Vivance

Elles

Jacques Broda


Deux textes de Jacques Broda, lors de sa participation à un colloque avec Renée Bensoussan
(Textes lus au colloque Mémoire de la Shoah, I.U.F.M, Marseille, 8 Juillet, 2004)
proposé dans le cadre de la rencontre avec Jeanne Bernard, à propos de l'oeuvre d'Imré Kertesz


Vivance

Revenant : l'âme d'un mort, que l'on suppose revenir de l'autre monde. Je n'en reviens pas. Je reviens de loin. De l'actuel de l'horreur, je n'en reviens pas, de l'effacement je n'en reviens pas, de la haine je n'en reviens pas, de la destruction je n'en reviens pas, de la répétition je n'en reviens pas.

Vers toi, je viens, à pas lents.

Je reviens de loin. De la mort dix fois traversée. De la souffrance mille fois déplacées. De l'errance cent mille fois répétées. Je reviens d'un lieu, qui n'en n'est pas un, d'un pays sans nom, et d'un nom sans pays. Je reviens de la survivance, de l'errance et de la vivance.

Vivance.

Viviane. Redouble la vie dans ton nom.

La vie il faut la donner deux fois. Une fois du côté du père, et l'autre de la mère. Mais la vie n'est pas la vie, la vie est la survie, et les enfants de survivants sont des revenants. Pour leurs parents. Pour leurs enfants ils s'obligent à être encore plus vivants.

*

Lorsque Renée Bensoussan, m'a demandé de participer à votre colloque, j'ai dit que j'étais prêt à le faire, à partir de moi-même, de témoigner de l'intérieur, de ce que la Shoah, signifie pour moi aujourd'hui. Je suis né en 1944.

Plus j'avance dans la vie, plus j'avance dans le temps, plus j'avance dans les souvenirs qui n'en sont pas, plus je me rends compte de l'importance décisive, cruciale de la Shoah, non pas comme fait historique, mais comme fait anthropologique.

Une humanité est morte, une humanité survit, une humanité apparaît avec son cortège d'inhumanité. A Marseille, plus qu'ailleurs, peut-être on le sait, il n'est pas que de fantômes tant est prégnante l'idéologie de la haine.

Dans ces humanités qui marchent à tâtons dans la nuit surveillée, il en est, comme moi, qui petits-fils de déportés, ou fils de survivants s'interrogent sur l'être-là-encore, pour vivre ou pour mourir.

Beaucoup d'enfants, de jeunes, d'adolescents, sont morts, sont fous, ou souffrent d'un après-Auschwitz indicible, indécidable quant aux désirs de vivre, lutter, fonder et construire à nouveau, une vie, un monde, où les signifiants de la Shoah, seraient ressaisis par les symboles vivants des futurs d'humanité.

*

La création d'après Auschwitz est là. C'est une création vitale, c'est une création de vivants qui correspondent avec les morts sans sépultures. Nos vies sont des créations, des co-créations, sans dieu, ni maître. L'air que nous respirons est une création, la parole que nous proférons est une création, les enfants que nous aimons sont une re-création incroyable qui perce le réel à l'envers de la mort et retourne le glaive en bouquets de roses.

Je veux vous parler de cette nouvelle humanité qui nous lie au plus profond de nous mêmes, non pas dans un rite commémoratif, mais dans un geste festif, une joie, qui traverse le temps, l'espace. Du four crématoire numéro trois à Marseille, en passant par Drancy en sens inverse cette fois-ci. Rétroversion de l'acte, retour de boomerang, les morts sont morts, et nous sommes encore là.

Il y a les survivants, les témoignants, ils ont dit, ils ont résisté par et dans la création, on organise des colloques avec les écrits de la cendre. Une littérature est née, une langue des camps, le désespéranto, nous livre Christian Bernadac.

*

Je reviens de loin, les témoignages des survivants m'ont aidé à savoir, à vouloir, à pouvoir, à voir. Je vois le monde d'une drôle de façon, comme le dit Paul Celan, j'ai un voile, non pas devant les yeux, mais à l'intérieur des yeux. Un voile dans les plis duquel se diffracte le réel.

