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                      Le discours d'Imre 
                        Kertész 
                      © LA FONDATION NOBEL 
                        2002 Les journaux ont l'autorisation générale 
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                        le 7 décembre 2002 17h30 heure de Stockholm. L'autorisation 
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                      Eurêka ! 
                       
                        Avant toute chose, je dois vous faire un aveu, un aveu 
                        peut-être étrange mais sincère. Depuis 
                        que je suis monté dans l'avion pour venir ici, 
                        à Stockholm, recevoir le prix Nobel qui m'a été 
                        décerné cette année, je sens dans 
                        mon dos le regard scrutateur d'un observateur impassible 
                        ; et en cet instant solennel qui me place au centre de 
                        l'attention générale, je m'identifie plutôt 
                        à ce témoin imperturbable qu'à l'écrivain 
                        soudain révélé au monde entier. Et 
                        j'espère seulement que le discours que je vais 
                        prononcer pour cette occasion m'aidera à mettre 
                        fin à cette dualité, à réunir 
                        ces deux personnes qui vivent en moi. 
                        Pour l'instant, moi-même, je ne comprends pas assez 
                        clairement l'aporie que je sens entre cette haute distinction 
                        et mon uvre, ou plutôt ma vie. J'ai peut-être 
                        vécu trop longtemps dans des dictatures, dans un 
                        environnement intellectuel hostile et désespérément 
                        étranger, pour pouvoir prendre conscience de mon 
                        éventuelle valeur littéraire : la question 
                        ne valait tout simplement pas la peine d'être posée. 
                        De surcroît, on me faisait comprendre de toutes 
                        parts que le " sujet " qui occupait mes pensées, 
                        qui m'habitait, était dépassé et 
                        inintéressant. Voilà pourquoi(,) j'ai toujours 
                        considéré l'écriture comme une affaire 
                        strictement privée, ce qui rejoignait d'ailleurs 
                        mes plus intimes convictions. 
                        Dire qu'il s'agit d'une affaire privée n'exclut 
                        nullement le sérieux, même si ce dernier 
                        semblait quelque peu ridicule dans un monde où 
                        seul le mensonge était pris au sérieux. 
                        Or, l'axiome philosophique définissait le monde 
                        comme réalité existant indépendamment 
                        de nous. Mais moi, en 1955, par un beau jour de printemps, 
                        j'ai compris d'un coup qu'il n'existait qu'une seule réalité, 
                        et que cette réalité, c'était moi, 
                        ma vie, ce cadeau fragile et d'une durée incertaine 
                        que des puissances étrangères et inconnues 
                        s'étaient approprié, avaient nationalisé, 
                        déterminé et scellé, et j'ai su que 
                        je devais la reprendre à ce monstrueux Moloch qu'on 
                        appelle l'histoire, car elle n'appartenait qu'à 
                        moi et je devais en disposer en tant que telle. 
                        En tout cas, cela m'opposait radicalement à tout 
                        ce qui m'entourait, à cette réalité 
                        qui n'était peut-être pas objective, mais 
                        certainement indéniable. Je parle de la Hongrie 
                        communiste, du socialisme qui promettait un avenir radieux. 
                        Si le monde est une réalité objective qui 
                        existe indépendamment de nous, alors l'individu 
                        n'est qu'un objet - y compris pour lui-même, et 
                        l'histoire de sa vie n'est qu'une suite incohérente 
                        de hasards historiques qu'il peut certes contempler, mais 
                        qui ne le concernent pas. Il ne lui sert à rien 
                        de les ordonner en un ensemble cohérent, car son 
                        moi subjectif ne saurait assumer la responsabilité 
                        des éléments trop objectifs qui pourraient 
                        s'y trouver. 
                        Un an plus tard, en 1956, a éclaté la révolution 
                        hongroise. Pour un seul et bref instant, le pays est devenu 
                        subjectif. Mais les chars soviétiques ont bien 
                        vite rétabli l'objectivité. 
