Actes du Colloque du 26 Juin 1996


Qu'est-ce qu'un étranger?
Celui qui te fait croire que tu es chez toi.


Edmond Jabes -(Le livre du dialogue)


ARGUMENT GENERAL

Le Point de Capiton est né en 1989 d'un constat que nous souhaitons à nouveau interroger et mettre en débat, après deux années d'interruption des rencontres publiques.
Le sectarisme de la pensée entraîne la constitution d'un savoir clos sur lui-même dont les codes langagiers deviennent les insignes d'une appartenance à un groupe qui s'appuie sur ce savoir pour perdurer;
Quant à la " passion de l'ignorance " (J. Lacan), elle met à l'oeuvre la pulsion, laquelle ne peut être reconnue par un sujet que sous la forme d'un représentant. Celui-ci, dans le rapport du sujet au social, peut prendre les traits de l'autre à exclure.
Ce qui, pour la psychanalyse, se manifeste du pulsionnel pour chaque sujet pris dans le lien social que constitue le langage, est considéré dans la perspective des théories leurrantes de "la communication planétaire", comme "dysfonctionnement ". Or le pulsionnel renvoie à la question du désir, qui n'est pas un objet d'échange, comme le laisseraient entendre ces théories. Le désir manifeste une vérité du sujet, laquelle, lorsqu'elle ne peut s'énoncer, fait retour, parfois de façon mortifère.
La notion de pluralité des langages nous a paru être une des voies pour interroger la " singularité de la parole ",forcément prise dans un discours qui la soutient tout en la masquant:
En effet, c'est en ce point où le sujet doit faire cet effort pour envisager les conditions d'un dévoilement possible d'une parole singulière, que se situe sans doute la fonction de l'écoute de l'analyste, et également celle de la création artistique.
C'est de ce point d'effort que nous tenterons de rendre compte:
d'une part en questionnant le dogme comme antithèse de la parole, et à ses confins, l'idéologie de l'extrême-droite sous son aspect particulier de la violence sémantique, d'autre part en apportant témoignage quant à la créativité: Ateliers d'écriture, d'improvisation théâtrale, langage pictural, écriture cinématographique, parole du poète qui attestent qu'il n'y a pas de sens "en soi ", qu'il n'y a de sens que de " sens métaphorique ".
C'est la raison pour laquelle le sujet qui s'engage dans ce que J.Lacan a nommé le "Moulin à Paroles ", fait entendre bien plus long qu'il ne compte en dire. Il peut s'en étonner lui-même, acceptant par là le manque dans le procès de son propre désir.
Mais c'est aussi en ce point de rejet de l'inconscient et de déni de la division structurale de l'humain, que doit se situer notre questionnement sur l'idéologie érigée en certitude, laquelle voudrait apporter à la mélancolie contemporaine, sorte de lâcheté de la pensée, une réponse qui serait son envers : la haine.

Simone Molina


Il n'y a pas que la mémoire.
Il y a ces réminiscences,
de ce que l'on n'a pas vécu,
qui nous viennent d'on ne sait où:

Aujourd'hui, c'est l'oeil du requin,
C'est la myopie de l'horizon.


Eugène Guillevic (Art Poétique)


SOMMAIRE

Francine Beddock:" Destinées Arbitraires"

" Le Malaise dans la civilisation est un fait de structure, les formes sacrificielles soumises à l'Autre absolu produisent la Barbarie. C'est par ce biais que sera abordée la question de ces destinées arbitraires pour lesquelles le destin, conjugué sur le mode "c'est écrit pour toujours", n'est autre que la figure féroce de la malédiction où le sujet reste la victime ne pouvant surmonter l'état passif dans lequel le plonge le traumatisme".

Simone Molina : " Je suis semblable à celui qu'en le reconnaissant comme homme, je fonde à me reconnaître comme tel"

"La production de dogmes est inhérente à toute institution humaine Mais alors que le dogmatisme est un déni de la parole subjective, lorsqu'il est conjugué avec le politique, il peut voiler une mise à mal de la loi symbolique, celle qui indique qu'une loi commune existe dont nul ne peut être le créateur mais dont chaque être est porteur et qu'il pourrait énoncer ainsi: "Je suis semblable à celui qu'en le reconnaissant comme homme, je fonde à me reconnaître comme tel " (J.Lacan)

Hélène Brogniart, Christian Lucciani, et Chantal Delmas : " Expérience de théatre d'improvisation de jeunes aux pratiques culturelles différentes "

"Une expérience de théâtre d'improvisation menée par deux équipes de jeunes aux pratiques culturelles différentes : Un groupe de lycéens amateurs, participant à l'activité théâtre de la MJC d'Apt, et habitant Apt ou les villages alentours, et un groupe de jeunes fréquentant le centre social d'Apt, et qui vivent dans les quartiers HLM où habitent des familles provenant du pourtour méditerranéen."

René Pandelon:" Psychose, Style, Suppléance"

"Seront abordées les questions de la construction, création et du style chez le psychotique, à partir de l'expérience d'un atelier d'arts plastiques offrant aux patients un lieu de création : l'atelier Marie Laurencin dans le Service de René Pandelon au CH de Montfavet."


 

" Un français sur quatre a un grand-parent immigré
Vous voulez vous débarrasser de votre grand-mère? "

Anonyme. 1er Mai. Orange


Véronique De Mesmay -Thepot témoignera d'un travail de dix ans d'un atelier d'écriture individuelle et collective auprès de malades alcooliques. (Méthodologie et intérêt thérapeutique -CAP 14). Puis elle évoquera la question de la créativité comme support thérapeutique et son prolongement culturel dans un cadre associatif: l'ACERMA.

Omar Lekloum commentera son film: "Rachid Boudjedra - Itinéraire d'un écrivain "
Il ouvrira le débat sur la question du langage cinématographique.

Des ponctuations impromptues nous seront offertes par Pierre Hely tout au long de cette journée.

Discutants pour la journée: O. Chabre, P. Hely, Y Ronchi, M. Th Santini,

Partenaires, Participants



Francine BEDDOCK, Psychanalyste (Paris)


Une rencontre, ça ne se décide pas, ça ne se prévoit pas, ça arrive ou pas. En tous les cas, une rencontre, ça laisse des traces, traces qui ne sont lisibles qu'après coup. Freud nous le rappelle: ce qui reste, ce sont les traces des traces, c'est cela même qui se transmet.
Ce qui a laissé des traces pour moi, ce fut le colloque "La loi, les mots, le silence".
Que dire quand l'effroi surgit? Il fallait ce jour là trouver les mots qui deviennent parole. C'est donc sous le signe de la rencontre, d'un Karos, au sens grec de ce qui arrive à la bonne heure, que j'ai répondu à l'invitation de Simone Molina.
Six ans déjà. La même persévérance pour dire l'inimaginable de penser la fonction de l'analyste comme indifférent à la marche du monde, pour interroger la responsabilité de l'analyste face au Malaise dans la culture.
Aussi j'ai choisi de dire aujourd'hui, qu'avec la psychanalyse, le fait social est au commencement. Cette proposition peut paraître provocatrice, elle l'est. Peut-être est-ce la fatigue d'entendre que la psychanalyse est une affaire privée, qu'elle ne s'occupe pas du corps. Ces discours, quand on y pense, sont animés par la passion de l'ignorance.
· - C'est oublier la découverte freudienne : le fait psychique a été déchiffré à partir d'une douleur physique qui ne trouvait pas à qui adresser sa plainte.
· - C'est oublier que la fonction de l'analyste est de restaurer la parole de ceux qui sont parlés plutôt qu'ils ne parlent. C'est oublier que la fonction de l'analyste est de débusquer les régions totalitaires du sujet où la pulsion de mort opère en silence.
En ce sens là l'inconscient est politique.
· Enfin, c'est oublier que l'interprétation du rêve n'est pas de décoder les songes avec des signes correspondants, mais de donner la parole au sujet. Le rêve n'existerait pas sans les associations d'idées du rêveur. C'est là où se place Freud. C'est la condition même de l'émergence d'une parole singulière. Aucun maître ne possède le sens, ni le savoir sur l'énonciation. C'est là qu'intervient la coupure épistémologique freudienne, réaffirmée par les apories de J. Lacan : "Il n'y a pas d'Autre de l'Autre", "il n'y a pas de métalangage", ou encore "il n'y a pas de rapport sexuel" . Chacune vient dire que nul ne peut venir compléter le manque de l'autre.
Il y a eu au commencement de l'Autre, de la différence. C'est dans ce sens là que ça commence avec le fait social, tout en maintenant qu'il ne saurait y avoir d'énonciation collective.
Le totalitarisme langagier est issu d'un inceste langagier qui affirme qu'on pourrait tout dire, tout dévoiler. Qu'il y aurait de l'UN, fantasme d'une origine déchiffrable, cernable, anime tout le discours totalitaire. L'aporie "Il n'y a pas de rapport sexuel", veut dire qu'il n'y a pas une langue, mais des langues. L'amour c'est affronter la castration, "C'est sortir de l'enfer de la mêmeté" comme a pu le développer Genie Lemoine à l'occasion du colloque sur "le Dire et l'Ecrit" (dixième anniversaire de la revue Trames - Nice 15 Juin 1996).

C'est dire combien l'interdit de l'inceste nous fait partager la même humanité; les croyances, les cultures, les traditions, la pluralité des langages ne suffisent pas à apaiser la question: "Qu'est-ce qu'un homme, qu'est-ce qu'une femme ?"
L'autre est au coeur de nous-mêmes; cette part inaccessible, c'est aussi le prochain, qui a pour nom l'étranger, celui qui parle d'ailleurs, qui vient d'ailleurs, qui ouvre d'autres horizons. N'est-ce pas là une des modalités du franchissement de l'Oedipe, du sortir de chez soi?
· S'il est inimaginable de penser la fonction de l'analyste comme indifférent à la marche du monde, je formulerais ma question aujourd'hui ainsi: Comment le traumatisme de l'histoire avec une grande Hache, comme le dit Georges Perec, qui soumet le sujet à une détresse insituable peut-il être subjectivisé?
· Comment les événements historiques et collectifs s'inscrivent-ils dans la mythologie familiale et fantasmatique, là où règnent la terreur, l'exclusion, le terrorisme dans sa forme contemporaine et actuelle?
Avant d'aborder la question de l'événement traumatique qui ne saurait recouvrir le traumatisme tel qu'en parle Freud, nous devons nous demander comment s'inscrit la grande histoire dans le psychisme (j'oserais parler d'inscription).
Poser cette question implique de cerner la façon dont se constitue le premier rapport au lien social, le rapport de sociabilité pour le sujet.
Si le Malaise dans la Civilisation est un fait de structure, les formes sacrificielles soumises à l'Autre absolu produisent la barbarie. C'est par ce biais que je me propose d'aborder la question de ces destinées arbitraires, qui n'est pas sans écho avec le destin . " Le Destin " , quand il est conjugué sur le mode "c'est écrit pour toujours", n'est autre que la figure féroce de la malédiction où le sujet reste toujours la victime ne pouvant surmonter l'état passif dans lequel le traumatisme le plonge. Le danger de tout traumatisme est que le sujet en fasse une seconde naissance à partir de laquelle il greffe une identité illusoire, rivé à la merci de ces parole oraculaires.
Qu'est-ce que l'histoire pour l'analyste?
L'histoire, pour les historiens, si on regarde le dictionnaire, ce sont des "récits de faits mémorables" - Nous sentons le flou d'une telle proposition -Mémorables pour qui?- Des historiens comme Braudel ou Duby reconnaissent qu'il n'y a pas d'événements en soi - ça se construit, ça se reconstruit - " Le tout à fait historique est à inventer ".
Pour l'analyste, l'expérience analytique ne consiste pas à la reconstruction de l'histoire familiale que Freud appelle lui-même "Roman". La construction en analyse de l'histoire d'un sujet ne le fait pas advenir, c'est la répétition qui se laisse lire dans les formations langagières de l'inconscient (lapsus, actes manqués, rêve). Dans son retour à Freud, Lacan définit l'histoire comme ce qui fonctionne comme mythe dont la vérité a une structure de fiction. Le mythe interroge toujours l'origine, que cela soit celle de la naissance de l'humanité, celle de la naissance d'une souffrance, celle d'un traumatisme. Si nul ne peut avoir accès au premier jour, au premier mot, nous fabriquons des récits qui subjectivisent notre existence au monde.


Certes, il y en a qui préfèrent les discours au récit, ils choisissent le camp de l'idéologie comme mode d'expression qui est un discours sans sujet.
Comment un sujet peut-il affronter au niveau psychique les terreurs collectives qui postulent l'existence d'un Autre absolu? L'événement traumatique qui sidère, pétrifie, terrorise nous oblige à revenir au lien du sujet dans la constitution du semblable dans le sens où ces violences sont toujours sous une forme ou une autre, le retour funeste de la horde. Aussi je propose de relire les différentes formes de rivalité dans trois textes "Psychologie collective et Analyse du Moi" et "Totem et Tabou" (Freud) et les "Complexes familiaux" de Lacan.
Freud dans "Totem et Tabou" postule la rivalité comme fondement du lien social. La sociabilité n'est qu'un refoulement acceptable de la rivalité. L'établissement d'un Totem, je le rappelle, montre à quel point après le meurtre du père, les frères sont égaux devant une seule chose: L'interdit de l'inceste. Le temps où le père était tout puissant était un temps sans limite et sans loi. Après le meurtre du père, nous entrons dans le monde de la culture. Le meurtre est à l'origine, il entraîne le fondement de la loi, l'interdit de l'inceste. Ce mythe met l'accent sur le fait que c'est le fils qui fait du père un homme.
Dans "Psychologie Collective et Analyse du Moi", Freud montre que "la pulsion sociale" est au commencement. Pourquoi? Parce que la détresse première est celle de rester seul, d'être abandonné. Pour lutter contre l'isolement, il faut contracter une alliance avec d'autres qui ne va pas sans renoncer à être l'unique dans le désir de la mère. Et cette nécessité du groupe n'a rien à voir avec un soi-disant "instinct grégaire" que dénonce Freud, car l'instinct suppose une perspective biologisante, animale, qui n'instaure aucun rapport de désir. La psychologie collective telle qu'en parle Freud, est fondée sur la libido, impliquant un être de désir. Nous retrouvons cette rivalité fraternelle à la racine du fantasme fondamental que Freud ramasse dans la formule grammaticale "On bat un enfant". Fantasme qui montre qu'au fondement, pour être aimé, reconnu, il faut être battu. C'est un peu scandaleux comme proposition, pour qu'elle soit acceptable par le conscient, le sujet en passera par un autre "Ce n'est pas moi qui suis battu, c'est mon frère".
Nous voyons que tous ces textes postulent la rivalité comme première qui suppose un autre, un semblable. Pour que le monde soit vivable, il faut juguler la jalousie pour ne pas s'entre-tuer. "Si je ne suis pas le seul à être aimé, nous sommes, dans la fratrie, aimés d'un amour égal" ; ainsi la jalousie est transformée en un fantasme d'égalité. Comme tout amour ne supporte pas de tiers, le groupe des "frères" constitué, s'élève contre un autre groupe qui trinque. N'est-ce pas le traitement réservé à l'étranger?
Les effets de la démocratie conjuguent ce fantasme d'égalité comme défense contre la jalousie première, fondement de la solidarité, qui dans ses modes les plus divers produit les effets pervers que nous connaissons ; déni de la différence et de la distinction. Cette égalité produit une parole universelle qui s'élève contre toute parole singulière conduisant à une massification du sujet. Pour échapper à la rivalité qui est l'expression d'être le premier dans le désir de la mère, l'amour du père, celui du chef, le paranoïaque s'identifie au père tout-puissant de la horde. Freud dit bien que le paranoïaque nie cette première identification, et qu'il se met en lieu et place de l'origine. Le déchaînement de toutes les violences collectives prend sa source dans cette position qui se veut inébranlable. Il faut en passer par la rivalité pour accéder à l'autre.

L'homme ne peut envisager son destin que dans un rapport au monde auquel il appartient. Le lien social se fonde à partir du frère "De la Guerre et de la Paix ", que chacun entend dans l'universalité de l'énoncé "Tu es mon frère". La fratrie est la trame où se noue le destin de l'homme avec le monde. Nul ne peut en faire l'économie. Le destin, pour l'analyste, c'est l'autre. Le lien fraternel, Lacan en fait un complexe fraternel, complexe d'intrusion qui fonde le rapport primitif à la sociabilité. Si la rivalité est première, c'est qu'elle se fonde d'abord sur le rejet du frère, alors que la pacification de cette pulsion va constituer la fraternité.
Le temps du sevrage est l'ébauche de la constitution de l'autre, ébauche, car le moi n'est pas constitué. Cette expérience de la perte est rejouée à la naissance d'un frère ou d'une petite soeur, dramatiquement, parce que le sujet voit que ce temps est révolu, et qu'il y en a un autre qui peut en jouir - Il s'aperçoit que dans le semblable, il y a un autre et c'est là que le sujet découvre son incomplétude.
Nul ne peut se suffire, c'est notre condition humaine. Néanmoins, cette opération, si je puis dire, ne se fait pas toute seule, il y a un insupportable qui s'exprime dans le sentiment d'envie par lequel passe tout sujet, d'où la présence d'un fantasme de meurtre envers le nouvel arrivant, exprimé chez chaque sujet. L'expression de ce sentiment d'envie peut aller jusqu'au meurtre réel. Dans la paranoïa, on tue l'autre, parce qu'on croit qu'il n'y a qu'une place.
Ce fantasme nourrit la figure du mauvais oeil qui n'est rien d'autre que l'expression d'un sentiment inconscient de culpabilité, s'exprimant dans un "je ne le mérite pas".
Elever l'homme à sa dignité d'humain, c'est le conduire à comprendre, qu'il sache que personne n'est titulaire d'une place. L'homme ne s'humanise pas tout seul. Le destin de l'homme dans son rapport au monde passe par la relation au frère, et nous percevons que c'est à partir du singulier que peut se ressourcer l'universel.
En effet, la violence collective qui s'attaque à l'identité réactualise ce temps où le sujet découvre, non sans désarroi, que le semblable peut lui ravir sa place, jusqu'au meurtre. Nous avons vu aussi combien cette certitude de penser qu'on occupe une place et qu'on ne veut pas en partir, peut conduire à se penser comme étant à l'origine d'une lignée ; figure du tyran, de l'usurpateur. Ces formes de paranoïa réclament un monde pur, originel, sans faille. Il n'y a pas d'égalité, car devant le désir, chacun parle sa langue, sa parole est unique.
La revendication de l'égalité devant le désir du père nourrit le fantasme qui, porté à son comble, est au fondement de toutes les parodies de l'histoire qui postulent la venue d'un homme nouveau avec lequel on fait table rase du passé.
Quand nous sommes devant les terreurs de l'histoire, souvent indicibles quand le lien ne prend pas en charge la mémoire, elles renvoient, dans tous les cas à ce lien primordial au semblable. J. Lacan dit bien : "Le collectif n'est rien d'autre que le sujet de l'individuel". Le collectif commencerait avec chaque homme.
C'est là que la psychanalyse est une subversion du collectif.
· Tous les mythes fondateurs , d'Oedipe à Moïse, en passant par Totem et Tabou, montrent à quel point, les fils sont les analyseurs du père.