 

J'ai survécu aux survivants, et je suis un revenant.

Quand on dit de quelqu'un il revient de loin.

Il vient d'ailleurs.

*

Cet ailleurs je vais tenter de le nommer ici, devant vous, en lisant un texte hommage aux femmes, aux déportées, aux survivantes, aux revenantes.

Hitler et Laval avaient peur que les enfants-survivants se vengent. Comme s'ils n'avaient que ça à faire.

Ils ont décidé d'écrire, de se décrire, de se soigner, car ils souffrent d'un mal étrange. Une maladie de l'âme. Un mal au cœur indicible, tout comme le bonheur d'entendre quelques chants d'ailleurs.

Certes nous revenons de loin, et si je glisse volontairement du 'je' au 'nous', et du 'nous' à 'toi' c'est parce qu'il y a une proximité entre nous. Une étrange familiarité, qui fait de nous les étrangers des proches.

Cette tangence, ce point d'attouchement, ce touché, est fait de mille expériences humaines, poétiques, amoureuses, politiques, mais surtout d'un passage à travers. Trans. Transhumaner, transporter, transborder, transnommer, transférer ici le poids du réel de nos souffrances -espoirs. Le revenant a traversé dix fois la mort. Percé, transpercé, perforé. Il est sous 'perf', non-stop. Un percing bleu sous la lèvre, à l'ombilic du lien, il signe dans son corps, la blessure de l'âme.

C'est un survivant, il en revient plus fort, de cette traversée de la mort-des-langues. Accomplie accompagnée. Jamais seul. Ils ont toujours été là indéfectibles, les ascendants survivants, les descendants espérants, les auteurs, créateurs qui nous ont aidé à traverser l'Hadès.

Nul témoigne pour le témoin, et pourtant si. Je témoigne pour le témoin, que j'ai vu et que je suis, je reviens vers toi, déposer non une bribe de lectures, ni de vies, un éclat de voix, un chant inédit, je reviens sur le lieu du crime, pour y déposer une trace qui n'est pas un drapeau. Surtout pas un drapeau.

Cette trace, est une lettre. C'est la lettre A. Elle termine le texte à lire. A Toi.

*

Ils parlent d'Elles, et partant d'Elles de nous. Nous en venons, en revenons. Et nous sommes différents. Une catégorie en voie d'expansion. Un nouveau genre, dans le genre, une nouvelle espèce. On n'a pas de noms, car nous nous sommes rassemblés, inconnus à nous-mêmes et aux autres. Anonymes et pourtant si proches de nos noms propres. Nous les avons lavés, nous les avons embelli, nous les avons inscrits, nous les lisons sur les murs de Yad Vaschem, ils tapissent le nouveau monde.

Nous revenons de ces noms propres, et ils ne sont plus pareils, ces noms dès lors que nous les disons, ils sont l'écho infini d'un chant infini qui ne renoncera jamais à s'énoncer pour ce qu'il est résistant. Mais le mot ici est trop faible, il trahit ma pensée, nous sommes des résistants de langue, de valeur, d'honneur. Nous sommes plus que des résistants, nous sommes des suppléants, on supplée au manque à être de tous les êtres.

*

Peut-être qu'après ce soir, nous pourrons mieux nous nommer. Je voulais juste en ouvrant à la lecture de ce texte, vous dire, que si je me suis rencontré, je ne me suis pas trouvé. Si je m'aventure avec vous dans les filets du récit, c'est pour offrir des graines au futur. Re-créer d'Auschwitz, une éthique sans appel, sans circonstances atténuantes. Une éthique amoureuse. Une éthique poétique, de la non-identité, du non-lieu, du non-dit.

La Rose Blanche transfigure le nom d'un dieu déchu. Baptême de trop de noms, baptême d'étoiles, baptême d'absences, baptême de langes.

*


Elles


Maintenant, il me faut parler d'Elles. Elles ne sont plus là, ou encore là. Elles sont les quatre sœurs de Sigmund Freud, Rosa à Tréblinka, et Miléna de Kafka.

Déjà là, elles n'ont jamais pu décliner l'espace et le temps de leurs êtres. Il y a eu une cassure, une fêlure, une rupture fondamentale. Ces femmes sont brisées.