                        S'il vous semble que je fais de l'ironie, alors pensez, 
                        je vous prie, à ce que sont devenus la langue et 
                        les mots au cours du 20e siècle. Selon moi, il 
                        est vraisemblable que la plus importante, la plus bouleversante 
                        découverte des écrivains de notre temps 
                        est que la langue, telle que nous l'avons héritée 
                        d'une culture ancienne, est tout simplement incapable 
                        de représenter les processus réels, les 
                        concepts autrefois simples. Pensez à Kafka, pensez 
                        à Orwell qui ont vu la langue ancienne fondre dans 
                        leurs mains, comme s'ils l'avaient mise au feu pour ensuite 
                        en montrer les cendres où apparaissaient des images 
                        nouvelles et jusqu'alors inconnues. 
                        Mais je voudrais revenir à mon affaire strictement 
                        personnelle, c'est-à-dire à l'écriture. 
                        Il y a là quelques questions que tout homme dans 
                        ma situation ne se pose même pas. Jean-Paul Sartre, 
                        par exemple, a consacré tout un opuscule à 
                        la question de savoir pour qui on écrit. La question 
                        est intéressante, mais elle peut également 
                        être dangereuse et je suis en tout cas reconnaissant 
                        à la vie de n'avoir jamais eu à y réfléchir. 
                        Voyons en quoi consiste le danger. Par exemple, si on 
                        vise une classe sociale qu'on voudrait non seulement divertir 
                        mais aussi influencer, il faut avant tout prendre en considération 
                        son propre style et se demander s'il est adapté 
                        à l'objectif qu'on s'est fixé. L'écrivain 
                        est bientôt assailli de doutes : le problème 
                        est qu'il est dès lors occupé à s'observer 
                        lui-même. De plus, comment pourrait-il savoir quelles 
                        sont les vraies attentes de son public, ce qui lui plaît 
                        vraiment ? Il ne peut tout de même pas interroger 
                        chaque individu. D'ailleurs, cela ne servirait à 
                        rien. En définitive, son seul point de départ 
                        possible est l'idée qu'il a lui-même de son 
                        public, les exigences que lui-même lui attribue, 
                        l'effet qu'aura sur lui-même l'influence qu'il souhaite 
                        exercer. Pour qui donc l'écrivain écrit-il 
                        ? La réponse est évidente : pour lui-même. 
                        Moi au moins, je peux dire que j'étais arrivé 
                        à cette réponse sans aucun détour. 
                        Il est vrai que mon cas était plus simple : je 
                        n'avais pas de public et ne voulais influencer personne. 
                        Je n'avais pas de but précis quand j'ai commencé 
                        à écrire et ce que j'écrivais ne 
                        s'adressait à personne. Si mon écriture 
                        n'avait pas d'objectif clairement exprimable, elle consistait 
                        néanmoins à garder une fidélité 
                        formelle et linguistique à mon sujet, rien d'autre. 
                        Il importait de le préciser à cette époque 
                        ridicule mais triste où la littérature dite 
                        engagée était dirigée par l'Etat. 
                        Il m'aurait en revanche été plus difficile 
                        de répondre à la question, posée 
                        à juste titre et non sans un certain scepticisme, 
                        de savoir pourquoi on écrit. A nouveau, j'ai eu 
                        de la chance, car je n'ai jamais eu l'occasion de trancher 
                        cette question. J'ai d'ailleurs relaté fidèlement 
                        cet événement dans mon roman intitulé 
                        Le refus. Je me trouvais dans le couloir désert 
                        d'un immeuble administratif et j'entendais des pas résonner 
                        dans un couloir perpendiculaire, c'est tout. J'ai été 
                        pris d'une sorte d'agitation particulière, les 
                        pas venaient dans ma direction, c'étaient ceux 
                        d'une seule personne que je ne voyais pas, et brusquement, 
                        j'ai eu l'impression d'en entendre marcher des centaines 
                        de milliers, une véritable colonne dont les pas 
                        retentissaient et alors j'ai saisi la force d'attraction 
                        de ce défilé, de ces pas. Là, dans 
                        ce couloir, j'ai compris en une seule seconde l'ivresse 
                        de l'abandon de soi, le plaisir vertigineux de se fondre 
                        dans la masse, ce que Nietzsche - dans un autre contexte, 
                        certes, mais avec pertinence - nomme l'extase dionysiaque. 