J'ai présenté au Colloque sur "Littérature et Psychanalyse" à Toulouse, en Décembre 1994, le cas du fils Mann . Je vais en retracer les lignes essentielles et mettre l'accent sur le fait que Klaus Mann incarne la figure de l'objet du refoulé de la terreur de la civilisation.

Nous avons dit que l'égalité ou l'accord n'existait pas, puisque chacun parle sa langue articulée au désir qui la marque de sa distinction. Personne ne parle la même langue et nul ne peut renoncer à sa langue maternelle.
Klaus Mann, opposant virulent au régime nazi, lors de son exil, renonce à sa langue maternelle, l'allemand. Pris dans l'aliénation d'un rapport incestueux, il se suicidera après la guerre, à Cannes en 1951. Il n'a de cesse de confondre la langue allemande avec le jargon nazi, et dans une jouissance par lui-même ignorée, il se pensera le garant de la pureté de la langue se soumettant à la figure du tyran, qui souhaite "une langue nettoyée", une langue pure. Ce qui ne l'empêche pas, et c'est là, l'inadmissible de l'inconscient, que sur le plan conscient, il ait été l'une des figures de l'écrivain émigré des années 30 le plus féroce contre le régime nazi.
Alors que ce qui sauvegarde le père, c'est qu'il distinguera le germanisme poétique, historique, de la barbarie nazie, affirmant sans ridicule à son arrivée aux Etats-Unis : "Là où je suis, là est la culture allemande". Autrement dit, pour le père Thomas Mann, un écart est maintenu entre langue maternelle et jargon nazi, ce qui le protège de toute pulsion meurtrière contre lui-même.
L'inceste chez Klaus Mann avec la langue maternelle va se conjuguer avec le complexe fraternel. L'exil, qui est largement décrit dans ses deux grands livres le 'Tournant" et "le Volcan" l'a fait régresser et l'a renvoyé aux terreurs infantiles d'abandon primordial, qu'il a vécu à l'âge de huit ans - de l'horreur de la créature abandonnée. C'est là où le rapport entre la constitution de l'ébauche de la notion de l'autre peut être le lieu de régression d'un traumatisme de l'Histoire. Il revit le pathétique de la relation au sevrage avec son frère cadet Goldo Mann:
"Aucun doute, la voiture d'enfant dont je me souviens, c'est celle que j'enviais à Goldo. La voiture d'enfant, c'est le paradis perdu. L'unique période de notre vie, absolument heureuse ; le berceau pour moi fut un bateau, symbole de la fuite, de l'échappée bienheureuse. Peu à peu ce berceau a changé de forme, couleur plus triste et plus sombre. Berceau et cercueil, tombe et sein maternel."
Ces paroles de Klaus Mann, rappellent d'une façon étonnante ces mots de J. Lacan dans " les Complexes Familiaux " : "Cette tendance à la mort vécue par l'homme - comme objet d'un appétit; sous la forme originelle que lui donne le sevrage, se révèle dans les suicides, tombe et sein maternel... tout sorti de la hantise du paradis perdu d'avant la naissance et la plus obscure aspiration à la mort ". Cette aspiration à la mort est parlée par Klaus Mann au niveau d'une conscience aiguë du réel que traverse la civilisation.
Dans "Le Volcan", il écrit: "Rejetée, abandonnée par les meilleurs de ses fils, on dirait que la civilisation aspire à la ruine. On dirait qu'elle s'est suffisamment épanouie et qu'elle souhaite retourner en arrière, à la forêt originaire d'où elle est sortie"... plus loin il ajoute, "le raffinement de la technique triomphe... nous nous acheminons vers la fin."

Le suicide, pour Klaus Mann, est entendu comme recherche de purification du monde, sacrifice universel, inscrit il faut bien le reconnaître, dans une succession implacable de la destinée familiale. Du côté maternel, une tante se suicide par défenestration, un oncle meurt en Argentine de cause mystérieuse.

Du côté de la branche paternelle, le père de Thomas Mann se suicide à l'âge de 51 ans, deux soeurs se suicident. Le complexe d'intrusion, quand le sujet en reste là, fait le lit des nostalgies de l'humanité dont Lacan dès 1938 dénoncera l'utopie sociale. Destinées arbitraires, sans aucun doute!
Dans "Les Complexes Familiaux", Lacan parle d'hérédité psychique du suicide. Suicide qui rappelle cette fascination, ce sentiment d'être capté par le non-être, le néant, comme chez Pavese
L'histoire de Klaus Mann est traversée par le contemporain d'une histoire, dont le tissu social entre l'industrialisation des pères, la coupure des traditions, et la montée du nazisme contribue dans le trajet d'une vie au retour métaphysique de l'harmonie universelle, abîme de toute fusion, séduction mortelle du passé.
Si les terreurs collectives touchent au traumatisme originaire et au complexe d'intrusion, il est nécessaire de revenir à l'événement traumatique, quand il met en jeu la vie d'un sujet, il ne comporte pas d'érotisation, de rapport à l'autre, mais une jouissance muette, sidérante, dans laquelle la pulsion de mort est à l'oeuvre, silencieuse.
C'est en ce sens là qu'il ravive le traumatisme premier, qui est celui de la naissance, non pas celui de Rank, mais tel qu'en parle Lacan dans son Séminaire sur l'Angoisse : "le traumatisme de la naissance, n'est pas la séparation d'avec la mère, mais l'aspiration en soi, de ce milieu foncièrement autre". L'angoisse naît avec la vie. Ce foncièrement autre c'est le Complexe du Prochain, désigné par Lacan comme Das Ding, la chose, l'autre absolu du sujet, sa part d'étrangeté radicale.
Les violences collectives dont l'agent n'est pas nommé renvoient le sujet à un sentiment d'effroi qui se manifeste par la sidération, par ce qui laisse sans voix. Elles ravivent ce sentiment originel de l'abandon primordial (Das Ding). Cet abandon touche à cette dépendance première de l'enfant par le vu et l'entendu, de cette "mère inassouvie" dont parle Lacan, temps où l'enfant absorbe autant qu'il est absorbé: c'est "l'embrassement maternel".
Le complexe du prochain s'articule au complexe fraternel où l'expérience du sevrage est une expérience de rapt, de ravissement de l'objet primordial par l'intrus. Lorsque l'aîné qui ne parle pas encore regarde le cadet téter:
Lacan dit: "quel est le plus regardé ?" Ici "Il y a risque que le partenaire confonde la patrie de l'Autre avec la sienne propre et s'identifie à lui." L'image du frère non sevré, dit Lacan, n'attire une agression spéciale que parce qu'elle répète l'imago de la situation maternelle. C'est ce que nous avons vu avec K. Mann, pour lequel tout cela s'est doublé d'un sentiment primordial d'enfant abandonné: sa mère était au sanatorium quand il était tout petit, et il a été confronté à la mort plusieurs fois dans la petite enfance.
Il y a eu régression, qui pourrait se dire ainsi "Puisque je ne suis pas moi le sein, je régresse pour l'être, pour être l'objet de ma mère". L'exil a renvoyé Klaus Mann à ces terreurs infantiles d'abandon primordial qu'il n'a jamais pu dépasser

Dans le livre "Les trois temps de la loi" ; Alain Didier Weil démontre combien le "Sujet traumatisé parce qu'il a perdu le soutien de la loi symbolique est soumis à cet état d'urgence".

Des sujets qui ont échappé aux violences collectives, vivent dans un autre temps où vie et mort sont les seuls repères.


Il faut essayer de réintroduire le quotidien au delà de la survie, pour recréer une temporalité afin que le sujet ne soit soumis, au destin, au "tout ou rien", qui est le sens même de la malédiction.
Face au terrorisme, aux violences collectives, aux tremblements de terre, aux exils forcés, à toutes ces formes de ségrégation, le champ social se mobilise avec une équipe de psychiatres, de psychologues.., et l'on assiste à cet "universel reportage" dont parle Mallarmé qui vient dire "ce qu'est le traumatisme", produisant un savoir constitué, tout puissant, anticipant et déniant toute position subjective. Discours du maître qui est une défense du champ social par rapport à sa responsabilité collective. Quand un sujet a subi un traumatisme, cet événement quel qu'il soit doit être réintégré dans une histoire singulière.
Accepter qu'en temps de terreur les mots ne soient pas tous perdus, c'est cela même qui met en échec toute parole définitive, tout en sachant que rien n'est plus subversif que de ne pas prétendre à une solution. La fonction de l'analyse est de contrecarrer les paroles arbitraires dans lesquelles le sujet se trouve aliéné, ne pouvant écouter que les voix où résonne le silence du monde.
Le destin pour l'analyste n'est pas "c'est un écrit pour toujours", paroles prédicatives d'absolu. La fameuse surdétermination chez Freud n'est que celle d'un "c'est inscrit" tout sujet est inscrit dans une lignée et un lignage. Ce qui lui arrive n'est autre que ce qui ne cesse pas de ne pas s'écrire.

Le destin est alors une marche, un mouvement dont les temps logiques de Lacan sont les scansions, "ce qui vous a fait", puis un temps pour comprendre "ce qui vous fait", enfin un temps de reconnaissance "de ce qui arrive".

La question qui hante notre terrible fin de siècle ne cesse de s'écrire ainsi: " Où était l'homme à ce moment là ?- qui est mon semblable? "

Ce qu'un Malraux disait, ce qu'un Semprun répète: "Je cherche la région cruciale de l'âme où le mal absolu s'oppose à la fraternité."

 


Simone Molina, Psychanalyste, (Avignon)


Introduction

Le 11 Novembre 1995, l'association" le Sursaut", composée de diverses associations de la région de Carpentras et des alentours, organisait une manifestation qui rassembla 3000 personnes d'horizons divers, venues, dans les rues de Carpentras, dire leur refus de voir parader le grand chef charismatique de l'extrême-droite française, leur refus de son appropriation de cet événement dramatique survenu en Mai 1990 : La profanation du cimetière juif, affirmer aussi leur refus de laisser dire et faire une extrême droite galvanisée par ses succès électoraux, leur refus d'une nouvelle manipulation de l'Histoire celle-ci actuelle, en train de s'écrire.

Cette manifestation fut organisée dans l'urgence. Les responsables attendaient 1500 personnes - dit-on -. Il en vint le double. C'est dire combien Carpentras est un symbole.
La venue du Front National ce 11 Novembre 1995 à Carpentras ne doit pas être prise à la légère. Elle fait partie d'une stratégie . Car, il faut le dire, et le répéter: Cette partie de l'extrême-droite française que l'on nomme le "Front National", ce n'est pas seulement un grand chef charismatique et des électeurs, généralement décrits comme ne sachant pas ce qu'ils font!
L'extrême-droite, c'est aussi des théoriciens. Ce dont atteste l'excellent ouvrage de Guy Konopnicki, "Les Filières Noires", paru en Avril 96, qui analyse les filiations de l'extrême-droite française, filiations théoriques bien sûr, mais quant aux choix stratégiques de prise du pouvoir.
Nous ne pouvons donc considérer le placardage, par l'extrême-droite, sur les murs de la région, de ces mots "Le Pen - Pardon", seulement au titre de "provocation" : c'en est une, certes, mais c'est plus que cela. La violence sémantique fait partie de la stratégie de l'extrême-droite.

Cette violence sémantique joue, à travers la négation de la Mémoire et de l'Histoire,
1) sur "l'équivoque".
2) sur "la culpabilité"
3) sur le mensonge délibéré comme arme de propagande.

Autrement dit, elle a pour alliée la capacité de refoulement de chacun d'entre nous ou le déni qui, pour certains, est la marque de l'impossibilité à assumer dans sa propre histoire familiale un héritage trop lourd à porter. (cf. " Naître victime, naître coupable" de Peter Sichrovsky. Points actuels).

Dire "comment", plutôt que" pourquoi" est la tentative de ce texte qui est une suite logique,- d'une part de mon interrogation quant à cette impossible articulation du subjectif et du collectif et donc des effets des nouages qui s'opèrent pour tenter de réduire cet impossible articulation

- et d'autre part de mon refus de participer, par un silence tétanisé, à la montée des thèses d'extrême-droite en Europe, en France, certes, mais dans ma région plus particulièrement qui a vu, en 1995, l'arrivée au pouvoir de l'extrême-droite dans plusieurs villes du midi de la France et, la prise en compte de plus en plus ouvertement assumée, de certaines de ses thèses par des élus municipaux, avec les conséquences concrètes que cela implique: Par exemple, à Carpentras, retrait récent par la municipalité, d'une subvention pour une " maison pour tous "dans un quartier défavorisé, ce que fait, par ailleurs la municipalité actuelle d'Orange. Mais à Carpentras, cela se sait moins, où les choix extrêmes de la municipalité se posent sous une" couverture" de droite.


Avant d'aborder ces trois points par où s'exprime la " violence sémantique" de l'extrême-droite française, trois points que je tenterai de mettre en perspective avec la question de la Mémoire et de l'Histoire, il m'importe de rappeler quelques éléments de réflexion issus d'un colloque qui s'est tenu à Carpentras-Serre quelques mois après la profanation du cimetière juif en Mai 1990.
Ce faisant, je voudrai repréciser en quoi la question de savoir si cet acte a été commis par l'extrême-droite organisée ou par des adolescents de la ville, Si elle est importante sur les plans juridique et politique, n'entame en rien le problème soulevé par cet acte barbare, et la question de la possibilité même d'une telle transgression. (Au moment où ce texte est publié le procès de quatre jeunes adultes inféodés à l'extrême-droite a eu lieu à Marseille, suivi de condamnation à des peines d'emprisonnement. Cf note 7)
En effet, la mise à mal du Symbolique par la transgression d'un tabou l'atteinte à la sépulture et au corps d'un défunt entraîne, pour les vivants, cette affirmation mêlée d'effroi: la mort elle-même ne serait plus un refuge? . Ce refuge du sujet est, comme l'écrit A.Didier-Weil, un "lieu topologique interne", et non pas seulement un lieu transcendant, tel que le discours religieux définit la mort.
Or c'est la constitution en chacun de nous de ce" lieu topologique interne "qui rend possible la notion même d'altérité et qui rend impossible la mise en acte du désir de "Toute-puissance", mise en acte mortelle pour l'autre et déshumanisante pour qui s'y trouve enchaîné.
L'atteinte au corps d'un défunt produit l'effroi car il implique une "malédiction" . La malédiction à laquelle les vivants sont alors confrontés pourrait s'énoncer par le glissement de la proposition haineuse : "Ma haine te poursuivra jusque dans la mort" (proposition haineuse certes, mais qui considère tout de même l'autre comme participant au registre de l'humain),à celle-ci, qui jette l'autre hors de l'humanité, et paradoxalement pour qui l'énonce, le met lui aussi hors de l'humain: "Il n'y a pas de repos possible pour toi, ni de dialogue possible pour les vivants ".
Car, s'il n'y a pas de repos pour les morts, il n'y a plus de référence symbolique d'un "ailleurs" pour les vivants, il n'y a plus de" lieu topologique interne". Celui-là même auquel l'humain, quand il a tout perdu, découvre qu'il peut s'adresser en invoquant - comme devant une sépulture réelle- un Autre inoubliable, par ces mots:
(...) "C'est toi, l'absent à qui je parle, qui m'as fait le présent de cette parole qui parle de ton absence" (A.Didier-Weill : Les trois temps de la Loi)


A) --Le colloque de Carpentras-Serre :" La loi, les mots, le silence" juillet 1990

Les 22 et 23 juillet 1990, deux mois après la profanation du cimetière juif de Carpentras, les responsables du "Point de Capiton",( Espace de Recherches Psychanalytiques et des Disciplines Affines), animaient un colloque intitulé "La Loi, les Mots, le Silence".


Ce Colloque, qui se tint sur deux journées à Carpentras-Serre, rassembla 350 personnes. Il fut organisé en quelques semaines, dans l'urgence, et le nombre de participants dépassa ce que nous pouvions imaginer, puisque le Festival d'Avignon, comme celui de Carpentras se déroulaient dans le même temps, avec l'attraction que l'on sait.