Tout au long de ce parcours du combattant, du ghetto, elles sont là, figures ancestrales de la féminité, de la judéité. Impuissantes à savoir qui se transforme en stérilités. Les cadenas ont brisé les chaînes dont les éclats incrustent encore leurs corps.

A l'intérieur, il y a un obus, et dans l'obus un enfant .

*

Elles n'ont pas de noms, ou plutôt si, elles ont mille noms, cent mille noms, dix mille noms. Des noms à coucher dehors : Léa, Rachel, Judith, Myriam, Sara, Esther, Miléna, Yasmina, Rosa, Rosa, Rosa, Mille et une Rosas.

Rosa.

Le numéro, la date du convoi m'échappent, ton âge aussi.

Cousine.

*

Elles sont nos cousines, des bouts de nous, des ancrages féminins dans le flot sanguin des guerres fratricides, génocides, elles tissent linceul et cercueils. Un tel dort dans une lange.

C'est d'elles qu'il nous faut partir pour arriver enfin à nommer la chose dans sa métastase. La cellule qui a infecté le corps était dans la seringue qu'il a planté là.

En plein cœur.

Au centre.

*


Depuis, elles vont. Mendiantes en quête d'humanité, elles cherchent vaguement dans la pénombre un bras sur qui glisser, une jambe sur qui s'appuyer, une lèvre à embrasser.

Non circoncis des lèvres, tu cherches tes mots, qui commencent par A.

Il y a eu Auschwitz-Anémone-Aline.

Une violette encercle la tombe d'un enfant mort-né.

*

Marquée au fer rouge.

Sur la peau du bras de ta mère, mon regard s'est posé un jour.

Il interroge, le ventre en son creux, une boule au ventre.

A l'intérieur, de l'intratoi, dans l'intime de l'intime, jusqu'au plus profond de ton humanité blessée, saccagée, co-existent deux formes d'amour-désir.


*

Celle qui veut, et ne veut pas, celle qui peut et ne peut pas, celle qui dit et ne dit pas, celles qui savent et ne savent pas. Il y a dans le corps de ces femmes un autre manque que le manque à être, un manque à être humaine. L'hymen, n'a plus court pour ce qu'il a été, dans ce passé recomposé, la déportation n'est pas une figure de la mémoire, mais de son effervescence, de son feu.

Les flammes d'Auschwitz brûlent ma bouche, mes baisers enflamment tes lèvres.

Pareilles au fil d'écarlate tes lèvres et ta bouche est belle à voir / Pareille à la tranche de grenade ta joue derrière ton voile.

Pareil à la tour de David ton cou bâti pour des forteresses Les mille boucliers y sont pendus tous les écus des braves.

Tes deux seins pareils à deux faons jumeaux d'une biche Qui vont aux c(h)amps parmi les roses.


*


Tu es l'enfant d'une morte, nous souffle Celan ; dans le chariot serpent ils te transportèrent. Non, ce n'est pas toi, mais aurait pu être toi.

Tu ressens les secousses dans le creux de tes reins. L'amour d'un instant. La parole à peine profanait l'instant.

Dans ce ciel d'Apocalypse ton corps se mêle à d'autres corps, à son corps. Intouché. Intouché parce qu'intouchable. Intouchable parce que touché.

Plaquée, plombée.

Sur la dalle glisse un savon, que chaque femme partagera dans la haine commune : celle d'Auschwitz. Tu y perds ton latin, ou plutôt ton hébreu. Ici, et seulement ici, le yiddish devient la langue universelle, le sang coule entre mots et les mots entrent les gens. Les mots te pénètrent : ce sont des ordres, même les mots d'amour sont des ordres. Personne ne le sait ou ne veut le savoir, le voir ou l'entendre.

C'est en-dessous de nos peaux que se tient la mémoire d'Auschwitz, elle n'est pas inscrite sur le marbre de nos monuments, mais dans le démarbré de nos os. Impitoyables.