                        Une force quasi physique me poussait et m'attirait dans 
                        les rangs, je sentais que je devais m'appuyer et m'aplatir 
                        contre le mur, pour ne pas céder à cette 
                        attraction. 
                        Je rends compte de cet instant intense comme je l'ai vécu 
                        ; la source d'où il avait jailli telle une vision 
                        semblait se trouver en dehors de moi et non en moi-même. 
                        Tout artiste connaît de tels instants. Autrefois, 
                        on les s'appelait des inspirations soudaines. Mais je 
                        ne mettrais pas ce que j'ai vécu au nombre des 
                        expériences artistiques. Je parlerais plutôt 
                        d'une prise de conscience existentielle, laquelle ne m'a 
                        pas donné la maîtrise de mon art, car j'ai 
                        dû encore longtemps en chercher les outils, mais 
                        celle de ma vie, alors que je l'avais presque perdue. 
                        Il y était question de la solitude, d'une vie plus 
                        difficile, de ce dont j'ai parlé au début 
                        : il s'agissait de sortir du cortège enivrant, 
                        de l'histoire qui dépouille l'homme de sa personnalité 
                        et de son destin. J'avais constaté avec effroi 
                        que dix ans après être revenu des camps nazis 
                        et avec pour ainsi dire un pied dans la fascination de 
                        la terreur stalinienne, il ne me restait plus de tout 
                        cela qu'une vague impression et quelques anecdotes. Comme 
                        si c'était arrivé à quelqu'un d'autre. 
                        Il est évident que ces instants visionnaires ont 
                        une longue histoire que Sigmund Freud déduirait 
                        peut-être du refoulement de quelque traumatisme. 
                        Qui sait, peut-être aurait-il raison. Or moi aussi, 
                        je penche plutôt pour la rationalité et suis 
                        loin de tout mysticisme ou enthousiasme : quand je parle 
                        de vision, j'entends une réalité qui a pris 
                        la forme du surnaturel - à savoir la révélation 
                        soudaine, on pourrait dire révolutionnaire, d'une 
                        idée qui mûrissait en moi, une chose qu'exprime 
                        l'antique exclamation " eurêka ! ". " 
                        J'ai trouvé ! " Certes, mais quoi ? 
                        J'ai dit un jour que pour moi, ce qu'on appelle le socialisme 
                        avait la même signification qu'eut pour Marcel Proust 
                        la madeleine qui, trempée dans le thé, avait 
                        ressuscité en lui les saveurs du temps passé. 
                        Après la défaite de la révolution 
                        de 1956, j'ai décidé, essentiellement pour 
                        des raisons linguistiques, de rester en Hongrie. Ainsi 
                        j'ai pu observer, non plus en tant qu'enfant, mais avec 
                        ma tête d'adulte, le fonctionnement d'une dictature. 
                        J'ai vu comment un peuple est amené à nier 
                        ses idéaux, j'ai vu les débuts de l'adaptation, 
                        les gestes prudents, j'ai compris que l'espoir était 
                        un instrument du mal et que l'impératif catégorique 
                        de Kant, l'éthique, n'étaient que les valets 
                        dociles de la subsistance. 