· Les intervenants invités étaient de disciplines diverses et venaient de différentes régions de France.
S'ils avaient répondu favorablement à notre appel c'est que nous avions précisé que ce colloque se devait d'être une rencontre qui voulait questionner, plutôt que conclure, qui espérait ouvrir le champ de ce que les psychanalystes nomment "le Symbolique" plutôt que laisser le champ de "l'Imaginaire" à la merci des mots circulant par médias interposés. Il s'agissait donc d'interroger à travers ses effets, un Réel.


· Nous savions que l'enquête était en cours.
Mais, s'il importait à la justice de savoir s'il s'agissait d'une action menée par un commando politiquement organisé ou d'un acte, comme cela se murmurait déjà, sans plus de preuves qu'aujourd'hui, mené par des adolescents de la ville, le traumatisme produit par cet acte était à interroger.
En effet, "le traumatisme issu de ce qui a eu lieu à Carpentras est le signe que quelque chose revient à la même place - non pas sur le plan du réel de l'événement, mais sur celui de l'effraction fantasmatique. Cette profanation bouleverse car elle prend des allures de répétition qui rappelle que les religions funèbres, celles du nazisme, ont engendré des enfants et des petits enfants. Que cet acte vienne d'antisémites organisés ou d'adolescents égarés, on sent bien que notre société n'a pas empêché une transgression traversée par une pulsion de destruction en exercice qui vient exhiber un " tout est permis". Cet acte est le symptôme d'un défi porté à la mémoire, à l'histoire, à la mort elle-même."
(Fr Beddock 1990 Actes du Colloque de Carpentras-Serre)

En deçà de l'horreur du passage à l'acte que constituait une telle profanation, avec, l'attentat sur le corps exhumé d'un défunt (ce qui ne s'est jamais produit lors de précédentes profanations de cimetières) et quelque soient leurs auteurs, il s'agissait donc, lors de ce colloque, d'interroger le trop-plein de mots et d'images qui précédèrent cette profanation,- dérapages sémantiques, tribune ouverte à tout- va aux propos de l'extrême-droite médiatisée sous prétexte de ne pas la" diaboliser".
Diabolos, en grec, veut dire" calomniateur", ne pas vouloir "diaboliser le discours de la haine et de l'exclusion que profère l'extrême droite est un déni de ce qu'il est: calomniateur, pour arriver à ses fins, le pouvoir.

Or, après les diverses manifestations en Vaucluse, ou à Paris, qui témoignèrent de la prise de conscience soudaine d'une limite, d'un tabou transgressé, le silence se fit pesant. Et tout particulièrement dans cette région en Vaucluse ; c'est pourquoi, ce colloque voulait aussi questionner le silence étouffant qui suivit cette profanation alors que l'enquête s'avérait difficile (**1):

· Silence de refus?, silence de vérité? silence de déni?
C'est-à-dire silences concomitants à l'impossible de penser un tel acte ainsi qu'à ce à quoi il renvoyait pour ceux qui s'indignèrent: la barbarie nazie en tant qu'elle fut la mise en acte de l'attentat de masse sur l'humanité (crime contre l'humanité) en la personne de chacun, un à un, des juifs et des tziganes déportés et gazés dans les camps d'extermination nazis.
Nous ne devons avoir de cesse de rappeler la spécificité des crimes nazis, certes, mais nous devons aussi insister sur ce fait que ce "crime de masse" était la mise en acte de la négation de la singularité de chaque être humain déporté certes; mais en même-temps, à travers lui il s'agissait pour les nazis d'extirper la notion de singularité pour chacun . Et chacun se laissa dessaisir par la peur parfois, mais aussi par la lâcheté, de la capacité de s'opposer. (cf. le documentaire sur Arte en mars 96: La vie quotidienne sous le 3ème Reich)
Niant la singularité de chacun les nazis ont bafoué l'humain, faisant fi du nom de l'Homme, et, pour chaque être humain déporté et exterminé, faisant fi de son histoire familiale, de ses amours et de ses peines, et du fait que chacun était aussi porteur d'une histoire plurielle, autrement dit : d'une culture qui faisait lien social.

Si la profanation de Carpentras n'est pas un crime nazi, en cela que le nazisme est un ensemble cohérent et diabolique mis en oeuvre à un moment de l'Histoire, elle a été le rappel de la dimension de l'horreur et de l'abjection dont le nazisme a été l'initiateur, par la négation de la sépulture ( pas de trace ) et du nom (un numéro tatoué sur la peau)
Dans le cimetière de Carpentras, par l'atteinte du sacré de la sépulture,-
- et pas n'importe laquelle et pas n'importe quel sacré puisqu'il s'agissait d'une sépulture juive -, c'est à l'homme qu'on portait atteinte, à 1' homme à travers ce qui le constitue comme humain.
Par leur extrême diversité, les milliers de personnes silencieuses et recueillies dans et autour du cimetière juif de Carpentras quelques jours après la profanation témoignaient de cela, que J.Hassoun, le 21juillet1990, exprima ainsi:
En réponse à la question : "Pourquoi est-ce que la profanation d'un cadavre mobilise tant de gens alors qu'il y a eu tant de crimes racistes depuis 5 ans crimes sur les vivants ? -".
"Le cadavre c'est l'ultime, dit-il -, parce que le mort ce n'est plus du cadavre, le mort c'est un nom."
Or c'est justement ce que les nazis ont voulu effacer, en exterminant des millions de juifs et de tziganes, comme sous-hommes, ils voulaient effacer jusqu'au souvenir de leur nom par l'absence de sépulture et par l'effacement, dans la mémoire des vivants, de ce qui avait eu lieu. Ils voulaient en faire un" non-lieu de la mémoire"
"Vous êtes en train de mettre en acte une histoire glorieuse, la plus grande page de l'histoire de l'humanité, mais cette histoire ne sera jamais écrite" : ces propos sont ceux de Himmler lors d'une conférence des généraux SS qu'il avait réunis Posen, pour parier de la "Solution Finale" (cité par S. Friedlander dans "Reflets du nazisme")


· A l'entrecroisement des mots et du silence,
le troisième point que ce Colloque de juillet 1990 voulait aborder était la question de la Loi, la loi juridique, bien-sûr, mais surtout la "Loi Symbolique" : Celle qui indique que la parole est" le site humain par excellence" laquelle témoigne de la division du Sujet, et permet la transmission symbolisante d'une mémoire familiale et historique.
(cf. M.Fennetaux dans son excellent article de la revue Césure N°4 :" L'avenir a-t-il une civilisation?").

Là donc où la parole n'a pas cours, la transmission de la mémoire se produit dans le réel, c'est-à-dire dans le passage à l'acte, mais peut-être aussi dans le déni de la parole par l'émergence du discours dogmatique: celui du Maître, qui, s'il fait groupe ne fait pas lien social.
Le collectif, par la reconnaissance d'une pluralité des langages, implique la présence du subjectif, au contraire du groupe qui, tourné vers le discours d'un maître ne peut produire aucune parole subjective. Le groupe se soumet au dogme et annule toute tentative de subjectivation d'une parole singulière . (groupe vient du latin noeud, collectif du verbe latin: rassembler).
Du collectif au groupe il y a cette mince différence et pourtant essentielle la reconnaissance d'une fonction tierce qui permet le lien social dans un collectif, est absente du groupe soumis au maître par un processus d'identification fascinée.

Cette fonction tierce peut être représentée par l'énigme que constitue la Loi, pour chaque sujet quelque soit sa fonction, y compris donc le représentant élu qui s'il est le représentant de la loi commune ne la présentifie pas, ne l'incarne pas. Incarner une fonction et incarner la loi elle-même, ce n'est pas équivalent:
Dans un groupe, au contraire du collectif, la loi est présentifiée par le chef qui l'incarne et qui justifie, de ce fait, sa toute-puissance.

Or la Loi symbolique ouvre le sujet à la dimension du temps et donc de la mémoire comme pouvant être transmise au-delà de la mort biologique de ceux qui ont vécu l'histoire, familiale ou historique.
En effet" le devoir de toute communauté humaine est d'être dépositaire de la Mémoire (...) Ce lieu, s'il est préservé, permet aux êtres de tenir ensemble".
C'est pourquoi, la barbarie de cette profanation, signifiait par l'atteinte à un lieu de mémoire, la fragilité du lien social et le questionnement sur la transmission

Les questions qui nous réunissaient donc en ce mois de juillet 1990 étaient:
--1) Comment penser ce que cet acte représente pour chacun, qui en a été bouleversé.
--2) Comment, aussi, penser ce que cet acte barbare nous enseigne de ce qui est en jeu aujourd'hui dans le social, dans l'actuel du social, tant il est vrai que l'émotion qu'il a suscitée était bien le signe d'une interpellation du lien social.


· Six ans après, cette interrogation, loin de s'épuiser, s'est accru du travestissement qu'a voulu en donner l'extrême-droite:
Rappelons-nous le contexte dans lequel nous étions, alors, en 1990, contexte qui, hélas, ne s'est pas apaisé aujourd'hui quant à la xénophobie et qui a vu, en 1995, un parti d'extrême-droite, prendre le pouvoir dans plusieurs villes du sud de la France:
Dans les années 80: passages à l'acte racistes allant jusqu'au meurtre pour délit de faciès, profanations de cimetières, et dans les premiers jours de Mai 90,dans la région même, inscriptions d'étoiles de David sur des magasins du centre-ville d'Avignon et bien-sûr un discours de plus en plus percutant, car relayé par les médias, du grand chef charismatique de l'extrême-droite française.(**1bis)

Cette profanation, outre son caractère de réalité - au sens de "fait historiquement daté",- confrontait chacun de nous à ce que les psychanalystes nomment" le Réel", c'est-à-dire cette "Chose" dont on ne perçoit que les effets : l'effroi et qui attestait de ce que J.J Moscovitz a nommé " une jouissance nazifiée".
En ce sens, cet acte barbare a fonctionné comme un signe venant du Réel, de l'impensable, appelant un temps d'éveil, traduit par un acte dont la teneur symbolique est importante : se recueillir dans et autour du cimetière, manifester silencieusement ( cf. la manifestation organisée par le MRAP à Carpentras la veille de la cérémonie au cimetière).

Si l'extrême-droite tente, en novembre 1995, de fustiger le moment de recueillement qui vit la présence de personnages politiques divers, si elle tente d'en faire un objet, et non plus un "acte", un objet donc dont on puisse se moquer ou avoir honte, c'est qu'elle a perçu là une résistance à ses thèses . Mais c'est aussi qu'elle tente d'oeuvrer sur la culpabilité liée au fait que de tels moments d'émotion subjective sont rapidement recouverts, refoulés, voire déniés par ceux qui les ont vécus, et qu'il est toujours douloureux de les interroger dans l'après-coup, c'est-à-dire de les subjectiver


· La démocratie se joue dans ses institutions certes, mais aussi dans la capacité des citoyens à subjectiver les événements contemporains au regard de la mémoire transmise par les anciens.

A banaliser les mots et à oublier de se révolter, à laisser l'endormissement nous gagner, on joue, sans même le vouloir, (mais sûrement en n'en voulant rien savoir"), le jeu de ceux qui réécrivent l'Histoire, qui font violence au langage pour le détacher de ses attaches contextuelles et l'accommoder "avec ruse et habileté" à une sauce dogmatique.

J'avais, en introduction à ce Colloque, cité cette phrase de F. Beddock

"Quand, sur la scène privée l'oubli est une nécessité, sur la scène sociale, l'oubli est une trahison"
Cela est toujours d'actualité, et cela ne cesse pas de l'être !
Mais l'on pourrait ajouter: Alors que sur la scène intime le mensonge est une fiction, et par conséquent l'étui de la vérité du sujet, -vérité toute subjective, et qui ne vaut que pour lui -, sur la scène sociale, le mensonge, est une tromperie délibérée, un artifice pervers.

C'est, aujourd'hui, par un point d'appui dans la scène sociale que l'extrême-droite avance des réponses qui peuvent nous apparaître comme d'une criante banalité quant à la manière dont l'être humain se structure dans l'enfance.
En effet, il est banal d'assister à ce scénario, infantile qui, lorsqu'il se perpétue devient un symptôme névrotique pour l'adulte : poser l'autre comme porteur de tous ses maux, à défaut de pouvoir trouver les mots pour dire sa singularité.
Dans l'enfance, le second temps de la haine de l'autre peut être alors la légitimation de cette haine par l'adulte tutélaire qui, de ce fait, faillit à sa place d'être le représentant d'une possible altérité.


· Y aurait-il des chefs charismatiques qui pourraient fonctionner, par idéologie, comme ces adultes tutélaires incapables d'être les représentants de l'altérité?
La clinique auprès d'enfants et d'adolescents montre combien la légitimation de la haine par l'adulte tutélaire est un élément de déstabilisation du sujet et par conséquent de déliaison sociale.

La violence sémantique de l'extrême-droite, par le discours de son chef charismatique vise aujourd'hui à légitimer, sur la scène sociale, et particulièrement dans les communes où elle s'est fait élire, une réponse d'une banalité affligeante pour un analyste: "C'est la faute à l'autre". Et l'on en reste comme tétanisé ! Puisque c'est par l'élection démocratique que ses représentants sont arrivés à la magistrature de ces villes. C'est donc ce paradoxe qu'il s'agit d'interroger:

Car, si sur la scène intime, la mise en cause de l'autre est névrotique, dans le passage à la scène sociale l'idéologie d'extrême-droite s'appuyant sur cet aspect banalement névrotique, légitime et la haine et la névrose, leur donnant un statut rarement reconnu au sein de la famille. En effet, dans une famille, la jalousie, et la haine, même si elles ont cours n'ont que rarement le droit de se dire . Le tout-permis quant au dire, qui est l'apanage des extrêmes-droites rencontre la jouissance à "flirter" avec l'inter-dit, apanage de nos sociétés démocratiques.

Comment donc le lieu du "politique", qui est dans une démocratie en place de "médiateur" '(souvent défaillant certes, mais à ce titre qui en garantit le principe ), peut-il, par un retournement pervers devenir le lieu d'où s'opère la déliaison?

Voyons à présent, en quoi l'utilisation dans le langage de l'extrême-droite de l'équivoque, et du mensonge délibéré est une courroie stratégique employée par ses théoriciens pour mettre en oeuvre la culpabilité de chaque un et chaque une pris et prise, comme tout être humain, dans l'entrecroisement d'une histoire singulière et d'une histoire plurielle familiale et historique.

B : L'EQUIVOQUE :Entre "Irrationnel" et "Non-sens", entre Dogme et Parole.

Dans l'article de L'Express du 7 au 13 décembre 1995 on peut lire ces propos d'un théoricien de l'extrême-droite française : "Qu'est-ce donc que la politique telle que nous l'entendons? Le royaume des bons sentiments? Certainement pas! Celui du droit? Pas davantage . Le domaine de la force? Il se peut bien ... Celui de l'habileté et de la ruse? Peut-être aussi...".

Entre la violence faite au langage "par ruse et avec habileté" et celle mise en acte sur le corps de l'autre-vivant ou décédé -,il y a un dénominateur commun :La tentative de devenir le maître en jouant de l'irrationnel
C'est dans cette tentative, sans cesse recommencée, et médiatiquement calculée, que réside la force de l'avancée de l'extrême-droite . Et cette tentative se déploie sur ce paradoxe de l'équivoque, maniée "de main de Maître" par ses théoriciens.


· Qu'est-ce que" l'équivoque"?
L'équivoque, c'est le sel de la vie. C'est ce qui fait le trouble du dévoilement . C'est ce qui nous habite sans que l'on y prenne garde . Alors, pourquoi se garder de quelque chose de si plaisant? Et de si banal !
L'équivoque, ce sont les jeux de langage, les glissements de sens, tout ce qui fait la difficulté de l'acteur comique ... en bref, l'équivoque, c'est" la psychopathologie de la vie quotidienne" . L'équivoque concerne l'humain dans sa sexualité en tant qu'elle vient lui rappeler que "ça ne va pas de soi" d'être un humain sexué.
L'équivoque implique donc l'adhésion de l'auditeur, au moins en cela que son identité lui pose question. Là encore, phénomène banal, s'il en est! Qui ne connaît pas de tels moments de vacillement?

· C'est en touchant à cela que le discours qui nous est servi par l'extrême-droite est hypnotique, comme tout discours pervers. Il est hypnotique car acquis à la duplicité, c'est-à-dire volontairement, sciemment double.
Apparemment, il ressemble à ce livre du bon vieux Docteur Spoock, à l'usage des jeunes mamans: L'important n'est pas, d'abord, le contenu de la réponse L'important est de faire passer l'idée qu'il y a toujours une réponse, et que c'est "le maître", le docteur en l'occurrence, qui a LA réponse, à portée de main, et tant pis si, le lendemain, ce qui attire l'oeil est le contraire écrit quelques lignes plus loin! Le bon Dr Spoock est rassurant, ça marche, ça calme l'angoisse, la réassurance! Mais ça ne résout rien, ça n'indique rien quant au problème posé.

Mais voilà : à la différence du Dr Spoock, dans les discours du grand chef charismatique de l'extrême-droite, il n'y a pas écrit en un même chapitre, tout et son contraire: Ce qui est écrit est toujours la même chose : la xénophobie, mais conjuguée à plusieurs temps, déclinée en plusieurs modes : Cela s'appelle un programme politique.
Et dire qu'il "pose les bonnes questions" est un slogan qu'il peut se vanter d'avoir à son actif, par commentateur politique interposé:
Non ! L'extrême-droite ne pose pas les bonnes questions! Elle apporte une réponse, qu'elle voudrait pouvoir légitimer, là où le sujet ne parvient pas à déterminer quelle est "sa " question, ou bien là où le désespoir a balayé toute possibilité d'articuler une question, ou encore là où la structure paranoïaque du sujet implique la haine comme unique horizon - mais il n'y a pas 20 à 30% de paranoïaques dans une population villageoise du Vaucluse !-

· L'extrême-droite s'attache à gommer la pluralité des questions, leur diversité
Elle est comme le "Prozac", ça apporte une réponse à l'angoisse, et, ce faisant, ça permet d'oublier qu'on a une question qui nous taraude.