*


Elles (m)'ont appris cela, n'en savent rien, et continuent comme des folles à chercher, non pas pas un énigmatique objet a, mais un réel désarroi qui échappe à toute saisie symbolique ou imaginaire. La haine de soi, transfigure la haine de l'autre, et cet enfant y supplée.


*


Elles inaugurent un nouveau monde, une nouvelle amérique, un nouveau continent, un être fait de non-être dans son essence, un être androgyne, mi figue, mi raisin. Fugue de mort. Même la mort, surtout la mort est devenue insensée, inommée, inommable. La mort a changé de qualité, puisque tout être vivant est déjà mort au sous-venir de tous les autres. Personne ne vient prendre la place de personne, puisque de toute façon il n'y a plus personne, et qu'il n'y a jamais eu personne, y compris dans le souvenir. Ceux ne sont pas de vrais souvenirs, mais des souvenirs de souvenirs. Ce ne sont pas des fantômes, mais des êtres déréalisés, dès le départ.

Ce sentiment étrange d'une dépersonnalisation radicale, d'une absence à être l'être de son désir n'est pas une maladie mentale mais une maladie de l'âme. L'âme est maudite, car la malédiction s'est abattue sur ton peuple, sur le peuple.


* *
*


Le peuple, il a dit le peuple. Ton peuple c'est mon peuple. Etre-monde, être peuple, être ensemble, être au monde des absents-présents, et de tout ce qu'ils ont construit, réalisé, lutté surtout.

Lutté. Il a dit lutté. Ils ont donc lutté, ils se sont battus, ils se sont organisés, ils se sont pensés se pensant.

Ils ont lutté. Ils ont perdu les tables de la loi.

La faillite est terrible.

Ils ont perdu l'idée de Dieu.

Et avec Elles, celle de justice.

Un arc, à la main, la flèche du destin perce le parchemin.

Elles ont aimé leurs luttes, elles ont baisé leurs drapeaux, elles ont tissé leurs grenades, dans tous les ghettos et jusqu'à la plaine de Sobibor. Elles ont aimé leurs enfants, elles les ont adoptés, cachés sous leurs jupes singulières, ils poussent dans le noir.


*

Un peuple d'orphelins. Nous sommes orphelins d'orphelins, nos parents l'étaient avant nous. Orphelins de père en fils. Cherchons désespérément un autre, Autre, autre que ce grand Autre, à la figure terrifiante, à nous réfugier dans l'analyse consolante.

Consolation n'est pas réparation et réparation n'est pas symbolisation. Symboliser l'in-symbolisable, l'a-symbolisable, nous renvoie à un impossible, un impensable, un impensé. Pour qu'une chose puisse être pensée il faut qu'elle ait existé comme pensable par chacun. Renvoyée hors du temps et de l'espace dans la psyché de nos ascendants cette chose devient pour chacun une énigme effrayante. Le lieu du non-lieu. L'être du non-être. La forclusion-du-nom-de-tous-les-pères-exterminés.

*

Tu entres en quête, en chasse, d'une telle chose, lieu du non-lieu, du non-dit, du non-su, du non-parlé. Le temps sidéré, s'est arrêté sur une image. C'est toujours une photo, dont on ne parle pas. Elle est là, accrochée au mur, elle tient debout à la force du poignet, et témoigne aux survivants ton existence, qui a précédé toute essence, elle a été elle aussi corps ancestré.


*


Cette chose, cette quête, enquête de visions, a certainement à voir avec l'effroi d'une sexualité adolescente, un effroi sans visage, dont l'absence nous oblige paradoxalement à disparaître en tant que sujet.

Fondus, et enchaînés à la cohorte des désirs sans désirs, nous allons dans le capitalisme triomphant signer un nouvel arrêt de mort à l'être de la lettre. C'est une lettre sans contour, ni syllabe, une lettre qui pose dans la psyché, une empreinte blanche. Alef, bet, guimel ou dalet, cette lettre n'est pas recevable : elle n'a pas d'adresse. C'est une lettre sans adresse, qui contient toutes les adresses vides.