                        Peut-on imaginer liberté plus grande que celle 
                        dont jouit un écrivain dans une dictature relativement 
                        limitée, pour ainsi dire fatiguée voire 
                        décadente ? Dans les années soixante, la 
                        dictature hongroise était arrivée à 
                        un point de consolidation qu'on peut appeler consensus 
                        social et auquel le monde occidental donnerait plus tard, 
                        avec condescendance, le petit nom de " communisme 
                        de goulache " : après l'animosité du 
                        début, le communisme hongrois était devenu 
                        d'un coup le communisme préféré de 
                        l'Occident. Dans le bourbier de ce consensus, il ne restait 
                        qu'une alternative : ou bien renoncer définitivement 
                        au combat, ou bien chercher les chemins tortueux de la 
                        liberté intérieure. Un écrivain n'a 
                        pas de grands besoins, un crayon et du papier suffisent 
                        à l'exercice de son art. Le dégoût 
                        et la dépression avec lesquels je me réveillais 
                        chaque matin m'introduisaient vite dans le monde que je 
                        voulais décrire. Je me suis rendu compte que je 
                        décrivais un homme broyé par la logique 
                        d'un totalitarisme en vivant moi-même dans un autre 
                        totalitarisme, et cela a sans aucun doute fait de la langue 
                        de mon roman un moyen de communication suggestif. Si j'évalue 
                        en toute sincérité ma situation à 
                        cette époque-là, je ne sais pas si en Occident, 
                        dans une société libre, j'aurais été 
                        capable d'écrire le même roman que celui 
                        qui est connu aujourd'hui sous le titre d'Etre sans destin 
                        et qui a obtenu la plus haute distinction de l'Académie 
                        Suédoise. 
                        Non, car j'aurais certainement eu d'autres préoccupations. 
                        Je n'aurais certes pas renoncé à chercher 
                        la vérité, mais c'eût été 
                        peut-être une autre vérité. Dans le 
                        marché libre des livres et des esprits, je me serais 
                        peut-être efforcé de trouver une forme romanesque 
                        plus brillante : j'aurais pu, par exemple, fragmenter 
                        la narration pour ne raconter que les moments frappants. 
                        Sauf que dans les camps de concentration, mon héros 
                        ne vit pas son propre temps, puisqu'il est dépossédé 
                        de son temps, de sa langue, de sa personnalité. 
                        Il n'a pas de mémoire, il est dans l'instant. Si 
                        bien que le pauvre doit dépérir dans le 
                        piège morne de la linéarité et ne 
                        peut se libérer des détails pénibles. 
                        Au lieu d'une succession spectaculaire de grands moments 
                        tragiques, il doit vivre le tout, ce qui est pesant et 
                        offre peu de variété, comme la vie. 
                        Mais cela m'a permis de tirer des enseignements étonnants. 
                        La linéarité exige que chaque situation 
                        s'accomplisse intégralement. Elle m'a interdit, 
                        par exemple, de sauter élégamment une vingtaine 
                        de minutes pour la seule raison que ces vingt minutes 
                        béaient devant moi tel un gouffre noir, inconnu 
                        et effrayant comme une fosse commune. Je parle de ces 
                        vingt minutes qui se sont écoulées sur le 
                        quai du camp d'extermination de Birkenau avant que les 
                        personnes descendues des wagons ne se retrouvent devant 
                        l'officier qui faisait la sélection. Moi-même, 
                        j'avais un souvenir approximatif de ces vingt minutes, 
                        mais le roman m'interdisait de me fier à mes réminiscences. 
                        Presque tous les témoignages, confessions et souvenirs 
                        de survivants que j'avais lus étaient d'accord 
                        sur le fait que tout s'était déroulé 
                        très vite et dans la plus grande confusion : les 
                        portes des wagons s'ouvraient violemment au milieu des 
                        cris et des aboiements, les hommes étaient séparés 
                        des femmes, dans une cohue démentielle ils se retrouvaient 
                        devant un officier qui leur jetait un rapide coup d'il, 
                        montrait quelque chose en tendant le bras, puis ils se 
                        retrouvaient en tenue de prisonnier. 