Il est frappant de constater que les scores obtenus par l'extrême-droite en France ne recouvrent pas obligatoirement la présence effective de ces "étrangers" étiquetés comme cause de tous nos maux. Et, nous le verrons plus loin, il n'y a pas d'adéquation entre le taux de chômage d'un pays et l'importance de la représentation électorale de l'extrême-droite.
( Rinke Van Den Bnnk : "L'internationale de la Haine")


Certes, la xénophobie est parfois due à une expérience vécue durement par un sujet. Si elle ne se justifie pas pour autant, elle trouve au moins une explication dans la difficulté du lien social pour ce sujet là.
Mais elle est souvent liée, sans que la difficulté sociale y soit impliquée, à une possibilité de trouver un objet (l'autre, différent) à ses propres doutes. Elle procède par généralisation :
A partir d'un élément, elle constitue un ensemble, sinon dénombrable, du moins étiqueté.

En écho à notre contemporaine xénophobie ayant pour cible" les Arabes", comme si ce terme même recouvrait une quelconque réalité, comme si tout ce qui fait la diversité du monde ne se retrouvait pas aussi dans ce que l'on nomme" les arabes", voici ces lignes extraites d'un article de J.C Lévy, paru en juin 1990:
"Il est essentiel de préciser que la rafle du Vel d'Hiv visait les juifs étrangers. On ne voit souvent dans la xénophobie qu'une sous-variété du racisme, mais la xénophobie est bien ce au nom de quoi on a commencé à glisser vers la solution finale."
J.C Levy parle de la France sous Vichy. L'auteur, historien, relate comment, ne voulant heurter de front l'opinion publique française, qui avait bien accepté les lois anti-juives parce qu'elles étaient peu visibles par les non-juifs, mais qui s'était montrée hostile au port de l'étoile jaune, imposée par les nazis, le gouvernement de Vichy avait décidé de" s'entendre sur le fait que seules les familles juives étrangères seraient arrêtées, dont les enfants de plus de deux ans".

Nadia Fiaschi lors du colloque "La loi, les mots, le silence", s'interrogeant sur le quotidien de la xénophobie, affirmait:
"Nous cautionnons les principes d'exclusions, avec leur possibilité d'émergence dans des formes paroxystiques, dès lors que nous laissons une minorité se faire enfermer dans des traits qui seraient censés la représenter".
"Nous participons au quotidien, à ces principes d'exclusion, lorsque, ce qu'il y a de négatif chez un sujet, est renvoyé à la minorité à laquelle il est censé appartenir".

C'est ce que fait dans chacun de ses discours le grand chef charismatique de l'extrême droite française avec la conviction qu'il sera entendu puisque ce mécanisme est d'une affligeante banalité! : Repérer un être par un trait et indexer ce trait comme le représentant totalement.
On sait dans le travail clinique auprès d'enfants combien, par exemple, tel trait du visage ou du caractère, repérable ou non par un tiers extérieur à la famille, peut connoter l'enfant dans une filiation pathogène. On entend dire: " Il est violent comme son oncle . J'ai peur qu'il ne devienne un délinquant comme lui". Il y a fort à parier que l'enfant, pris dans un tel discours, n'ait d'autre choix que de s'y conformer, tout en tentant de faire entendre sa souffrance à être pris pour un autre, et souffrance ultime et paradoxale: à être pris pour celui qu'il ne pourra jamais être.


· Désir d'appartenance et déficit du potentiel créatif:
Peut-on faire l'hypothèse que le discours de l'extrême-droite tente d'atteindre son but en jouant sur ce point structural de l'homme:
Cet hiatus entre le désir d'appartenance à un collectif, que sous-tend le désir de reconnaissance venant de l'autre et une subjectivité qui, lorsqu'elle n'est pas sublimée dans un acte créatif pour le sujet, devient, dans une répétition symptomatique, source de rancoeur adressée à l'autre, mis en position d'être tenu pour responsable des échecs, sinon des difficultés.
Dans une société où seul le travail vaut comme signe de reconnaissance, d'appartenance à la communauté humaine, peut-on dire que, au-delà des difficultés proprement matérielles qui confinent, pour certains, (**1 ter) à la survie, c'est aussi du déficit créatif dont il s'agit?. N'est-ce pas sur ce déficit créatif, du côté des "anti-racistes", que l'extrême-droite peut prospérer? Ce déficit créatif pourrait s'appeler "Passion de l'ignorance", tel que Lacan l'a évoqué.

La " passion de l'ignorance" est un autre nom du refus de penser . En quoi la prééminence des images implique-t-elle comme corollaire le défaut d'inscription dans un monde pluriel, et la croyance en un monde virtuel, imaginaire?
L'image entretient cette passion de l'ignorance quand le regard est sollicité comme un regard qui boit, qui tète, et non un regard qui lit ; lorsque donc le "ressenti", l'affect ne se symbolise pas en un dire qui pourrait l'inscrire, et donc lui permettre une transformation. Ainsi il est plus difficile d'intégrer psychiquement une image violente hors contexte, qu'une même image inscrite dans une histoire . Car, une histoire, ça se raconte, alors qu'une image qui produit l'effroi est absolument intrusive. L'histoire renvoie au " sens", à la signification ; l'effroi est le produit du "non-sens" intrusif. L'effroi produit lui-même ce qu'on nomme le "déni", c'est-à-dire l'impossible inscription d'un événement traumatique dans une histoire singulière.
Ce que l'on nomme l'indifférence des téléspectateurs du 20 heures ne serait-elle pas un signe de l'immense effroi qui a pu saisir chacun de nous à un moment ou un autre devant la transgression : celle d'avoir regardé sans rien dire, sans que le moyen soit pensé de pouvoir en dire quelque chose ? sans donc la médiation d'une parole pacifiante? Cette parole pacifiante, aucun écran de télévision ne pourra jamais la donner s'il n'y a pas, du côté du faiseur d'images, quelque chose d'un travail subjectif sur "l'écriture " qui peut, seule, transcender le trop plein d'images, et mettre en question, sinon à la question, le fantasme "informatif' . du "tout savoir sur le monde"

Ce qu'on nomme les "médias" ne médiatisent que rarement . Et s'il existe des cinéastes, des réalisateurs soucieux du "langage cinématographique", ou "télévisuel", c'est bien que l'image ne se suffit pas à elle-même, et que le cinéaste entend opérer une transformation, une traduction, par le moyen non seulement des images mais aussi de leur agencement particulier dans lequel on pourra repérer un style, le sien propre, qu'on appellera une écriture cinématographique".

L'écriture est ce par quoi les humains font trace . trace parfois éphémère comme dans certaines civilisations indiennes - les indiens navajos- qui inscrivent leur rite avec du sable. Est-ce que l'écriture musicale est celle qui fait trace pour le peuple des tziganes, qui, n'ont rien écrit, au sens de "calligraphié", quant à l'extermination nazie dont ils furent victimes? (Lors du colloque de Carpentras-Serre en Juillet 90, la question s'était posée de savoir comment cet impensable avait pu se transmettre hors toute tentative d'en écrire quelque chose.)

L'écriture est ce par quoi la pensée advient à la création. Nombre d'écrivains témoignent, lorsqu'ils parient du procès d'écriture, de l'advenue, sous la plume, de quelque chose d'impensé jusqu'alors : être auteur serait accepter d'être dans ce processus d'inscription au-delà du sens antérieurement pensé -

Ainsi, à une époque où le service public français qui a nom "La Poste", ne véhicule en une année que 7% de "courrier personnel", y compris les cartes de voeux du nouvel an ! ne doit-on pas s'interroger sur le déficit créatif que représente cette absence de "correspondance"?.
En effet, lorsqu'une "correspondance " est tentée ( certains livres en font état, comme d'une expérience singulière : cf." Le Même livre" de J. Hassoun et Katibi ) sont mis en lumière les écarts structurels pour tout humain entre la pensée et le dire, entre le dire et l'agir . Au-delà donc de ce qui s'échange quant au sens, la "correspondance" est un processus qui interroge le "non-sens", parce qu'elle inscrit l'humain dans la diversité du temps: le sien, et celui de -l'autre, dans cet écart que l'image, lorsqu'elle n'est pas portée par une "écriture cinématographique" annule.

· On pourrait penser que "fabriquer du sens" est la seule façon d'être "créatif", et d'imaginer un au-delà du quotidien.
La recherche de sens est une des caractéristiques de l'humain. Elle se déploie entre le questionnement religieux et le questionnement scientifique.
Pourtant, supporter le "non-sens", le supposer, même, comme inhérent à la condition humaine, est, contrairement à ce qui se véhicule de vulgarisation de la psychanalyse, une des découvertes majeures de Freud: Il y a un ombilic du rêve, dit-il . Et, plus prés de nous, Lacan insistait sur le fait que l'inconscient n'est pas un sac plein qui, une fois vidé par le travail analytique, nous laisserait en paix, et enfin "accompli"!
Du point de vue de la clinique psychanalytique, la "créativité" implique donc pour un sujet, l'acceptation de passer par une absence de savoir, par un vacillement de l'être qui sera porteur d'un acte dont il ignore le sens au moment où il le commet.
Ce moment de "vacillement" place le sujet dans une position de fragilité quant à ce qui lui vient de l'autre. Or, lorsque cet autre se situe lui-même en position de celui qui sait quel est le sens que le sujet doit donner à sa vie, il occupe, parfois volontairement, cette place "d'Idéal".

C'est pourquoi, c'est dans ce processus que vient se glisser la figure du "Gourou" et son corollaire obligé: le pouvoir qu'il a sur vous, par le biais de ce que les tenants de l'hypnose se refusent de nommer : la suggestion.
La suggestion, son efficacité est prouvée . . .elle vous lie au discours de l'autre et vous fait faire l'économie de votre propre cheminement: Freud s'en est éloigné en inventant la psychanalyse.
L'éthique analytique d'un Psychanalyste au moment où il occupe cette fonction d'écoute, est absolument liée au fait qu'il a accompli en lui-même, du fait de sa propre psychanalyse, cette disjonction entre sa personne et ce qu'il représente pour l'analysant. En cela, donc, quoiqu'en dise l'analysant, il ne s'en laissera pas conter ! il sait qu'il n'est pas, " pour de vrai", comme disent les enfants, cette figure idéale que recherche t'analysant
Car, pour avoir approché cette question du" non-sens", dans son analyse, il témoigne, par son absence de réponse à la question " dites-moi qui je suis?" que tout acte créatif est le résultat surprenant d'une oscillation du sujet entre son identification à une figure idéalisée et son détachement.

· Ce double mouvement atteste de la division du sujet, paradoxe auquel chaque humain est confronté:
1. L'être humain est "Un", identifié, nommable, reconnaissable à quelques signes, sortes d'attributs culturels ou à ses repères généalogiques - et la recherche d'identité et l'engouement pour la généalogie en est une preuve contemporaine-,
2. et dans le même temps, il est divisé, "Deux" pourrait-on dires c'est-à-dire aux prises avec l'ambivalence qui le fait douter, certes, mais aussi qui le met en recherche

--Par exemple, il est celui qui perd ses clefs alors qu'il veut rentrer chez lui, celui qui oublie de se réveiller au matin d'un rendez-vous important, celui qui écorche sans le vouloir un mot qu'il connaît pourtant bien, celui qui oublie un nom propre.
Si donc la possibilité de supporter qu'il y ait du "non-sens" atteste du vivant, le dogme, au contraire,- sorte de " déjà -tout- pensé", dans lequel le sujet humain est traité comme une matière première (l'autre à exclure, à rejeter, à détruire),et le citoyen-électeur comme un être régi par des pulsions d'autoconservation, -légitime l'irrationnel, lequel n'attend qu'un maître.


L'irrationnel et le "non-sens", ce n'est pas la même chose: supporter le non-sens c'est avoir rencontré la castration, être dans l'irrationnel, c'est chercher un sens univoque à toute chose, sens univoque apaisant au regard de l'angoisse de la castration.

c ) --A propos de "La CULPABILITE" et de la notion de "Pardon"

Entre la suggestion et la sujétion, il n'y a que quelques lettres! qui sont la faible distance entre le sentiment d'appartenance à un groupe et l'asservissement psychologique à ce même groupe via son idéologie.
Entre suggestion et sujétion, il n'y a surtout que quelques lettres qui séparent la culpabilité encore possible et l'absence totale de culpabilité quelques soient les crimes commis

· La force d'une démocratie:
La force d'une démocratie tient en ceci qu'elle est attentive au symbolique que contient la loi juridique ( P. Legendre : le crime du caporal Lortie). Il n'est donc pas indifférent qu'une loi vienne entériner la transgression d'un tabou ( projet de préférence nationale de l'extrême-droite), ou, au contraire, vienne nommer la transgression (qualification du viol comme crime).
Pour autant, dire qu'une démocratie doit "y être attentive" n'est pas strictement équivalent à" légiférer": En effet, elle se doit aussi de reconnaître les moments de franchissement de cette limite autour de laquelle oeuvre la pulsion de mort.
Cela n'appartient pas au législateur, mais à chaque citoyen

· Pourquoi donc l'atteinte à la sépulture, et l'exhumation du corps d'un défunt est-elle scandaleuse, au sens premier de" scandale" : ce qui fait trébucher?
La sépulture, écrit A. Didier-Weill, "est l'institution de cet interdit fondamental en tant qu'il institue un écart infranchissable entre le réel et le symbolique,(..)
"Quel rapport y-a-t-il entre le tabou des morts et l'interdit de violer la sépulture? Nous dirons à cet égard que l'interdit, tout comme le dire, n'est qu'un demi-interdire, et que, de ce fait, il ne dispose pas d'un pouvoir absolu de protection de la sépulture. Nous comprenons le tabou comme la forme silencieuse que prend la prohibition quand le dire qu'est l'interdit est défaillant ."
et A. Didier-Weill ajoute:
"(..) le simple fait que le tabou prohibe le contact ( avec le mort) signifie que ce contact n'est donc pas impossible."

Or, la transgression d'un tel tabou situe le sujet qui est dans la transgression dans une "position de consentir à la malédiction, puisqu'il ne peut plus faire appel auprès du tribunal symbolique de la parole" . Rien, désormais, ne pourra être inscrit dans la parole, qui puisse faire lien


Est-ce ainsi que l'on peut entendre l'absence de culpabilité des criminels de guerre, accusés de crime contre l'humanité?.
Lorsque Himmler dit aux généraux SS, à Posen à propos de la" Solution Finale" "Vous êtes en train de mettre en acte une histoire glorieuse, la plus grande page de l'histoire de l'Humanité, mais cette page ne sera jamais écrite", il affirmait dans le même temps, la prééminence de l'action Meurtrière, industrielle et déshumanisante, sur le verbe en tant qu'inscription symbolisante, il affirmait la prééminence de la déliaison sur le lien social comme fait de culture.

Il s'agissait donc alors, pour les commanditaires de la "Solution Finale" d'une "rupture "par rapport à tout ce qui avait pu avoir lieu jusqu'alors de persécutions et autres abominations . Cette rupture devait prendre depuis, le statut de " Tabou". C'est-à-dire de quelque chose qui, d'impossible, est devenu" possible".
C'est en cela que la Shoah est une déchirure dans le Symbolique pour l'humanité entière et pas seulement pour les victimes.

"La solution finale" mise en oeuvre par les nazis, industriellement mise en oeuvre, n'est pas, écrit E. Fackenheim, une régression vers la barbarie, c'est" quelque chose de nouveau, de radicalement nouveau, et rien ne nous dit que ce n'est pas un inaugural"
Et il précise : " On voudrait croire que le choc de l'holocauste a rendu impossible tout nouvel holocauste. La dure vérité n'est-elle pas plutôt qu'un second holocauste est rendu plus vraisemblable et non pas le moins vraisemblable du fait du premier, car on ne constate aujourd'hui que bien peu de signes de cette repentance radicale qui, seule, pourrait débarrasser le monde de Hitler".

D'impossible, parce que impensée jusqu'à la Shoah, l'élimination d'un peuple, d'un groupe, d'une minorité, au nom de la "pureté", est devenue un "tabou", c'est à dire "possible"
Notre malaise à entendre les mots de l'extrême-droite sur les ondes de radio et les chaînes de télévision, notre malaise à entendre dans le discours ambiant des mots de haine et d'exclusion imprononçables sans honte voici quinze ans dans un lieu public, vient du fait que l'extrême-droite ayant transgressé un tabou, s'est vu cautionnée en cela par la" boîte à Images", symbole de nos démocratie, avec la" Boîte à voter".
Or la transgression, si elle fait horreur, fascine aussi, tout comme la "Boîte à Images" . Qui n'a pas regardé telle émission où il s'agit de faire rire du fait qu'un autre, à l'écran, s'étale de tout son long ! Et qui n'a pas ri?