*

Elles attendent, et leurs corps sont devenus, une véritable boîte à lettres, une cage aux folles, où se mêlent toutes les configurations humaines et bestiales que l'on ose imaginer. Elles attendent et espèrent, qu'au matin il y aura une lettre, qui annoncerait son retour. Ton retour. Elles ignorent que le temps s'est arrêté avec le convoi. Et que ceux qui en sont revenus sont éclatés. Elles voudraient en sortir vivantes, aiment et enfantent comme des folles.

*

Eux, ils sont consternés, silencieux, mutiques. A leur tour, ils tentent de rétablir l'équilibre entre la foi et la loi, l'argent et l'amour, Dieu et le vent. Entre leurs doigts graciles, la vie s'échappe, graines de pavot, au goût de cannelle, elle revient se chauffer à côté du poêle, chante, un châle entier sur le dos voûté, une berceuse bleue Chaggal. L'espace d'un instant. L'instant de grâce. Le temps s'est aboli et les morts avec lui. L'espace d'un instant, de grâce. Ils sont là, autour du poêle. Tous. Ils sont tous là autour du poêle. Dans leurs habits du dimanche, du schabbès.

Elles viennent, elles arrivent, elles reviennent, elles sont là. Tante Léa. Esther, et toi, Rivkélé, tu es revenue, tu es là, je te vois, tout le monde est là, toutes lé mondes il ést là. La nappe est dressée, les deux pains tressés. Kiddouch des survivants, des déjà-mortes, des déjà-là, des encore-là. Louise est revenue. Rachel est en route. Pérélé vient. Elle porte des mirabelles. Dans ses cheveux noisettes des amandes, du miel et du nougat. Les bougies illuminent le plafond, les ombres se ressemblent toutes, elles sont plus réelles que leurs corps. Elles n'ont plus de dents. Leurs sourires sont autant d'étincelles. Viens, viens près d'Elles, n'aie pas peur. Elles ne sont pas malades, elles ne sont plus malades. Elles ne seront plus jamais malades. Toi peut-être. Toi tu pourras être toi sans être elles, une branche d'olivier dans la main, tu balaieras l'air d'un air distrait, fredonnant toujours un air de synagogue, une vague mélodie, que tu n'arrêtes pas de chanter en te balançant comme un pantin, ou un psychotique.

Elles sont là, allument les lumières, dansent, chantent. Nattes. Rubans-blancs, rubans-verts, rubans-rouges, rubans-défaits. Tourbillons. Revis la vie d'avant la mort. Danse sur la table, ouvre ton jupon, fend l'air, avale l'alliance. Regarde comme elles sont belles, rondes, rouges, vives, éclatantes de bonheur, de santé, de force, d'énergie, de rires, d'humour ; elles rient d'une manière extrêmement pudique ; se souviennent de tout, de la chambre, du grand-père, des fêtes, surtout de Pourim, et puis surtout, surtoutes assurément, plus près encore de leurs êtres réels elles déclarent l'amour, elles proclament l'amour du Vendredi Soir. Le linge bleu entre les cuisses et plus tard, beaucoup plus tard dans la nuit, sous la neige-aussi-bleue, entre les lèvres. La fiancée du Shabbat, Lekkha Dodi, s'avance ici complètement nue, dans tes yeux ébahis. Tu n'en crois pas tes yeux. Rivés sur son pubis brûle l'alliance. Dans la flamme une tresse se dessine. Danse, proche de toi. Ta bouche frôle sa perle de rosée.

C'est toute une mixité, un métissage, une volupté d'odeurs qui nous a conduit à cet instant incroyable, renaissance, revivance miraculeuse. Preuve sans appel de l'existence de Dieu. Le chant nous y conduit. Le chant des chants. Le Cantique des cantiques. El male rah'amim. Shalom Katz. Survivant. Cantor du bord du lieu. Non-gazé.


* *
*


Ce chant retrouvé, dé-enseveli des monceaux de cadavres, fait de chaque boucle une note, de chaque tresse une clé, et du lobe de l'oreille ton lieu. Il y a trente ans, je le découvrais, et aujourd'hui le redécouvre. Trente ans. Je l'écoute frappant ce texte. Auschwitz, Maïdanek, Tréblinka. Il me portait, en ce temps vers une plaine glacée, à déterrer dans la neige un enfant mort. Image inconsciente, venue à mon esprit lors d'une improvisation théâtrale à thème libre. J'avais choisi ce chant.