                        Moi, j'avais un autre souvenir de ces vingt minutes. En 
                        cherchant des sources authentiques, j'ai commencé 
                        par lire Tadeusz Borowski, ses récits limpides, 
                        d'une cruauté masochiste, dont celui qui s'intitule 
                        " Au gaz, messieurs-dames ! " Ensuite, j'ai 
                        eu entre les mains une série de photos qu'un SS 
                        avait prises sur le quai de Birkenau lors de l'arrivée 
                        des convois et que les soldats américains ont retrouvées 
                        à Dachau, dans l'ancienne caserne des SS. J'ai 
                        été sidéré par ces photos 
                        : beaux visages souriants de femmes, de jeunes hommes 
                        au regard intelligent, pleins de bonne volonté, 
                        prêts à coopérer. Alors j'ai compris 
                        comment et pourquoi ces vingt minutes humiliantes d'inaction 
                        et d'impuissance s'étaient estompées dans 
                        leur mémoire. Et quand en pensant que tout cela 
                        s'était répété jour après 
                        jour, semaine après semaine, mois après 
                        mois, durant de longues années, j'ai pu entrevoir 
                        la technique de l'horreur, j'ai compris comment on pouvait 
                        retourner la nature humaine contre la vie humaine. 
                        J'avançais ainsi, pas à pas, sur la voie 
                        linéaire des découvertes ; c'était, 
                        si on veut, ma méthode heuristique. J'ai vite compris 
                        que les questions de savoir pour qui et pour quoi j'écrivais 
                        ne m'intéressaient pas. Une seule question me travaillait 
                        : qu'avais-je encore en commun avec la littérature 
                        ? Car il était clair qu'une ligne infranchissable 
                        me séparait de la littérature et de ses 
                        idéaux, de son esprit, et cette ligne - comme tant 
                        d'autres choses - s'appelle Auschwitz. Quand on écrit 
                        sur Auschwitz, il faut savoir que, du moins dans un certain 
                        sens, Auschwitz a mis la littérature en suspens. 
                        A propos d'Auschwitz, on ne peut écrire qu'un roman 
                        noir ou, sauf votre respect, un roman-feuilleton dont 
                        l'action commence à Auschwitz et dure jusqu'à 
                        nos jours. Je veux dire par là qu'il ne s'est rien 
                        passé depuis Auschwitz qui ait annulé Auschwitz, 
                        qui ait réfuté Auschwitz. Dans mes écrits, 
                        l'Holocauste n'a jamais pu apparaître au passé. 
                        On dit à mon propos - pour m'en féliciter 
                        ou pour me le reprocher - que je suis l'écrivain 
                        d'un seul thème, l'Holocauste. Je ne trouve rien 
                        à y redire, pourquoi n'accepterais-je pas, avec 
                        quelques réserves, la place qui m'a été 
                        attribuée sur l'étagère idoine des 
                        bibliothèques ? En effet, quel écrivain 
                        aujourd'hui n'est pas un écrivain de l'Holocauste 
                        ? Je veux dire qu'il n'est pas nécessaire de choisir 
                        expressément l'Holocauste comme sujet pour remarquer 
                        la dissonance qui règne depuis des décennies 
                        dans l'art contemporain en Europe. De plus : il n'y a, 
                        à ma connaissance, pas d'art valable ou authentique 
                        où on ne sente pas la cassure qu'on éprouve 
                        en regardant le monde après une nuit de cauchemars, 
                        brisé et perplexe. Je n'ai jamais eu la tentation 
                        de considérer les questions relatives à 
                        l'Holocauste comme un conflit inextricable entre les Allemands 
                        et les Juifs ; je n'ai jamais cru que c'était l'un 
                        des chapitres du martyre juif qui succède logiquement 
                        aux épreuves précédentes ; je n'y 
                        ai jamais vu un déraillement soudain de l'histoire, 
                        un pogrome d'une ampleur plus importante que les autres 
                        ou encore les conditions de la fondation d'un Etat juif. 
                        Dans l'Holocauste, j'ai découvert la condition 
                        humaine, le terminus d'une grande aventure où les 
                        Européens sont arrivés au bout de deux mille 
                        ans de culture et de morale. 