· Aucun des accusés jugés à Nuremberg en 1947 n'a plaidé coupable.
Dans le contexte de ces sombres années 80 qui ont vu la montée de l'extrême-droite en France: Klaus Barbie, jugé en 1987 n'a pas, lui non plus plaidé coupable ... les tortures, les rafles d'innocents, l'envoi en camps de la mort, il n'avait "rien à en dire"!
Aujourd'hui, les tortionnaires partisans de l'épuration ethnique en ex-Yougoslavie disent aussi qu'ils ne sont coupables de rien.
Le génocide mis en oeuvre au Rwanda avec le concours d'une radio haineuse trouvera-t-il ses coupables?
Et plus loin dans le temps, les responsables japonais du massacre de Nankin, en 1933, n'ont rien eu à reconnaître: Pour eux, ces faits n'ont pas existé! Ils ne figurent pas dans les livres d'histoire. Ils ont été effacés. Plus de soixante ans après, leurs descendants sont rares à poser la question et à vouloir faire entendre une vérité historiquement établie.
Et plus près de nous, Papon, dans un entretien avec un journaliste du journal "Libération" affirme qu'il ne se sent coupable de rien.

Le propre de certains crimes, c'est qu'ils ne souffrent pas d'aveu : le crime n'a pas eu lieu!

On le voit, l'absence de culpabilité ne signe pas l'innocence. Elle témoigne, au mieux, de la capacité de l'humain à dénier les faits dans lesquels il est impliqué; Mais, au pire, cette absence de culpabilité implique une stratégie du déni au nom d'un idéal : celui de la" pureté" qui recouvre en fait un idéal de mort.

· Qu'en est-il donc, pour la psychanalyse, du statut de la culpabilité,
dont ses vulgarisateurs nous ont rebattu les oreilles, faisant du concept freudien de "culpabilité inconsciente" une notion à caractère moral, tarte à la crème du "tout permis"


Dans le séminaire sur "l'Ethique",(l'Ethique de la Psychanalyse), Jacques Lacan dit que ce que nous attendons de la psychanalyse, c'est qu'elle nous permette d'être allégé du poids de la culpabilité . Allégé, cela suppose donc que nous ne pourrions en être débarrassé, car la culpabilité signe notre rapport au monde, notre dette à l'égard de la vie, elle est la trace de notre savoir inconscient. quant à notre venue au monde du fait d'autres, parents et aïeux, avec leur histoire mais aussi avec l'ensemble des idéaux transmis, et également des non-dit, des secrets, des énigmes

De ces aïeux, il ne reste parfois comme unique trace, qu'un nom sur une pierre tombale. Enigme, là encore, mais inscrite sur la pierre ou avec une simple pierre: tel est le pouvoir du Symbolique de nous inscrire comme être dans le monde, comme être dans une généalogie, dans une lignée.
"Lorsque l'on nomme un enfant, on l'introduit dans la génération ; lorsque l'on " dénomme" un enfant, on le "fabrique" dans l'indifférence du monde" . On sait, dans la pratique clinique auprès d'enfants abandonnés combien la perte de toute trace de leur passé est douloureuse, et combien la recherche d'un nom sur un registre d'état-civil peut devenir un impératif vital.
On sait, de même, combien la disparition d'un parent, disparition laissant douter de ce qu'il est advenu de lui, est insupportable pour Les membres de la famille, interdisant toute possibilité de deuil.
On sait aussi combien, au-delà de vécus traumatiques reconnus comme tels par le discours social, chaque sujet a à faire avec la perte, c'est à dire, au bout du compte avec la question de la vie et de la mort.

· Qu'en est-il lorsqu'un pan de l'Histoire est dénié dans le discours social?:
Lorsque le discours social gomme un pan de l'Histoire, le sujet, pris lui-même dans l'entrecroisement de son "histoire familiale" et de cette histoire gommée par le collectif, insue par les autres qu'il côtoie chaque jour, est bien en peine d'en symboliser quelque chose: C'est ce dont témoigne Jorge Semprun, dans son livre "L'écriture ou la vie".


Il raconte la visite des jeunes femmes de la Mission France sur la place d'appel du camp de Buchenwald dans les jours qui suivirent la libération du camp par les troupes américaines:
"Une autre jeune femme s'est exclamée : "Mais ça n'a pas l'air mal du tout !" Elle regardait les baraques d'un vert pimpant sur le pourtour de la place d'appel. Elle regardait le parterre de fleurs devant le bâtiment de la cantine. Elle a vu ensuite la cheminée trapue du crématoire, au bout de la place d'appel.
-C'est la cuisine, ça ? a-t-elle demandé.
J'ai souhaité être mort pendant une fraction de seconde . Si j'avais été mort, je n'aurai pas pu entendre cette question . J'avais horreur de moi-même, soudain d'être capable d'entendre cette question. D'être vivant, en somme. (...) C'est précisément parce que je n'étais pas vraiment vivant que cette question à propos de la cuisine me mettait hors de moi. Si je n'avais pas été une parcelle de la mémoire collective de notre mort, cette question ne m'aurait pas mis hors de moi .
Jorge Semprun dit ensuite comment, leur montrant l'intérieur du bâtiment du crématoire il leur parle à peine:
Il s'agissait donc là de nommer quelque chose d'insu, d'impensé jusqu'alors. Impensable pour l'auteur lui-même, Jorge Semprun, qui a traversé tant d'années avant de pouvoir "aller au bout de cette mort" sans y perdre la vie.

· Dans 1' avant-propos de son livre "L'Espèce humaine", Robert Antelme écrit:
"Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire .Nous voulions parier, être entendus enfin .
A peine commencions nous à raconter, que nous suffoquions . A nous -mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable.
Aussi, puisqu'il y a, dans cette rupture du Symbolique, que constitue le crime nazi quelque chose "d'impensable", comment en saisir quelque chose qui puisse faire trace, au sens où la trace est du côté de la vie, de la pulsion de vie?

· Voici ce qu'écrit Gilles Perrault dans sa préface du livre de Peter Sichrovsky" Naître coupable, naître victime":
"L'Holocauste empêche encore de mettre un signe d'égalité entre les horreurs. Nulle part, en aucun temps, vit-on l'homme infliger cela, à l'homme"
Peter Sichrovsky a choisi de laisser parler les enfants des bourreaux nazis, sans faire état du "sinistre palmarès de chacun" de ces parents qui ont un dénominateur commun : aucun ne renie son passé. "La fidélité à l'idéologie nazie est aujourd'hui le viatique de leur fin de parcours, leur cuirasse sans défaut, l'armature qui les fait entrer debout devant la mort."
Cette préface me semble mettre l'accent sur un point important :" Cadrant le bourreau longtemps après le crime, écrit plus loin Gilles Perrault, les décennies écoulées depuis l'événement renvoient forcément à la décennie qui l'a précédée . Car si ces hommes demeurent aujourd'hui encore murés dans leur idéologie, c'est que l'impeccable béton en fut coulé de longue date. Mis à part le quota habituel de pervers qu'on trouve dans toute nation, ils n'étaient pas voués par on ne sait quelle fatalité à devenir ce qu'ils furent et demeurent (....) Si" tous les bourreaux de ce livre ne sont pas passés par une école de cadres SS, (comme Barbie, qui refusa de répondre sur ce point au procureur Truche lors de son procès à Lyon),tous ont été façonnés par dix ans d'enseignement et de propagande . (...) A lire Sichrovsky, on comprend que l'Holocauste (..) fut l'aboutissement raisonnable de dix ans de règne de l'idéologie nazie

Ce livre remarquable apporte un éclairage sur la génération qui prit part à la barbarie nazie, ou qui en fut la victime, par la parole des enfants: une parole qui interroge le mutisme . " Mutisme bavard" des bourreaux qui ne regrettent rien "Mutisme obligé" des rescapés puisque commencer à dire laisse apparaître à celui qui parle que c'est inimaginable, comme le dit Robert Antelme, ou que, "au retour des camps, personne ne nous aurait entendus, ni compris "comme le dit Simone Veil.

· Il apparaît important de mettre ici en perspective
-d'une part le "mutisme bavard " des bourreaux, et l'idéologie enseignée pendant la décennie qui a précédé la guerre dite" mondiale" et cette "seconde guerre" dans la guerre, celle-là faite aux civils juifs et tziganes qui a eu nom" la solution finale",

-et d'autre part l'idéologie raciste et xénophobe de l'extrême-droite française, le "négationnisme " de ses théoriciens, les attaques contre les enseignants, ainsi que la volonté d'implantation des syndicats étudiants d'extrême-droite dans les facultés.
Cette mise en perspective entraîne à penser que le terrain de l'éducation et de la culture sont et seront de plus en plus les lieux où l'extrême-droite travaillera à la déliaison du lien social, déliaison rendue possible par les mutismes qui ont fait d'une certaine guerre, celle d'Algérie, de simples" événements", et du scandale que fut l'abandon des harkis un non-événement.
Car si aujourd'hui, le programme de l'extrême-droite a, lui, trouvé ses coupables : "Les arabes", ce n'est pas un hasard . Outre la filiation antisémite, liée aux thèses qui sont avancées avec le négationisme, une autre des filiations de l'extrême-droite française se situe du côté des déçus du gaullisme après ce qui a été considéré comme une trahison par les tenants de l'Algérie Française .( cf. G. Konopnicki, Les filières noires)


S'il est donc vrai que les enfants de Harki sont aujourd'hui porteurs de cette histoire tronquée : celle de la guerre d'Algérie, sans doute faut-il ajouter que bien d'autres citoyens français en sont aujourd'hui porteurs
Qu'en est-il des soldats ayant combattu en Algérie, dans une guerre qui ne disait pas son nom,-"les événements d'Algérie"?, et qu'en savent leurs enfants

- Qu'en est-il de ces milliers de nommés" Rapatriés": Là encore, un terme générique, massifiant, qui recouvre une pluralité de situations liées à l'histoire même de l'Algérie, englobant les descendants des colons de la première heure, les fonctionnaires installés depuis plus ou moins longtemps dans ce pays, les juifs berbères, ainsi que les descendants des familles expulsées d'Espagne par l'inquisition, les familles aux origines diverses: maltaise, italienne, espagnole etc... ? et qu'en savent leurs enfants?

· Ce qui ne peut être symbolisé par un sujet fait retour dans le réel de l'acte afin d'alléger le poids de cette culpabilité inconsciente liée au non-dit, liée à ce qui se transmet sans pour autant être symbolisé.
La clinique an pédopsychiatrie montre combien ces histoires non formulées sont un terrible poids pour les enfants. Peut-on, par exemple aujourd'hui, se rendre compte de ce que signifie un exil sans retour possible? Les harkis, en tant que traîtres à la cause algérienne ne pouvant pas espérer un jour faire ce voyage, que pouvaient-ils transmettre de cette histoire sans retour imaginable?
En effet, les exilés argentins ont pu constituer leur exil dans un espoir, lié à un ailleurs à conquérir à nouveau . Tel ne pouvait être le cas des harkis . A cela s'est ajouté ce second abandon : la ghettoïsation des familles harkis, corollaire du mutisme de l'état français qui, de ce fait, maintenait dans la méconnaissance d'une partie non négligeable de l'histoire contemporaine, une population qui n'aspirait qu'à oublier. Mais l'oubli implique la constitution d'une dette à l'égard de l'Histoire parce qu'il s'agit d'une dette à l'égard de ceux qui l'ont vécue sans pouvoir en témoigner . Cette dette a pour effet parfois le "retour du refoulé " sous ses formes les plus inattendues car pulsionnelles, parfois elle se dessine sous les traits d'une identification massive à la figure du bourreau ou à celle de la victime . C'est ce dont témoignent certains entretiens avec les descendants de ceux qui vécurent cette sombre période de l'Histoire.


· L'absence de culpabilité du bourreau redouble la culpabilité de la victime:
Ainsi donc, alors que sur la scène intime - scène où "la faute" est fantasmée - l'allégement de la culpabilité signale la possibilité pour le sujet de se déprendre, au moins partiellement de la dette symbolique qu'il ressent à l'égard de ceux qui lui ont transmis la vie, sur la scène publique, lorsqu'un crime a été commise atteignant le corps de l'autre, l'absence de culpabilité du côté du bourreau est un redoublement du crime lui-même, annulant le pouvoir pacificateur de la parole comme moment de vérité partagée au moins en un lieu et un temps fut-il bref, celui du prétoire, obligeant la victime à vivre avec cette impossibilité de pouvoir envisager même la question du pardon.

Car il n'est de pardon, sinon possible, du moins envisageable, que si celui qui a commis le crime le reconnaît et le nomme, permettant à la victime de réintégrer le bourreau dans le monde des humains.
Aussi étrange que cela puisse paraître, lorsque celui qui a commis ou participé à un crime se dit "non- coupable", il entraîne avec lui, au bord de l'humain, la victime elle-même, en ne lui permettant pas l'usage - usage privé - de l'oubli.
Il importe ici donc de souligner que l'usage de ce mot" Pardon" accolé à "Le Pen", placardé sur les murs des villes de la région n'est pas sans amère-pensée:
La notion de "Pardon" est inhérente de la foi hébraïque ; et chacun sait l'importance pour le judaïsme, du "Grand Pardon" ou Yom Kippour. Les théoriciens de l'extrême-droite ne l'ignorent pas.
S'appuyer sur les valeurs sacrées de la victime pour se poser soi-même en victime, c'est ce que font, par exemple, les pères incestueux, et pervers, qui passent à l'acte au nom de la soumission et du respect dû au père, puis lorsqu'ils sont dénoncés par leur enfant, lui font porter la responsabilité de la faute ainsi que de la sanction qu'ils encourent!
Enlever à la victime, par ce dispositif pervers, la possibilité d'envisager la question du pardon, c'est à dire aussi, la possibilité de sortir de cette place assignée de "victime" dans laquelle elle est maintenue du fait du passage à l'acte violent, est une nouvelle souffrance infligée au sujet traumatisé.
C'est une souffrance d'autant plus grande qu'elle s'appuie: --soit sur ses valeurs sacrées : c'est-à-dire, celles qui renvoient à l'appartenance à une communauté et fonde une identité, --soit sur celles qui structurent l'homme en tant qu'humain, c'est-à-dire mortel soumis à la castration.


D) LE MENSONGE DELIBERE

" Quand, sur la scène intime l'oubli est une nécessité, sur la scène sociale, l'oubli est une trahison " ... et le mensonge délibéré, un crime.

Voici ce que disait, en 1988 déjà, lors d'un colloque intitulé" Usages de l'oubli", Y . Yerushalmi, historien, professeur à l'université de Columbia ( USA) et à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales:
"Dans le monde qui est le nôtre, ce n'est plus désormais une question de décadence de la mémoire collective et de déclin de la conscience du passé, mais du viol brutal de ce que la mémoire peut encore conserver, du mensonge délibéré par la déformation des sources et des archives, de l'invention de passés recomposés et mythiques au service des pouvoirs de ténèbres ".

Mon propos n'est pas, ici, de faire un inventaire des faits, concernant le contexte historique dans lequel eut lieu la profanation du cimetière juif de Carpentras.
Sans doute les historiens, dont l'impératif moral est justement la recherche scrupuleuse des faits, pourront nous éclairer sur ce point .(**6)
Pour autant je m'appuierai sur quelques éléments, historiquement incontestables, pour apporter un éclairage quant à ce qui apparaît comme une méthode: Celle d'un mouvement d'extrême droite qu'il s'agit de combattre avec la plus grande vigueur sur un terrain que Philippe Val, dans son article paru dans le N° 180 de Charlie-Hebdo, nomme celui de la "vigilance sémantique".

· Le mensonge délibéré est le fond même de la violence sémantique.
En voici quelques éléments, qui, pour certains, font partie du contexte des années 80, mais qui sont, dans le dogme de l'extrême-droite, toujours d'actualité, sous-jacents, rampants:
***Faurisson et le négationisme ( c'est-à-dire la négation de l'existence des chambres à gaz et donc de l'extermination massive et programmée des juifs d'Europe) plus particulièrement 199O,l'affaire Notin: ce maître de conférence de l'université Lyon III, auteur d'un article négationiste, paru dans la revue "Economies et Sociétés", vitrine de ses thèses négationistes.
*** Autre élément dont tout le monde a entendu parler : la question du" point de détail" . Il serait intéressant de savoir si ceux qui connaissent le slogan" point de détail " en connaissent la signification.
Voici, pour mémoire, ce qu'il en est: Lors de l'émission "Grand Jury RTL-Le Monde,du 13 Septembre 1987,le grand chef médiatique de l'extrême-droite avait répondu, alors qu'il était interrogé sur les thèses négationistes : "Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé . Je n'ai pas pu moi-même en voir. Je n'ai pas étudié spécialement la question. Mais je crois que c'est un point de détail de l'histoire de la seconde guerre mondiale".
Il fut, pour ces paroles, condamné par le tribunal . Voici ce que disait le jugement: "Ces propos étaient, par leur forme dubitative, le choix des mots (...) de nature à remettre en cause, banaliser, (....) les souffrances infligées aux déportés et plus particulièrement aux juifs et aux tziganes par les nazis durant la seconde guerre-.mondiale" et plus loin :" La liberté d'expression a pour limites, ici franchies, certaines valeurs essentielles et le respect des droits d'autrui".

C'est donc aussi sur le terrain de la culture, et de la culture en tant qu'elle
concerne les enfants et les adolescents, qu'il s'agit de défendre la pluralité des langages, ferment de la démocratie:
Voici quelques années, le Point de Capiton proposa à des lycéens d'un lycée agricole un débat sur les camps d'extermination en présence de personnes rescapées de cet enfer, alors qu'on nous promettait "qu'ils ne tiendraient pas une heure", ils restèrent longtemps à échanger, parler, poser des questions, à en oublier le moment de récréation ! et à faire eux-même le lien avec l'histoire contemporaine :
-cela se passait en 1991, à l'Isle sur Sorgue . Alors "qui" ne veut pas entendre?

La démocratie, contrairement à ce que l'on entend souvent, ce n'est pas le" tout permis " car celui-ci "pousse au meurtre". En effet le "tout permis", est un ventre mou qui" aspire à un maître", selon l'expression de J. Lacan dans "Télévision", en 1977 pronostiquant la montée du racisme.