Pourquoi ? Pour qui ? Je ne le sais toujours pas. Mais ce dont je suis sûr, c'est que derrière lui, ce chant, se cache, un camp intérieur et une plaine centrale, de neige et terre noire. En son creux. Son trou. Un enfant-mort.

La terre vomit alors un cadavre d'enfant

Qui est-il ? D'où vient-il ? Où va-t-il ? Je le sais, le réchauffe, le transporte, dé-déporte de sa terre fœtale.

*

Je voulais écrire d'Elles, j'écris de moi-au-sort-lié. Il y a des étoiles sans destin, et des destins sans étoile, sang et or. L'anneau nous lie plus que la lettre, il cercle le sens du trou. Il est perforé, troué, transfusé, il avance dans la nuit. La lune éclaire ses pas, il marche sur du plâtre, un poinçon dans la main droite, un coquelicot aux lèvres, il avance tremblant, le long du fleuve, reconnaît Paul Celan, Armand Gatti lui dit : Viens.

Ensemble, ils traversent le port de Marseille, via Arenc. Se retournent brusquement, le chant s'arrête, les rails aussi. Elles les attendent sur le quai, à genoux, elles prient, dans leurs robes blanches, les boulons écrasés sous leurs genoux, elles en reviennent, se redressent, chantent, lèvent leurs jupes, offrent aux regards des cargos, leurs ventres avancées, leurs lèvres annoncées, leurs cuisses silencieuses.

L'enfant les lie, l'enfant les dit, l'enfant les nie.

L'enfant, c'est une fille, petite, promet de s'y tenir, à la condition de lui en laisser le temps et le droit à l'erreur. La faute s'efface, la trace demeure.

*

Un ange veille.

Chaque flocon de neige devient firmament.

Elles déboulonnent les rails, les démontent, en font des échafaudages, creusent avec leurs dents, leurs racines, y découvrent enfin la lettre qu'elles attendaient depuis tant de temps.

A.


* *
*


La boucle est bouclée. Boucle de juif tu ne feras pas de gris. Hier, le 17 Mars 2004, je quittais Marseille, pour Auschwitz. Nous étions quelques uns. Tu étais là. Je le savais, le pressentais. Entre Cracovie et Auschwitz, au détour d'une forêt de bouleaux, je lis ton nom : Zarki. Lieu natal de mon père. Il s'en est sauvé il y a soixante-dix ans. Dix ans après je re-naissais. Pour nous, vivre, dit traverser la mort, plusieurs fois. Le partage des eaux. La Vistule, mer rouge de cendres, a sauvé la vie, a donné la mort dans le même instant, en-ce-presque-même-lieu.

A Auschwitz, j'ai vu des taliths en croix, et à dix-sept heures tournés vers Jérusalem, face au mur en briques rouges du baraquement sans numéro, à cent mètres de la chambre à gaz souterraine vous chantez-murmure un Kaddish collectif.

Cette scène dont je fus témoin-acteur, demeure pour moi un acte surréaliste, une traversée du réel dans un après-coup insangsé. Au fond du lac-linceul, tu reposes.

*

La nuit tombe sur le camp que nous quittons, dans le bus qui nous ramène dans les airs, j'imagine que pour une nuit, une nuit seulement, vous êtes revenus, les hommes aux taliths en croix et vous m'attendez. Il y a mon grand-père, et tous les enfants et petits-enfants, et nous nous embrassons, nous reconnaissons, demandons des nouvelles de la famille. Yankélé, était mon sur-nom, il vient au-dessus du nom, mais ne le recouvre pas, il le découvre. Une femme, voyant les taliths, me demande c'est quoi, ces couvertures ?


*


Nous voici, arrivés au bout du chemin, du texte, de la phrase et bientôt de la ligne. Les mots alignés comme autant de bouts de réels, portent dans leurs êtres, la musique de ma voix. Un texte se lit à haute voix. Il y a trois voix : le silence du camp, le chant de la synagogue, ta voix.

*

 


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Jacques Broda

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