                        A présent il faut réfléchir au moyen 
                        d'aller plus loin. Le problème d'Auschwitz n'est 
                        pas de savoir s'il faut tirer un trait dessus ou non, 
                        si nous devons en garder la mémoire ou plutôt 
                        le jeter dans le tiroir approprié de l'histoire, 
                        s'il faut ériger des monuments aux millions de 
                        victimes et quel doit être ce monument. Le véritable 
                        problème d'Auschwitz est qu'il a eu lieu, et avec 
                        la meilleure ou la plus méchante volonté 
                        du monde, nous ne pouvons rien y changer. En parlant de 
                        " scandale ", le poète hongrois catholique 
                        János Pilinszky a sans doute trouvé la meilleure 
                        dénomination de ce pénible état de 
                        fait ; et par là, il voulait à l'évidence 
                        dire qu'Auschwitz a eu lieu dans la culture chrétienne 
                        et constitue ainsi pour un esprit métaphysique 
                        une plaie ouverte. 
                        D'anciennes prophéties disent que Dieu est mort. 
                        Il ne fait aucun doute, qu'après Auschwitz, nous 
                        sommes restés livrés à nous-mêmes. 
                        Il nous a fallu créer nos valeurs, jour après 
                        jour, par un travail éthique opiniâtre mais 
                        invisible qui finira par produire les valeurs qui donneront 
                        peut-être naissance à la nouvelle culture 
                        européenne. Que l'Académie Suédoise 
                        ait jugé bon de distinguer précisément 
                        mon uvre prouve à mes yeux que l'Europe éprouve 
                        à nouveau le besoin que les survivants d'Auschwitz 
                        et de l'Holocauste lui rappellent l'expérience 
                        qu'ils ont été obligés d'acquérir. 
                        A mes yeux, permettez-moi de le dire, c'est une marque 
                        de courage, voire d'une certaine détermination 
                        ; car on a souhaité me voir venir ici tout en se 
                        doutant de ce que j'allais dire. Mais ce qui a été 
                        révélé à travers la solution 
                        finale et " l'univers concentrationnaire " ne 
                        peut pas prêter à confusion, et la seule 
                        possibilité de survivre, de conserver des forces 
                        créatrices est de découvrir ce point zéro. 
                        Pourquoi cette lucidité ne serait-elle pas fertile 
                        ? Au fond des grandes découvertes, même si 
                        elles se fondent sur des tragédies extrêmes, 
                        réside toujours la plus admirable valeur européenne, 
                        à savoir le frémissement de la liberté 
                        qui confère à notre vie une certaine plus-value, 
                        une certaine richesse en nous faisant prendre conscience 
                        de la réalité de notre existence et de notre 
                        responsabilité envers celle-ci. 
                        C'est pour moi une joie particulière de pouvoir 
                        exprimer ces pensées en hongrois, ma langue maternelle. 
                        Je suis né à Budapest, dans une famille 
                        juive, ma mère était originaire de Kolozsvár 
                        en Transylvanie, mon père, du sud-ouest du Balaton. 
                        Mes grands-parents allumaient encore les bougies le vendredi 
                        soir pour saluer le sabbat, mais ils avaient déjà 
                        changé leur nom pour lui donner une consonance 
                        hongroise et il était naturel pour eux d'avoir 
                        le judaïsme comme religion et de considérer 
                        la Hongrie comme leur patrie. Mes grands-parents maternels 
                        ont trouvé la mort durant l'Holocauste, mes grands-parents 
                        paternels ont été anéantis par le 
                        pouvoir communiste de Rákosi, après que 
                        la maison de retraite des Juifs a été transférée 
                        de Budapest vers la frontière du nord. Il me semble 
                        que cette brève histoire familiale résume 
                        et symbolise à la fois les souffrances récentes 
                        de ce pays. Tout cela m'apprend que le deuil ne recèle 
                        pas que de l'amertume, mais aussi des réserves 
                        morales extraordinaires. Etre juif : je pense qu'aujourd'hui, 
                        c'est redevenu avant tout un devoir moral. Si l'Holocauste 
                        a créé une culture - ce qui est incontestablement 
                        le cas - le but de celle-ci peut être seulement 
                        que la réalité irréparable enfante 
                        spirituellement la réparation, c'est-à-dire 
                        la catharsis. Ce désir a inspiré tout ce 
                        que j'ai jamais réalisé. 