· L'extrême-droite française, ce n'est pas seulement son chef médiatique et ses électeurs mais c'est aussi un "Conseil Scientifique"

c'est-à-dire des "Intellectuels", autrement dit : des théoriciens, qui savent exploiter, y compris parmi les jeunes, enfants des classes moyennes de la société française, les failles d'une démocratie qui se croit de toute éternité, alors qu'elle est à reconquérir chaque jour.

Les théoriciens de l'extrême droite, qui ne sont pas des barbares sanguinaires, ont déjà du sang sur les mains ... des autres, c'est-à-dire de ceux qui, au nom de leurs théories mortifères, sont déjà passés à l'acte.
Ces théoriciens de l'extrême-droite française, qui sont-ils?
Ils sont "simplement" ceux qui manipulent le langage et ses effets avec une jouissance qui atteste de la mise en oeuvre de la pulsion de mort. Cette jouissance mortifère nous concerne tous parce qu'elle nous apostrophe dans notre rapport intra-subjectif au" tabou", et à la culpabilité.
Manipulant le langage, ils sont aussi dans une grande connaissance du réseau sociologique dans lequel ils pourront développer leur action, ainsi que du cadre juridique dans lequel ils déploient leur politique

· " La ruse et l'habileté "
"Qu'est-ce donc que la politique telle que nous l'entendons? le domaine du droit? non! Celui de la force? peut-être.. celui de l'habileté et de la ruse? peut-être aussi..." disait le théoricien d'extrême-droite cité dans l'Express de Septembre 1995.

La ruse?; l'habileté?
Pour ce faire: Se tenir à la limite du cadre, transgresser, et voir ce que ça donne. Ce faisant, affoler l'autre dans ses repères identificatoires en les détournant, pour mieux le manipuler ensuite.
Car toute la manipulation consiste justement à amener l'autre sur le terrain situé juste au-delà de cette limite où celui-ci passera à l'acte. Puis, avoir beau jeu de dire: Nous sommes débordés par notre base! Et affirmer que de "responsable politique" des exactions commises, il n'y en a point!


C'est ainsi que fonctionnent les sectes . Et peut-être pourrait-on dire que l'extrême droite, en tant que partis politiques constitués. (**2) est une secte qui a réussi sa percée. On sait par ailleurs les liens organiques, financiers, entre cette même extrême droite et l'intégrisme catholique (l'affaire Touvier, en 1989 et, dans notre région, la trop célèbre"communauté du Barroux", qui met en vente des publications fascisantes), entre l'extrême-droite et les sectes, pourvoyeuses d'argent . (cf. l'ouvrage de G. Konopnicki)

· Les citoyens seraient donc de naïfs imbéciles?
Mais c'est que cela n'a rien à voir avec l'intelligence ! Mais cela renvoie plutôt à ce que Dante, ou Spinoza ont nommé la" lâcheté morale", sorte de lâcheté de la pensée à dépasser cette "passion de l'ignorance", équivalente du rejet de l'inconscient en tant qu'il atteste lui-même de la division de l'humain.
Ce n'est donc pas d'intelligence dont il s'agît, mais plutôt de la mise en mouvement de ce qui fonde chacun de nous: le langage, et dans le bain de langage l'accrochage que chacun de nous entretient à certains signifiants.

Le slogan, c'est-à-dire le mot détaché de tout contexte, qui prend valeur de rassemblement, peut venir en lieu et place de "signifiant" même; C'est un signifiant qui se tient à la jonction de milliers d'histoires individuelles quand l'individu perd ses repères intra-psychiques, mais aussi ses repères sociologiques et culturels.
Un signifiant qui donnerait ce sentiment d'appartenance dans un monde où tout semble se défaire, et permettrait de croire à l'unité d'un monde intérieur.
Le vacillement des repères intra-psychiques, cela arrive à tout le monde, à des moments de la vie: moments de passage, moments de deuils, moments de séparations.
C'est là un phénomène banal! Alors, appartenir â un groupe, adhérer au sens de "coller", comme l'on recolle les morceaux, c'est rassurant. Personne n'y échappe, de la "cellule familiale" au club de foot, en passant par la chorale du mardi soir, et 1'Ecole, y compris psychanalytique, il est bien agréable de se tenir chaud! c'est-à-dire "d'instituer".

Or, toute "institution" humaine navigue entre deux pôles:
** celui de la thésaurisation des connaissances : accumulation de savoirs qui font liens : apprentissages divers, depuis les codes familiaux jusqu'au codes langagiers des grandes écoles de la république.
** celui du mirage d'appartenir à la même communauté, la meilleure, mirage qui sous-tend l'idée du "Bien" ; on voit poindre là le religieux . Le religieux en tant qu'instance unificatrice et non en tant que question posée par l'homme quant à sa place en ce monde.

-Peut-on dire ici que le pari des théoriciens d'extrême-droite est de faire se conjoindre la soumission au maître et à son discours théorique, sorte de "savoir" fallacieux sur la distribution de l'humain en tant que marchandise, avec l'obscurantisme moyenâgeux du discours religieux le plus éculé?

Peut-on dire aussi que, ce faisant, ces théoriciens nous entraînent à faire un terrible pari quant à la capacité de l'humain de résister à ce discours de la" totalité"?


Peut-on dire ici, que la victoire du nazisme serait justement d'entraîner le plus grand nombre à penser que cette période barbare est un point d'origine possible pour le monde, et que rien n'a existé avant, et que rien ne pourra être jamais différent dans le monde que cette barbarie même?

· Or cette barbarie a été possible en Allemagne du fait d'un asservissement grandissant à une figure du maître, portée:
1) par un discours théorique
2) et par un dispositif scénique - les grands meetings, les "grands-messes hitlériennes":

1) Un discours théorique: "Mein Kampf", qu'il faut avoir lu pour y voir la parenté avec les assertions de l'extrême-droite contemporaine:
- le maire d'Orange, citant A. Carrel: "Les faibles sont conservés comme les plus forts, la sélection naturelle ne se fait plus. Nul ne sait quel sera le futur d'une race ainsi protégée par les sciences médicales". (cité dans "Alerte-Orange")
Les biologistes, les généticiens, les anthropologues, tous sont d'accord pour dire que "les races", au sens de la langue vulgaire ( race blanche, noire, etc...), n'existent pas
-Le grand chef charismatique lui-même : "En privilégiant, en favorisant par trop les faibles dans tous les domaines, on affaiblit le corps social en général . On fait exactement l'inverse de ce que font les éleveurs de chiens et de chevaux" ( in J.P Apparu : "La droite aujourd'hui").
Sait-on que, à l'hôpital psychiatrique du Vinatier, à Lyon, pendant l'Occupation les malades sont morts de faim, parce qu'on ne les nourrissait pas, mais il faut savoir aussi qu'on leur faisait des prises de sang quasi-quotidiennes pour suivre la chute des protéines dans l'organisme ! (cf. le livre de Max Lafont)
Et sait-on aussi que les premiers essais d'extermination de masse sous le 3ème Reich, furent entrepris contre les personnes handicapées?

2) Quant aux grands messes charismatiques
Outre le caractère spectaculaire des rassemblements visant à maintenir la ferveur pour le grand chef médiatique -- le dernier en date, le 11 Novembre à Carpentras, en était un, avec son lot de débordement ( plusieurs plaintes ont été déposées pour coups et blessures),je citerai là un article de Rinke Van Den Brink, paru dans le monde diplomatique de Décembre 1995 ( extrait d'un ouvrage à paraître en février 96 : "L'Internationale de la haine. L'extrême-droite en Europe de l'Ouest")
L'auteur constate que l'extrême-droite fait des scores différents selon les pays européens étudiés sous l'angle de la xénophobie, du mode de scrutin électoral, ainsi que des conditions du contexte social
Même si la situation sociale constitue un facteur important de l'épanouissement de l'extrême-droite, certains pays, tel l'Autriche, ont un taux de chômage bas et une couverture sociale développée, avec une extrême-droite qui ne cesse de progresser. Au contraire, l'Espagne, le Portugal ou la Grèce, avec un contexte social très difficile, ne présentent pas une percée significative des partis d'extrême-droite.
"Si la xénophobie et le système électoral ne suffisent pas à expliquer les succès des partis d'extrême-droite, c'est que d'autres facteurs jouent leur rôle" écrit Rinke Van Den Brink, qui précise que la lutte entre factions rivales d'extrême-droite, ainsi que la façon dont sont mis en application les moyens répressifs condamnant la provocation à la haine raciale" sont, dans des pays comme l'Allemagne ou les Pays-Bas, des éléments permettant d'expliquer la faiblesse de l'implantation de ces partis fascisants.
Mais il ajoute ceci: - Tous les mouvements d'extrême-droite à succès sont des Fûhrerparteien", menés de main de fer par des hommes Jouissant d'un charisme certain".


E Conclusion

· Primo Levi, à la fin de la nouvelle édition de son ouvrage "Si c'est un homme", parue en 1976 tente de répondre aux questions habituellement posées par des lycéens.
Je relèverai celle-ci, pour les éléments de réponse qu'apporte Primo Levi:
"Comment s'explique la haine fanatique des nazis pour les juifs ?" lui demande-t-on.
"En résumé, on peut affirmer que l'antisémitisme est un cas particulier de l'intolérance ; que pendant des siècles il a eu un caractère essentiellement religieux; que sous le IIIème Reich, il s'est trouvé exacerbé par les prédispositions nationalistes et militaristes du peuple allemand, et par la "diversité" spécifique du peuple juif; qu'il se répandit (...) grâce à la propagande fasciste et nazie ; et que le phénomène fut porté à son paroxysme par Hitler, dictateur maniaque.
Cependant je dois admettre que ces explications, communément admises, ne me satisfont pas: elles sont sans mesure (..) avec les événements qu'elles sont censées éclairer.
(...) Peut-être que ce qui s'est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c'est presque justifier. (...)
Dans la haine nazie, il n'y a rien de rationnel .(...) c'est un fruit vénéneux, issu de la funeste souche du fascisme, et qui est en même temps au-dehors et au-delà du fascisme même. Nous ne pouvons pas la comprendre; mais nous pouvons et nous devons comprendre d'où elle est issue, et nous tenir sur nos gardes .
(...) Tous nous devons savoir, ou nous souvenir, que Hitler ou Mussolini, lorsqu'ils parlaient en publics étaient crus, applaudis, admiré, adorés comme des dieux; C'étaient des "chefs charismatiques ", ils possédaient un mystérieux pouvoir de séduction qui ne devait rien à la crédibilité ou à la justesse des propos, qu'ils tenaient, mais qui venait de la façon suggestive dont ils les tenaient, à leur éloquence, à leur faconde d'histrions, peut-être innée peut-être patiemment étudiée et mise au point. ( ...)
Il faut rappeler que les milliers de fidèles (qui les suivirent), et parmi eux, les exécuteurs zélés d'ordres inhumains, (..) étaient des hommes quelconques.

Il faut donc nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d'autres voies que par la raison, autrement dit, des chefs charismatiques:
nous devons bien peser notre décision avant de déléguer à quelqu'un d'autre le pouvoir de juger et de vouloir à notre place. Puisqu'il est difficile de distinguer les vrais prophètes des faux, méfions-nous de tous les prophètes (...) Il vaut mieux renoncer aux vérités révélées, même si nous les trouvons commodes parce qu'on les a gratis . Il vaut mieux se contenter d'autres vérités plus modestes(..) de celles que l'on conquiert laborieusement (..) et qui peuvent être vérifiées et démontrées.
Bien entendu, cette recette est trop simple pour s'appliquer à tous les cas: il se peut qu'un nouveau fascisme (..) naisse (..) camouflé sous d'autres noms (..)
Alors les conseils de sagesse ne servent plus et il faut trouver les forces de résister: en cela aussi, le souvenir de ce qui s'est passé au coeur de l'Europe, il n'y a pas si longtemps, peut être une aide et un avertissement.


· "Un nouveau fascisme, camouflé sous d'autres noms ?":
Les 10 et 1l Novembre 1995 s'est tenue au Texas une conférence sur le thème:
"Le retour du Fascisme: scandales, révisions et idéologies depuis 1980" . Historiens et philosophes, spécialistes américains du fascisme d'avant-guerre ont débattu de la qualification à donner aux mouvements d'extrême-droite apparus en Europe depuis 1980 Mouvements fascistes au sens historique du terme, ou phénomène nouveau?
L'historien Richard Wolin, intervenant à cette conférence, note comment l'idée de "race" a été réintroduite par la nouvelle droite de façon sournoise et détournée : " Le GRECE et le Club de l'Horloge ont remplacé le concept de race par celui de culture, pour se distancier d'un fascisme classique (...).
Ses théoriciens, (qui s'expriment régulièrement dans le Figaro Magazine) ne parlent pas de culture supérieure ou inférieure, mais de différence culturelle . Au passage, ils récupèrent les valeurs universelles de tolérance et de droit à la différence, pour justifier un racisme culturel ".
Ce discours différencialiste puise ses racines "aux sources théoriques du fascisme classique: Gobineau (Essai sur l'inégalité des races -1854), Drumont ( La France juive -1880) dénonçaient déjà le danger pour une nation de succomber au mélange racial et culturel ".

Quoi qu'il en soit de la réponse que les historiens invités ont pu apporter à la question de la qualification à donner aux mouvements d'extrême-droites européens, et plus particulièrement français, dont l'analyse a occupé l'essentiel du débat, la tenue même de cette conférence indique la dangerosité des thèses introduites dans le discours social
La question se pose aujourd'hui de savoir en quoi ce discours, énoncé de plus en plus haut et fort, correspond à une mise à mal des tabous: celui du meurtre, sur le corps de l'autre, tout autant que sur le symbolique. En quoi donc ce discours se veut dévoilement d'un mythe qui pourrait faire origine pour la mise en place d'un lien social dont la particularité première serait d'instaurer l'exclusion de l'autre comme horizon.
Bien que cette proposition soit paradoxale dans la mesure où, en toute logique, un individu est toujours l'autre de quelqu'un, elle se base sur le renforcement du narcissisme d'une part et sur la mise en fonction de l'agressivité à l'égard de l'autre -étranger, à partir d'une idéalisation sur un tiers, jouant de la fascination qu'il exerce et plus particulièrement dans l'ordre symbolique, par la jubilation narcissique qu'il provoque comme en miroir d'une jubilation fondatrice pour chaque humain.
En effet, pour fonder un lien social, il faut toujours une instance tierce, laquelle n'est autre que l'ordre du langage.

"Si la structure narcissique est une condition sine qua non pour l'instauration d'une communauté humaine, elle recèle foncièrement de l'agressivité:
laquelle permet l'existence d'une société autant qu'elle la menace de désintégration "( Daniel Koren-p 160)

Autrement dit, le lien social que nous propose l'extrême-droite s'appuie sur une construction paranoïaque du monde, mise en place d'idéal du moi, lorsque les idéaux qui faisaient lien social jusqu'alors se sont effilochés.
Cette fonction d'idéal est pourtant inhérente à tout lien social, mais pour que cette fonction de l'idéal du moi occupe une place privilégiée en tant que fonction pacifiante, faut-il encore qu'elle ne soit pas dans un registre pervers quant au langage lui-même, faut-il qu'elle en soit le représentant et non qu'elle tente d'en être l'origine et de vouloir être, non pas le représentant de la loi commune, mais le pouvoir absolu qui institue "un nouvel ordre"

La falsification de l'Histoire, les tentatives d'effacement de la mémoire collective sont une des manières pour l'extrême-droite internationale d'apparaître comme créatrice d'un monde nouveau, point d'origine, nouveau mythe : "ni droite, ni gauche, la France".

Mais ce mythe, à y regarder de plus prés, n'a rien de nouveau, en cela qu'il prend sa source dans le mythe nazi de" la race pure" : La France qui cache "le français de souche" est un autre nom de" la race pure"
C'est parce qu'ils voulaient transmettre l'horreur des camps que les survivants ont mis à mal ce fantasme nazi monstrueux : donner une nouvelle origine à "l'humanité" : la race pure.
En témoignant, ils ont affirmé cette proposition : "Je suis un homme", c'est à dire une proposition qui signifie "Je suis semblable à celui qu'en le reconnaissant comme homme, je fonde à me reconnaître comme tel" ( Lacan. Ecrits p 809)
Lorsque le chef charismatique de l'extrême-droite française dit, à Carpentras, le 1l novembre 1995: "Je préfère les juifs français aux juifs étrangers", il est dans le premier temps d'un programme qui, dans l'histoire de France, à la période de Vichy, partant de la xénophobie, s'est poursuivi par l'innommable des camps d'extermination.
Il est donc, au coeur même de la Cité Comtadine, dans une entreprise de déliaison des liens sociaux, à l'intérieur d'une même communauté, attisant les pulsions agressives envers le plus proche, le plus semblable, pulsions que Freud et Lacan renvoient à ce moment constitutif de l'identité du petit homme, qui, pour se constituer, doit se constituer contre un autre .(**4),et (**5)
La clinique psychanalytique en témoigne: La présence pacifiante de la parole d'un tiers qui apporte du symbolique, est alors la seule limite au pulsionnel.
Le prix à payer, pour l'humain qui occupe cette place de "dire la Loi commune" est un renoncement à la toute-puissance de l'absolu (en psychanalyse ce renoncement a nom : la "castration symbolique").
Cette parole, précisément, dit : " La loi est la même pour tous, y compris pour moi-même! ".Autrement dit : "je porte témoignage, par ma parole, qu'une loi commune existe dont je ne puis être le créateur, puisqu'elle m'inclut et me transcende ".

