS EN CHEF (25 09 95) :

" Les uns et les autres vous avez réalisé l'un des six premiers numéros de La Fabrique. Cela sur deux ans… un numéro double (spécial) de La Fabrique pourrait être consacré à la notion de Correspondances. Il contiendrait… des textes et ou des dessins résultant d'échanges entre vous autour de vos représentations du journal, des propositions de L'Art et la Manière... ou de vos vagabondages intellectualo-artistiques… Vous seriez collectivement rédacteurs en chef de ce numéro, dont j'assurerais la coordination. "
Après réception de l'accord de chacun, une période de silence, relances de l'éditeur et quelques informations partielles en provenance de deux artistes ayant réellement établi une correspondance entre eux, nous tenant au courant de leur projet et de la circulation avec chacun des autres. Cela jusqu'à une réunion du Comité de rédaction.


2 - REUNION DU COMITE DE REDACTION (23 06 96)

Dans la maison de l'éditeur, lieu éloigné pour tous, mais connu de chacun -

Raoul Hébréard affirme que " se retrouver tous les six dans le journal, c'est déjà un acte de correspondance ". Il ajoute " Je revendique un prolongement de ma première Fabrique " (ce numéro avait pour thème Espaces). Il suggère que dans ce numéro spécial de 16 pages la première page soit réservée à l'éditorial et non pas à l'un des artistes.
" Pour ce numéro spécial de La Fabrique, j'ai eu envie d'inviter deux photographes… et de faire paraître des extraits d'un texte sur la réalisation d'une exposition au Fort Napoléon que je viens de terminer avec Denis Falgoux. Ces deux photographes qui ont vécu l'histoire du Fort à titres divers et d'une façon personnelle me sont proches. "
Il consacre son texte au décès très récent du responsable du Fort Napoléon, à La-Seyne-sur-Mer. Celui-ci venait d'organiser une exposition consacrée au travail de Raoul Hébréard.

Mark Alsterlind dispose au sol toutes les enveloppes et les photos reçues à la suite de sa demande aux cinq autres rédacteurs en chef ainsi qu'à de nombreux autres destinataires. Son projet consistait à obtenir de chacun " une photo bonne et dont la ressemblance soit en accord avec your wonderfully beautifull self ". A chaque photo devait correspondre sur l'enveloppe un auto portrait dessiné, le timbre étant collé en relation avec le dessin.
Pour conserver la beauté plastique et le côté ludique de l'ensemble, Mark Alsterlind demande une reproduction couleur à l'échelle 1/1. Cela conduirait à l'équivalent de huit pages dans un format modifié du journal. Pour des raisons techniques et financières, quatre pages recto verso noir et blanc, comme à l'accoutumée, lui seront accordées.
L'éditorial souligne que Mark Alsterlind " a composé une mosaïque impressionniste des réponses obtenues ". Le numéro dont il avait été précédemment en charge avait pour thème " Impressions "

Alain Masson, géographiquement le plus éloigné puisqu'il réside à Copenhague, avait proposé aux cinq autres artistes ce qu'il a nommé " un jeu m'éparpille ". " Vous recevrez chacun un des six morceaux d'un dessin déchiré, j'en ai gardé un fragment. De ce morceau reçu, qui suscitera peut-être une extension de votre part en le reconstituant à votre goût ... nouveau dessin, collage, etc ... vous même le déchirerez en six morceaux et vous les enverrez à chacun d'entre nous… Si cet éparpillement se complète nous devrions nous retrouver chacun avec six morceaux de provenances différentes. "
Ce jeu semble avoir fonctionné entre les artistes.
Lors de la réunion Alain Masson déclare : " J'ai oblitéré tout ce que j'ai reçu de chacun ". En fait, il a collé et cousu ensemble tous les documents reçus en provenance de chaque artiste jusqu'à en faire un patchwork recouvert de peinture blanche. Ce patchwork sera ensuite découpé en 500 petits morceaux insérés dans chaque exemplaire du journal. Sa décision était plus ou moins annoncée dans le dernier paragraphe de sa lettre initiale : " A nous d'en faire ce qu'il nous plaît, collage, composition, etc ... ou alors destruction, ne restera que la mémoire, le lieu etc ..., le geste. " Ancien danseur, ce geste sera illustré par une photo le représentant en train d'effectuer un lancer.
Avant même la réunion du comité de rédaction il avait précisé dans un courrier adressé à l'éditeur que l'idée du " jeu m'éparpille " était en relation avec le thème dont il avait eu la charge pour son numéro du journal : Collectionner.