                        Bien que mon discours touche à sa fin, j'avoue 
                        sincèrement que je n'ai toujours pas trouvé 
                        d'équilibre apaisant entre ma vie, mon uvre 
                        et le prix Nobel. Pour l'instant, je ne sens qu'une profonde 
                        reconnaissance - pour l'amour qui m'a sauvé et 
                        me maintient encore en vie. Mais admettons que dans le 
                        parcours à peine visible, la " carrière 
                        ", si j'ose m'exprimer ainsi, qui est la mienne, 
                        il y a quelque chose de troublant, d'absurde ; une chose 
                        qu'on peut difficilement penser sans être tenté 
                        de croire en un ordre surnaturel, une providence, une 
                        justice métaphysique, c'est-à-dire sans 
                        se leurrer, et donc s'engager dans une impasse, se détruire 
                        et perdre le contact profond et douloureux avec les millions 
                        d'êtres qui sont morts et n'ont jamais connu la 
                        miséricorde. Il n'est pas simple d'être une 
                        exception ; et si le sort a fait de nous des exceptions, 
                        il faut se résigner à l'ordre absurde du 
                        hasard qui, pareil aux caprices d'un peloton d'exécution, 
                        règne sur nos vies soumises à des puissances 
                        inhumaines et à de terribles dictatures. 
                        Pourtant, pendant que je préparais ce discours, 
                        il m'est arrivé une chose très étrange 
                        qui, en un certain sens, m'a rendu ma sérénité. 
                        Un jour, j'ai reçu par la poste une grande enveloppe 
                        en papier kraft. Elle m'avait été envoyée 
                        par le directeur du mémorial de Buchenwald, M. 
                        Volkhard Knigge. Il avait joint à ses cordiales 
                        félicitations une autre enveloppe, plus petite, 
                        dont il précisait le contenu, pour le cas où 
                        je n'aurais pas la force de l'affronter. A l'intérieur, 
                        il y avait une copie du registre journalier des détenus 
                        du 18 février 1945. Dans la colonne " Abgänge 
                        ", c'est-à-dire " pertes ", j'ai 
                        appris la mort du détenu numéro soixante-quatre 
                        mille neuf cent vingt et un, Imre Kertész, né 
                        en 1927, juif, ouvrier. Les deux données fausses, 
                        à savoir ma date de naissance et ma profession, 
                        s'expliquent par le fait que lors de leur enregistrement 
                        par l'administration du camp de concentration de Buchenwald, 
                        je m'étais vieilli de deux ans pour ne pas être 
                        mis parmi les enfants et avais prétendu être 
                        ouvrier plutôt que lycéen pour paraître 
                        plus utile. 
                        Je suis donc mort une fois pour pouvoir continuer à 
                        vivre - et c'est peut-être là ma véritable 
                        histoire. Puisque c'est ainsi, je dédie mon uvre 
                        née de la mort de cet enfant aux millions de morts 
                        et à tous ceux qui se souviennent encore de ces 
                        morts. Mais comme en définitive il s'agit de littérature, 
                        d'une littérature qui est aussi, selon l'argumentation 
                        de votre Académie, un acte de témoignage, 
                        peut-être sera-t-elle utile à l'avenir, et 
                        si j'écoutais mon cur, je dirais même 
                        plus : elle servira l'avenir. Car j'ai l'impression qu'en 
                        pensant à l'effet traumatisant d'Auschwitz, je 
                        touche les questions fondamentales de la vitalité 
                        et de la créativité humaines ; et en pensant 
                        ainsi à Auschwitz, d'une manière peut-être 
                        paradoxale, je pense plutôt à l'avenir qu'au 
                        passé. 
                        Traduction: Natalia et Charles Zaremba 
                       
                      © LA FONDATION NOBEL 
                        2002 Les journaux ont l'autorisation générale 
                        de publier ce texte dans n'importe quelle langue après 
                        le 7 décembre 2002 17h30 heure de Stockholm. L'autorisation 
                        de la Fondation est nécessaire pour la publication 
                        dans des périodiques ou dans des livres autrement 
                        qu'en résumé. La mention du copyright ci-dessus 
                        doit accompagner la publication de l'intégralité 
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