Outre les lois de la République, c'est aussi cette loi symbolique avec son prix à payer: le renoncement à la toute-puissance de l'absolu, que l'extrême-droite française conteste depuis tant d'années déjà par l'entremise de son chef charismatique.
Outre les lois de la République, c'est cette loi symbolique qui oeuvre dans le champ culturel et social que l'extrême-droite met à mal dans les villes où elle a pris le pouvoir.

Simone Molina. Nov 1995 - Février 1996

Notes

1)Il me faut dire ici que la tenue même de ce colloque s'est heurtée à de nombreuses difficultés, la Mairie de Carpentras étant revenue sur son accord de nous prêter la salle polyvalente, il nous fallut en louer une au débotté et à moindre frais à Carpentras-Serre, grâce à la solidarité- que ce projet entraîna dans l'opinion.
1bis )C'est dans ce contexte que le journal "Libération" le 15 Mai 1990,après la manifestation qui eut lieu à Paris, titrait par ce simple mot: "le Sursaut".
1ter) Mais l'on sait que les électeurs du FN ne sont pas que des personnes en grande difficulté sociale.
2) Il semble que le tribun vendéen vient de se réveiller à Carpentras -encore ! - lors d'une conférence organisée .. .sur le SIDA! et prônant la dangerosité du préservatif. Des tracts ont été distribués à la sortie des écoles pour appeler à une réunion et un film vidéo "anti-IVG" a été projeté aux élèves de l'école" les Chênes" ." Le Sursaut", organisation née du refus de voir Le Pen parader à Carpentras, a dénoncé cette manœuvre.

3) Le recours aux chiffres et aux sondages n'a rien à voir avec la recherche scientifique, mais l'on entend couramment: "c'est prouvé scientifiquement "sous prétexte que l'on appuie une argumentation sur une statistique!. Les théoriciens de l'extrême-droite savent aussi manipuler les chiffres! Ils ne sont, hélas, pas les seuls à s'en servir comme s'il s'agissait d'une science et non d'une technique.
4) Akram Ellyas, journaliste, dans un article du Monde Diplomatique de Février 96 écrit, à propos de ce qu'il nomme " Le repli communautaire à Sarcelles", ville sur laquelle il a enquêté, et qui voit se côtoyer "des habitants d'origine maghrébine, africaine, antillaise ou encore de confession juive ou musulmane":
Le temps des potes est terminé. Les jeunes ne jurent plus que" par la communauté" ou" la religion " et ne croient plus au métissage" . (..)
"La ville devient un territoire que l'on doit garder" pour les siens " en affrontant, même violemment, les autres, suspectés de vouloir s'étendre à tout prix.

Le F.N pourrait bel et bien être le premier bénéficiaire de cette situation. (...) La nouveauté est que ses militants, "ces croisés de la préférence nationale savent utiliser au mieux les tensions communautaires en faisant des Maghrébins des interlocuteurs privilégiés. Des familles d'origine marocaine ou algérienne avouent sans sourciller avoir l'intention de voter pour le FN afin d'aider" à nettoyer la ville"."
L'auteur de cet article conclut: "Pour les spécialistes qui travaillent sur le terrain, le principal responsable de cette lente dérive vers la violence est l'absence de l'Etat", sur le plan des transports par exemple.

5) Dans le livre récemment paru de Claude Mossé, "Carpentras - la profanation", l'auteur nous donne à entendre combien il y a contradiction entre le fait de se revendiquer "de souche", (comme si être "de souche comtadine" légitimait quoique ce soit du fait de vivre quelque part ! ) et en même temps de fustiger les thèses d'extrême-droite sur la préférence nationale. Ce paradoxe apparaît criant lorsqu'il oppose les "juifs comtadins" (de souche) et les juifs venus d'Afrique du Nord ( supposés être propagandistes des thèses de l'extrême-droite). Il faut savoir que c'est sur ce terreau que ces thèses s'implantent.
(cf. 4) Faut-il le rappeler à M. Mossé?: Nous faisons tous partie d'une minorité, à un titre ou un autre. Il y a toujours une minorité - fut-elle majoritaire en nombre - en réserve d'être constituée comme telle, et comme objet de persécution possible.

6) Le livre récemment paru : "Destins juifs" de Pierre Birnbaum, retrace cette histoire.

7) Il semble que la culpabilité, le sentiment d'une faute trop lourde à porter ait contribué à ce que l'un des profanateurs se dénonce, entraînant l'arrestation des autres membres du groupe. Mais on peut supposer que la disparition du " chef ", à qui serment avait été donné de ne rien dire, ait été un autre élément, et non des moindres, du passage enfin possible à la parole sur cet acte soumis à " malédiction ".


· PRESENTATION GENERALE DE L'ACTION "THEATRE D'IMPROVISATION"
par Hélène Brogniart, directrice de la Maison des Jeunes et de la Culture d'Apt,
· SITUATION DES JEUNES DU CENTRE SOCIAL ET DE LEUR LANGAGE
par Chantal Delmas, administratrice du Centre Social-Maison Bonhomme d'Apt,
· LEUR EVOLUTION PERSONNELLE PAR RAPPORT À L'EXPRESSION THEATRALE
par Christian Luciani, comédien et animateur-théâtre de la Compagnie "la Bande du Roy René"



PRESENTATION GENERALE DE L'ACTION THEATRE D'IMPROVISATIONS


Une réflexion commune sur les pratiques culturelles différentes des jeunes menée par le centre social Maison Bonhomme et la M.J.C. d'Apt nous a amenés à faire un certain nombre de constats:

- le théâtre, activité de la M.J.C. regroupe beaucoup de jeunes entre 12 et 18 ans (garçons et filles). Ces jeunes viennent au départ en faisant une démarche individuelle et acceptent les conditions d'inscription: paiement d'une carte annuelle et d'une cotisation pour l'activité. Ils sont tous lycéens et habitent Apt ou les villages voisins du Pays d'Apt.

- en Juin 93 un groupe de cette activité a créé une représentation, "seuls", sans l'aide de l'animateur; à la même période, un groupe de jeunes du Centre Social montait une pièce dans le cadre d'un stage avec un animateur du quartier. Alors que les jeunes du Centre Social ne font pas la démarche individuelle de s'inscrire à une activité telle que le théâtre, ils se sont mobilisés d'une façon intensive pour produire un spectacle intitulé "le chemin sans espoir" par la troupe les 'Z'Oeils au beurre noir". Le sens exprimé dans les deux représentations était le même: le rejet, la maladie, le sida, la drogue, la mort pas d'espoir et peur de l'avenir.

- les équipes éducatives du Centre Social et de la M.J.C. étaient décidées alors à trouver une forme théâtrale légère techniquement qui mette ces jeunes en relation, car même si leurs pratiques culturelles sont différentes, leurs problèmes, leurs angoisses, leur isolement, leur exclusion sont ressentis de la même façon.

Nous avons alors pensé au théâtre d'improvisation s'inspirant des matches d'impros dont l'origine est canadienne et qui fonctionne sur un mode sportif (le hockey sur glace).
Le principe est le tirage au sort d'un thème, quelques minutes de réflexion sont accordées aux équipes qui concourent et qui expriment leur trouvailles en un temps limité à 5 ou 10 minutes. Puis le public est invité à voter à l'aide de panneaux de couleur correspondant aux tee-shirts de couleur portés par les acteurs.

Dans ce même temps, nous étions sollicités par une association de prévention l'A.P.I.S.T (association pour la prévention et l'information sur le sida et les toxicomanies en Vaucluse) qui souhaitait présenter un travail de chanson rap, réalisé par des jeunes d'un quartier d'Avignon, parlant de la prévention contre le sida.

Nous avons choisi ce concours de circonstances pour réunir les jeunes de la M.J.C. et du centre social afin de leur présenter cette cassette et nous leur avons proposé une première rencontre de théâtre d'improvisation dont le thème tout choisi était le sida.

L'enthousiasme des jeunes nous a convaincu que ce moyen d'expression et de rencontre leur convenait, nous avons donc structuré cette manifestation dans le temps et cherché des financements pour la poursuivre.

L'association APIST a demandé une subvention au Conseil Général pour nous soutenir ainsi que le C.C.P.D. d'Apt (conseil communal et de prévention de la délinquance).

Nous avons alors programmé une rencontre mensuelle dénommée "entraînements", et des représentations publiques intégrées à des manifestations culturelles locales:

- une fête du livre en avril (thèmes 95: inventions et humour,96: rythmes et rimes),
- la journée du sida du premier décembre,
- une représentation en plein air, fin juin, sur une place centrale d'Apt.

Pour les représentation publiques, nous sortons le grand jeu: tee-shirts, musique ou vidéo (journée du sida), panneaux de couleur pour le vote du public, affichage des scores, 1'arbitre et son sifflet.

Pour les entraînements, nous tenons à garder un aspect informel, spontané, ouvert, libre et convivial ; nous partageons des pizzas à la fin de chaque rencontre mensuelle et buvons du coca-cola. Avec l'A.P.I.S.T dont un représentant ou deux sont présents chaque fois, nous avons également improvisé pour trouver une forme d'expression et d'échange avec les jeunes afin de ménager un temps de parole. Le temps de discussion s'est avéré intéressant car les jeunes peuvent alors comprendre la difficulté entre ce que l'on veut exprimer et ce qui est compris ; nous avons également mesuré leur bon niveau d'information sur le sida et leur souhait d'être porteurs de messages de santé et donc de dépasser la simple expression pour vouloir dire des choses et devenir acteur de prévention.

Ces entraînements sont un laboratoire qui nous permet de repérer quelques signes sur l'évolution des groupes, les évolutions personnelles et l'évolution de leur expression. Mais le signe le plus important pour nous est celui du plaisir que nous avons, jeunes et adultes à partager ensemble ce moment. Je n'en citerai que quelques uns avant de laisser la parole à Chantal et à Christian qui approfondiront ces aspects:

- mélange des jeunes du centre social et de la M.J.C dans les équipes au bout de quelques séances,

- équipe de filles maghrébines qui nous ont rejoint,

- constitution d'équipes mixtes (garçons et filles),

- pas de compétition mais une relation d'entraide et de soutien entre les équipes,

- au moment de la collation beaucoup d'échanges entre les jeunes et les adultes, un rituel s'est instauré où chacun a sa place (en général les garçons du centre social passent derrière le bar et servent). Le ménage et le rangement sont également pris en charge collectivement,

- des jeunes ne participant pas aux activités de la M.J.C. et du centre social commencent également à venir participer spontanément et s'intègrent facilement.

Pour conclure:

Nous sommes conscients que beaucoup de choses nous échappent, que nous n'avons pas de théories à tirer de cette expérience d'animation de jeunes.

Mais nous sommes convaincus que ce moment est important, car depuis 2 ans, nous avons organisé 18 entraînements, 5 manifestations publiques et nous constatons un nombre croissant de jeunes qui viennent librement participer, l'information se fait spontanément entre les jeunes (pas besoin d'un budget communication important) et surtout, nous ressentons un grand moment de bien-être partagé et personnellement je ressens toujours un émerveillement à constater leur:

Imagination,
Humour,
Aisance à parler du sexe, et des relations interpersonnelles
Bon niveau de culture politique,
Bonne information sur les problèmes de santé.

Helène BROGNIARD


PRESENTATION DU GROUPE DE JEUNES DU CENTRE SOCIAL -MAISON BONHOMME-

Ces jeunes vivent dans des quartiers d'HLM de la ville d'Apt qui ont une image un peu dévalorisée. Là, se retrouvent des familles assez nombreuses, d'origine soit maghrébine, soit espagnole, soit italienne, et des familles monoparentales à très petit budget.
Le noyau principal de ce groupe est constitué de jeunes des quartiers St Joseph et St Antoine qui avaient vu leurs aînés réaliser une expérience théâtrale avec l'aide d'un animateur issu du quartier. Désirant créer une "pièce", le choix du nom de la troupe " les z'oeils au beurre noir" et d'un thème la vie en quelques tableaux du héros, Momo, subissant des rejets successifs : l'école, l'ANPE, le café, le squat pour terminer sa vie drogué et sidéen, donnaient une idée de leur mal vivre.

Aussi quand la MJC a proposé cette forme de théâtre d'improvisation, avec l'animatrice du centre social s'est constituée une équipe désireuse de montrer ce qu'elle savait faire. A ce noyau initial se sont très vite ajoutés des jeunes du centre ville et d'un autre quartier HLM, Le Paou. au total une bonne quinzaine de participants réguliers auxquels s'ajoutaient cinq ou six autres occasionnellement. Les filles sont majoritaires.

Le langage employé dans ces quartiers tourne d'abord autour de quelques expressions devenues célèbres maintenant: bonjour, enculé - va niquer ta mère etc.... car on se parle en s'agressant, en s'envoyant quelques injures à la figure. Comment avec ce parler quotidien allait se dérouler cette expérience théâtrale?

Autre question, la distinction entre les rôles des hommes et des femmes est très stéréotypée, avec des places et des tâches définies, la mixité est mal vue par certains parents. Comment se passerait donc la mise en équipes d'impro?

L'appartenance un certain groupe qui se distingue en restant lové sur lui-même (peu de mélanges dans la cour du collège par exemple...), allait-il être un frein et empêcher une expression plus universelle?
Parmi ces jeunes, certains n'ont pas un bon parcours scolaire mais quelques uns suivent bien avec seulement des problèmes de discipline qui se manifestent souvent.

Dans les premières rencontres, les jeunes de ce groupe a d'abord fait passer quelques éléments de leur vie quotidienne et s'est centré sur des personnages connus ainsi que des comportements habituels pour eux : l'autorité paternelle, le repas autour du couscous, la mère nourricière etc... quels que soient les thèmes abordés. Par contre lorsqu'il s'est agi du sida, de la drogue et de ses effets, ils avaient une bonne information même sur le plan scientifique.

Peu à peu qu'a-t-on pu observer?

Le langage s'est modifié avec des manières de s'exprimer comportant toujours une bonne dose d'ironie, de moquerie de soi. Le vocabulaire qui malgré les apparences, est riche, est sorti au bon moment. Les connaissances sur des sujets fort divers montrent qu'ils ont assimilé des savoirs présentés soit en classe, soit à la télévision ; l'observation de tous les jours, les discussions entre eux ou avec des adultes ont laissé des traces très intéressantes.

Peu à peu les équipes se sont modifiées, sont devenues mixtes à l'intérieur de leur groupe et se sont mélangées aux jeunes de l'atelier M.J.C. L'espèce de pression qui jouait pour qu'ils se retrouvent toujours entre eux, et en reproduisant les clivages géographiques, garçons/filles, copains, etc... s'est estompée.

Par ailleurs, sur le plan individuel, des modifications se remarquent dans le sens d'une reconnaissance par chacun d'entre eux de sa valeur individuelle. L'un d'entre eux, par exemple, après avoir créé en improvisation de la poésie, a accepté, d'aller seul, redire ses créations dans le cadre d'un café théâtre d'une autre ville.
Certains effets de cette autonomisation se sont surtout révélés lors d'un voyage d'une semaine pendant les vacances de printemps 96, où une quinzaine d'entre eux sont allés découvrir les volcans d'Auvergne et le futuroscope à Poitiers. Certaines filles se sont libérées pour pouvoir parler avec leurs animatrices et les autres membres du groupe de ce qui leur tenait à coeur, sans se censurer.
Les échanges avec les jeunes de la MJC se sont vite concrétisés en dehors des temps d'entraînement ou de rencontres d'impro : dans la cour du collège, dans la ville... des camaraderies sont nées. Ce n'est peut-être pas encore suffisant pour un désenclavement car les familles tiennent à ce que les jeunes restent sur les quartiers, pas trop loin d'elles. Mais la rencontre avec d'autres jeunes a fait tomber des barrières.

Les questions sur la drogue, le sida, la mort qui sont en arrière-plan de leurs préoccupations, trouvent des commencements de réponses par la liberté de parole car il n'y a pas de tabous dans ce travail d'improvisation autres que ceux que chacun se donne. Leur plaisir à mettre en scène des situations où les personnages sont presque réels les amènent maintenant à souhaiter présenter à d'autres jeunes ce qu'ils sont capables de se dire entre eux, ce "eux" englobant les jeunes de l'atelier théâtre qu'ils ne considèrent plus totalement comme des "étrangers". On n'est plus étranger car on a quelque chose à dire ensemble.

Enfin une dernière observation est à souligner. Cette expérience a été l'occasion de rencontrer des adultes en dehors de leur environnement habituel (école, quartier) et de se sentir reconnus. L'accueil de la MJC si chaleureux, si attentif mais aussi exigeant une certaine régularité, une certaine discipline, leur a apporté énormément d'atouts pour se poser, se regarder et repartir avec d'autres orientations.

Chantal DELMAS

EXPRESSION THEATRALE ET EVOLUTION PERSONNELLES


Dans l'expression théâtrale, l'improvisation a une place, pour nous, aussi importante que l'analyse du texte ou la construction du personnage.

Improviser, c'est composer sur le champ et sans préparation, c'est-à-dire créer à mesure, inventer sans préméditation. L'improvisation part du désir naïf d'inventer à chaque fois à partir de rien.
En fait, l'improvisation naît de l'imaginaire de l'acteur dans son propre milieu, à travers ses propres expériences et s'exprime dans la plénitude de son langage sans contrainte, ni censure extérieure.
Le match d'impro, lui, prend sa valeur dans le langage dramatique: en tant que spectacle, il est système d'expression, de communication et de signification, de tout ce qui n'obéit pas à la seule manifestation par la parole, le monologue ou le dialogue.
Le langage dramatique est alors offert au spectateur actif qui le décrypte.