Serge Plagnol dira au cours d'une discussion parfois délicate entre des artistes d'origine et de sensibilités différentes : " on peut aboutir sur la peinture blanche d'Alain Masson ".
Chacun est de toute évidence préoccupé de sa propre sauvegarde.
Serge Plagnol a été le premier rédacteur en chef du journal. Il se propose in fine de présenter un travail " sur les origines ", " le bistrot de la plage du Mourillon " où fut décidée la création de La Fabrique.
Il enverra quelques semaines plus tard un travail intitulé " Extérieur Nuit/Lumières " avec trois dessins - dont un de lui -, des textes d'auteurs différents et un texte personnel présentant les éléments de sa contribution :

" Une séquence du film d'Antonioni "Par delà les nuages ", une phrase du Journal de Delacroix, une indication de Wim Wenders pour "Les ailes du désir". Ombres et lumières, intérieur et extérieur, espaces et portraits de femmes. La vision d'un cinéaste qui filme en peintre, l'écrit d'un peintre qui observe avec une précision cinématographique, les mots d'un écrivain qui pourraient être des dessins. Regards croisé sur la réalité. Une séquence, une page de carnet, un plan américain. Rencontres. Correspondances "
Fidèle au numéro inaugural dont il avait eu la charge, dans lequel textes et dessins sont en relation, il élargit le champ des arts plastiques à une autre forme, le cinéma.


3 - ABSENTS A LA REUNION


Hassan Musa, né au Soudan, naturalisé français, est absent en raison d'un engagement antérieur. Il envoie une contribution fondée sur le " Mail Art ", 5 enveloppes ornées de dessins et de textes tels que :
" Je t'écris d'Alger ou les femmes sont enfermées dans leurs appartements " avec une reproduction des femmes au bain turc par Delacroix. Il a ajouté des grilles ainsi qu'un timbre oblitéré en Algérie. Cette enveloppe est adressée à sa femme, à Alès.
" Je vous écris du Soudan où il pleut, il pleut tout le temps ! Mais les bergers ne peuvent pas rentrer leurs moutons, il n'y en a plus. " Plusieurs timbres soudanais figurant des animaux (moutons, bovins...) sont arrosés d'une pluie de codes barre, à la gauche de l'enveloppe le portrait d'un enfant famélique.
Malgré son désir annoncé de faire écho au " jeu m'éparpille " par un travail intitulé " tout voir " fondé sur l'idée de l'impossibilité de tout voir, Hassan Musa transmet ultérieurement un texte personnel " Dix trucs pour ne pas devenir artiste africain. "
L'éditorial insiste sur le fait qu'il " poursuit sa réflexion sur l'écriture et le statut de l'artiste quelle que soit son origine en bousculant, ainsi qu'il en est coutumier, les allant de soi communément établis. "

Martine Lafon s'est mise " en correspondance " avec Alain Masson. En résidence d'artiste en Allemagne, elle a envoyé les dessins et photos issus de leur correspondance avec des indications de mise en page.
" Beaucoup d'Allemands de l'Est ont pris le risque de franchir le no man's land, certains en l986, quand la Baltique a complètement gelé entre leur pays et le Danemark, ont joué le sens de leur vie dans le plus grand secret en traversant en voiture les quarante kilomètres de mer que la Stasi n'était pas préparée à surveiller.
C'est pour ce merveilleux absurde et douloureux, cette séparation et ce rapprochement insensé que j'ai voulu travailler avec Alain Masson.
Nous n'appartenons pas tout à fait au même monde de l'Art, lui et moi. C'était donc clair, j'avais envie de provoquer une relation qui, sans cette opportunité de " Correspondances " entre rédacteurs en chef choisis par La Fabrique, serait restée au stade de la courtoisie de peu d'intérêt.
Et puis il y avait la Baltique qui nous séparait encore et nous rapprochait en même temps et au-dessus de laquelle des messages ordinaires allaient passer, de chaque côté de laquelle des messages extraordinaires allaient s'effacer : interventions à petite échelle dans le froid. Des messages reçus, des messages perdus… "
Seule femme de ce groupe de six artistes, les deux pages de La Fabrique qui lui ont été attribuées sont pleines de dessins, photos et annotations où sont présents les envois d'Alain Masson. Mêlés à cet ensemble, des travaux personnels où " elle a creusé une démarche qui l'anime alliant le dessin et l'évocation des légendes et de la culture dont chaque milieu naturel est porteur ... " (éditorial)


Parallèlement, chaque artiste a réalisé une " Reliure " pour enserrer les premiers numéros du journal. Chacun, fidèle à soi-même, a élaboré des objets correspondant parfaitement aux lignes de force de son esthétique personnelle.
L'édition de ce numéro de La Fabrique a été rendue possible grâce à la présence et à l'insistance de l'éditeur, instigateur du projet et tiers reconnu veillant au respect de règles générales présidant à la réalisation du journal.
Chaque artiste a, comme au jeu de L'Ego, produit ses éléments pour contribuer à un ensemble cohérent. A la suite d'allers et retours entre eux et avec d'autres ils ont traité et matérialisé le thème.


Au sens même où Simone Molina a parlé du don, les artistes s'adonnent ici au jeu, à l'enjeu partagé, sans s'y abandonner, au profit de leur singularité de créateurs.


C'est peut-être ici que l'on rejoint pleinement ce qui a fait perdurer la Correspondance de Freud et Ferenczi dans leurs cheminements propres centrés, au-delà de l'affectif, du quotidien et de la réalité politique de l'époque, autour de recherches, de la vie et de l'avenir de la Psychanalyse.

 

"Psychanalyse et écriture"
Acte 2
"De la correspondance à l'oeuvre"
1998