L'improvisation, qui n'était qu'un élément de l'expression théâtrale pratiqué au sein de l'atelier théâtre de la MJC, nous paraissait encore plus intéressante au travers des matches d'improvisation (qui n'ont de matches que le nom : il n'y a jamais de vainqueur final et encore moins de récompense) pour favoriser la rencontre de groupes aussi différents que ceux de la MJC et du Centre Social, ainsi que l'évolution personnelle de chacun des participants.
Les spectateurs, dans les premières rencontres, furent totalement déstabilisés par la différence entre le langage des deux groupes: chaque groupe s'engageait dans une identité stéréotypée pour valoriser son langage et remporter la victoire.

La collation, après le spectacle, favorisa l'échange, les barrières tombèrent et au fur et à mesure des 15 rencontres, les langages se sont croisés et enrichis mutuellement. Ils sont à la base de la compré-hension et de la reconnaissance de l'autre groupe.
Sur le plan individuel, en dehors de la reconnaissance, de la valorisation et de la communication maîtrisée qu'apporte la pratique théâtrale, ce qui nous a le plus frappé, c'est le fait que les professeurs du collège et du lycée ont subitement découvert que leurs élèves les plus difficiles - ceux qui ne participent jamais pendant un cours - dans ces matches d'improvisations, démontraient un imaginaire, une expression maîtrisée et une participation au travail en groupe qu'ils n'avaient jamais soupçonné.
Les groupes, à travers le jeu, sont devenus complices et les spectateurs sont à leur tour entrés dans ce plaisir de l'échange: le message fut alors facilement décrypté.

Ce qui a grandement favorisé la richesse de cette expérience, c'est le choix des thèmes proposés à travers des situations le plus ouvertes possible dans leur formulation tout en restant dans un monde qui leur est proche, dans des préoccupations qui sont les leurs.

En conclusion, improvisation et langage dramatique ont abattu l'enfermement dans lequel vivait chacun des groupes, grâce à la reconnaissance et à l'échange véhiculés par le langage et, en corollaire, ont favorisé l'évolution individuelle des membres des deux groupes.

Ces matches d'Impros sont de vraies rencontres.


Christian LUCIANI

Visiter la page de la troupe théatrale "La bande du Roy René"


Dr René PANDELON


INTRODUCTION


Créé il y a six ans, l'Atelier "Marie Laurençin" est un atelier d'arts plastiques offrant aux patients - psychotiques notamment - un lieu de création.

Il se veut un site d'accueil et d'émergence, et pour ce, chaque participant est soutenu dans son travail créateur par une équipe psychothérapique et aidé par des intervenants extérieurs artistes, peintre et plasticien.

Cet atelier n'est qu'un des lieux d'un "Espace Intersectoriel de Création Artistique" avec:

· le Théâtre de l'Autre Scène,
· l'Atelier d'Ecriture "Papiers de Soi",
· et la chorale "Il était une voix"

D'autres ateliers - photographie, danse, costumes, haute couture sont en cours de mise en place.
Tous ces ateliers ont un projet et un fonctionnement semblables:

- Animation par une équipe composée de soignants et de techniciens-artistes, recrutés ex qualité.
- Réalisation d'oeuvres, individuelles ou collectives (oeuvre écrite, peinture, sculpture, pièce de théâtre ou concert...) susceptibles d'être exposées, montrées au public, inscrites dans un circuit d'échanges socio-économiques.
- Accueil de toute personne voulant venir y travailler soignants, public extérieur, patients hospitalisés ou suivis en ambulatoire, mais plus spécifiquement patients psychotiques, au centre de l'élaboration théorique objet de ce travail.

RAPPEL :FORCLUSION, CONSTRUCTION, CREATION

Nous rappellerons brièvement qu'à la suite de Jacques LACAN, nous repérons la Forclusion du Signifiant du Nom du Père comme trouble fondamental dans la Psychose, "trou dans le symbolique" dont nous voulons souligner deux aspects:

* d'une part que par le vide qu'elle crée la forclusion fonctionne comme un "pousse à créer"
"La forclusion du Nom du Pire et de la signification phallique oblige le psychotique soit à délirer, soit à crier une oeuvre"
Jo.Attié (1)

En témoignent tant les "constructions délirantes" que la propension des psychotiques à créer quelque chose: écrits logomachiques ou luxuriants, dessins répétitifs ou explosions colorées, objets en terre, en bois ou en chiffon...


* d'autre part qu'elle place le psychotique hors du discours (et non hors du langage) l'obligeant à inventer une solution pour faire "lien social" (le névrotique y accédant par le discours qu'autorise la structure de l'Oedipe).

Cette notion d'obligation semble antinomique de celle de Création, qui signe une invention "ex-nihilo" du Sujet, mais elle souligne que cette création, comme le discours dont elle peut prendre place, vient de l'Autre.


CREATION, SUBLIMATION, SINTHOME

Quel est le statut de la construction - création chez le psychotique?

Il nous parait à être distingué nettement de celui de la Sublimation chez le névrotique.

En effet chez celui-ci, la Sublimation suppose un temps préalable de passage par l'Oedipe, de reconnaissance de la Castration et d'abandon de la jouissance de la "Chose", pour accéder à la jouissance phallique.

La Sublimation part du manque et le reproduit tout au long de son processus. Elle opère avec du Signifiant (du Symbolique) pour essayer d'accéder à cette jouissance à jamais perdue, mettant à la place du vide l'objet d'art ou le fantasme.

Elle peut toucher à la Création en élevant l'objet d'Art au rang de la "Chose", en faisant résonner chez l'autre, l'écho de la jouissance perdue.

A l'inverse de la Sublimation, la Création chez le psychotique, opère du Réel vers le Symbolique. A partir du trop de jouissance qui l'envahit, le psychotique va tenter en "en projetant des paquets" de faire naître ce vide non advenu, de créer le cadre où se délimite une place qui serait sienne comme Sujet.

Elle n'est pas en première intention un appel à l'Autre, mais plutôt une tentative de se séparer de l'Autre (non barré), de faire un trou dans l'Autre; point réel, vide à partir duquel quelque chose de l'ordre de la Suppléance pourra s'élaborer (le Signifiant du Nom du Père n'étant lui-même qu'un tenant lieu faisant suppléance dans l'Autre "à ce qui manque pour que le sujet y trouve sa place" A. MENARD (4)

Cette fonction de Suppléance de la Création que nous avons développé par ailleurs (cf. (6)) est à situer dans les trois registres:

- Imaginaire : comme "objet" imaginaire ou support d'Identification à un semblable,
- Symbolique : par la logique propre au processus de création, en tissant des rapports formels entre les signifiants (S2 S3) pouvant constituer un "tenant lieu" de Symbolique.
- Réel: Et c'est là que nous situons spécifiquement l'intérêt de la Création, en tant qu'elle est susceptible de faire lien social pour le tableau, l'objet d'Art (ou appel à lien social pour toute production pour peu qu'elle soit authentifiée 'au champ de l'Autre). Et ce en (ré) inscrivant le psychotique dans un bain de langage (paroles, commentaires voire études sur l'oeuvre) et dans un circuit d'échanges.
Mais pour ce faire, pour que la construction devienne création - et si toute création est une construction, toute construction n'est pas création , elle nécessite d'une part quelque chose de l'ordre de l'invention "ex-nihilo" et d'autre part une authentification.

C'est dans cet accès de la construction au statut de création que va se poser pour nous la question du Style.

Pour Alain, cette accession au "Style" va bouleverser son existence.

Agé de 47 ans, schizophrène, longtemps hospitalisé à plein temps, il a toujours peint (ou eu envie de peindre). Activité épinglée lors de sa première hospitalisation comme symptôme délirant "A son entrée, voulait faire de la peinture, fermement décidé à réaliser des tableaux... Cette préoccupation s'estompe et il la critique comme faisant partie d'une période où il n'était pas bien".

Il persiste cependant dans cette volonté, et quelques années plus tard, toujours hospitalisé, il est, dit-on, "capable, de reproduire des cartes postales e: des animaux à partir de photos couleur, en gardant le même format".

Conduite stéréotypée, répétitive semblable à d'autres symptômes paralysant son existence.

A l'Atelier, stimulé par l'artiste peintre, soutenu dans ces accès d'angoisse par l'équipe thérapeutique, il s'immerge dans son travail et sa peinture évolue éclate, avec l'utilisation de grands formats, en "des toiles profondes hautes en couleur et riches en pâte", "entre expressionnisme abstraite! abstraction lyrique".

Son état psychique s'améliore; sa vie se transforme à partir de l'accès à un Style que signe l'identification de ses peintures par un public de connaisseurs lors des premières expositions "C'est un Alain..." et le vol de deux de ses toiles qu'il vivra comme une consécration.


STYLE ET SUPPLEANCE

Qu'est-ce que le Style?

Avoir du style dit-on, c'est s'affirmer comme un être d'exception, manifester sa différence, livrer un message singulier qui n'a jamais été dit, dans un langage étranger à toute langue, par la vérité d'un sensible à nul autre pareil.

(Définition à rapprocher de celle de l'Art Brut qui trouble, bouleverse, met sans dessus dessous les repères établis, dont les auteurs "tirent tout de leur propre fonds").

Mais cela (avoir du Style, un Style) nécessite une rencontre avec l'autre et une authentification au champ de l'Autre, car le Style se mesure à l'expressivité de l'oeuvre, à ce surcroît de sens qui sollicite l'expérience vive du récepteur ("faisant écho chez lui à la jouissance perdu e...").

Avoir du Style, ce n'est plus l'auteur qui parle à la première personne, c'est l'oeuvre qui parle, c'est elle qui porte témoignage, le créateur n'étant rien d'autre que le fils de ses oeuvres.

Le psychotique est lui-même dans son oeuvre, dans son résultat comme dans sa mise en forme. Dans ce processus d'être dans l'oeuvre, il essaie de rétablir de "l'Un", de laisser une empreinte, une marque, ayant valeur d'acte "d'instauration du sujet comme tel"
(cf. J.OURY (5)).

Mais c'est par le Style qu'il pourra atteindre à cette "individuation", à cette nomination, son oeuvre opérant comme tenant lieu de Sl.

Le Style n'a une fonction individuante que parce que c'est un individu qui le crée. il est issu des profondeurs du corps. Il est la trace d'un geste, mais il en est aussi la maîtrise, et si naturel qu'il soit il se conquiert.


Reflet nu du créateur, signature de l'oeuvre, il est un tenant lieu de "trait unaire", marque d'une différence pure, ébauche d'une Identification Symbolique.

Viviane, a elle aussi toujours peint, vécu en rapport avec la peinture.

Toute jeune, elle a été l'amie d'une artiste, le modèle et la maîtresse d'un peintre.

C'est lui "qui lui a appris l'orange", et dans son délire les couleurs vivent et s'entrechoquent : " le jaune - l'amour altruiste et la morale triste - ; l'orange de sa jeunesse et du bonheur; le rouge de la vie et des menstrues ; le bleu de l'apaisement, le rose, et le noir".

Elle peint "n'utilisant qu'un espace réduit de la feuille, sans rincer son pinceau - d'où un amalgame de couleurs uniformes - et en projetant d'épaisses couches de peinture".

A l'Atelier, sa peinture va rapidement s'éclairer, s'affirmer, envahir son existence:

- "Je suis tout le temps prise par la peinture, je n'ai pas le temps d'être amoureuse",

puis la faire ex-sister

- "le plus important, c'est mes tableaux"
- "Maintenant, je peins comme un peintre italien. On ne peut plus me faire revenir en arrière parce que maintenant je suis un peintre"
- "le tableau c'est moi qui le fait mais ce n'est pas moi que je dessine"

pour lui permettre enfin d'affirmer un jour "Je me signe", en choisissant et nommant quelques unes de ses oeuvres en vue d'une exposition prochaine.

Le Style est donc individuel:
ce n'est pas la langue, ou la syntaxe, ni même le discours, c'est l'accent.
Mais si sa vérité est d'être singulier, cette singularité suppose son accession à l'absolu de la Valeur, à l'Universel.
Pour qu'il y ait création il faut, nous l'avons dit, invention "ex nihilo" mais aussi reconnaissance, écho chez l'autre de la jouissance perdue, de la "Chose" dans son universalité.

"Le style c'est l'homme... à qui l'on s'adresse" dit LACAN (2), soulignant que comme dans le langage notre message nous vient de l'Autre sous une forme inversée.

Et si le Style, à partir duquel l'oeuvre s'ouvre à l'échange, part de cette oeuvre et de son auteur, il lui revient de l'Autre dans une marque d'attestation, de reconnaissance.

Rien ne semblait destiner à la peinture, Jacques, gitan de 60 ans, schizophrène silencieux et enfermé dans son délire autistique.

Et pourtant, à partir d'une venue à l'Atelier par soumission passive et par ennui, il va développer rapidement un sens esthétique étonnant tant en peinture qu'en modelage.

Ses oeuvres, série de visages identiques mais différents, personnages du quotidien ou fantastiques, composition mystérieuse intriguent, émeuvent, interrogent.

Jacques a acquis un style, signature d'une oeuvre née et développée à partir d'une reconnaissance précoce: Style ancrée dans son corps et sa personnalité et dont les oeuvres paraissent "homéomorphiques" (J. OURY )5)) mais s'individualisant d'être reconnu par les autres et authentifié par son inclusion dans un droit d'Echange (de paroles, d'argent d'émotions)

C'est en effet là que nous situons la place, le Rôle du thérapeute.

La Sublimation est interne à la pensée, elle ne nécessite pas la présence ou l'accord de l'autre. Elle ne suppose pas le Style.

La Création, elle l'exige.

D'où l'accent mis à l'Atelier sur tout ce qui peut favoriser l'émerge du Style de chacun: stimulation, critique, aide technique, soutien, découverte de matériaux nouveaux, etc...


Elle demande l'existence d'un tiers mis en position de grand Autre, d'adresse possible pouvant attester du Réel de cette Création. Non pas d'y donner du sens mais seulement d'en prendre acte et de l'Authentifier.

CONCLUSION


Que le Psychotique soit poussé à créer, c'est ce que nous montre à l'évidence notre pratique quotidienne avec eux.


Nécessité vitale pour lui s'articulant à la forclusion du Signifiant du Nom du Père et à l'échec de la métaphore paternelle.


Cet Acte créateur est susceptible d'entraîner une stabilisation de la psychose, ou d'éviter son déclenchement, en faisant barrage à la jouissance mortifère de la "Chose" et en tentant de se séparer de l'Autre.


Mais surtout la Création est susceptible de faire suppléance dans le Réel, de faire lien social et de réintégrer le psychotique dans un bain de langage et un circuit d'échange.


Mais cela suppose du Style, Style procédant du créateur et de l'Autre, d'une rencontre entre "deux", l'auteur et le public (ou un thérapeute).


Et là, se situe, dans un Atelier de Création Artistique accueillant des psychotiques, la place du thérapeute: celle de "l'homme à qui on s'adresse" capable d'attester du réel de cette Création, capable d'être le témoin de sa singularité et de sa valeur d'universalité.


Dr René PANDELON

BIBLIOGRAPHIE


I -ATIE Jo (1991) Trait pervers et sublimation In "Une touche de réel"
NICE 2 éditions ; Collection lointain intérieur, pp59-67

2- LACAN J. (1966) Ecrits
PARIS, Seuil

3 - MATHIS P. (1981) Le Corps et l'Ecrit
Aubier Montaigne

4 - MENARD A. (1992) Psychose et Création
In "Orée", Edition VII de chiffre, MONTFAVET

5 - OTJRY J. (1989) Création et Schizophrénie
Gaulée, PARIS

6 - PANDELON R. (1992) Psychose et Création Plastique
Mémoire de D.E.A. de Psychopathologie Clinique
Université de Provence, AIX-MARSEILLE


Partenariat avec la CIMADE - Vaucluse, et la Galerie " Annie Lagier " de Isle-sur-Sorgue:
Exposition de collages de Antoine Graziani
la Librairie " Bouillon de Culture " proposera un choix d'ouvrages consacrés au thème du Colloque
Le Point de Capiton remercie le Centre Hospitalier de Montfavet pour son accueil.

Avec la participation de:

Francine Beddock: Psychanalyste, Universitaire(Nantes)
Françoise Bloch : Sociologue CNRS (Lyon)
Hélène Brogniart: Directrice de la MJC d'Apt
Odile Chabre: Infirmière en Psychiatrie Atelier d'écriture "Papiers de Soi "CH -Montfavet
Chantal Delmas :Administratrice Centre Social "Maison Bonhomme" -Apt
Carole Henzinski - Dostert: Psychanalyste Membre du C.A. du " Point de Capiton "; Avignon
Pierre Hely: Comédien, Infirmier en Psychiatrie: dirige le "Théâtre de l'Autre Scène" Montfavet
Omar Lekloum : Cinéaste -Paris
Christian Lucciani: Comédien et Animateur de Théâtre "La bande du Roy René"
Véronique de Mesmay - Thepot: Médecin Alcoologue CAP 14 de Paris et Vice-Présidente de l'ACERMA
Simone Molina : Psychanalyste- Présidente du " Point de Capiton " Avignon
Gérard Mosnier: Directeur du Centre Hospitalier de Montfavet
René Pandelon : Psychiatre - Psychanalyste- CH Montfavet
Yves Ronchi : Sociologue -CERFISE de Marseille
Marie-Thérese Santini : Psychanalyste - ACF Avignon

(Certains intervenants ne nous ont pas fait parvenir leurs textes, ou n'ont pas souhaité les voir publiés)


Le C.A :M. Bellet, B. Demeure, L De Mesmay, C. Henzinski, A. Lagier, E. Miquel-Garcia,S. Molina, E .Thibault.

©1996 Le Point de Capiton